HORTVS ADONIDIS

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(Journal du 24.III.2024) J’ai donc déjeuné tout à l’heure en famille. Onoscélise et mon père étaient venus de Baïes. Comme toujours et dès l’entrée, Hipponaüs nous a fait son grand numéro de séduction. Je ne sais s’il m’a semblé qu’il mettait plus de cœur à l’ouvrage parce qu’il s’attendait à trouver un Antire peu propice à sa personne ou si c’est parce que, m’attendant à ce qu’il s’y attendît, j’étais plus attentif à son jeu et, m’y étant préparé, mieux prévenu de ses virtuosités, qui me paraissent absolument dévastatrices, même (ou peut-être surtout ?) devant les places les plus solidement fortifiées, alors que cette maestria n’est probablement que l’ordinaire de ses façons. Ou bien, peut-être, il est vrai, ce numéro de prodige était-il plutôt destiné à mon père, qu’Hipponaüs a toujours cherché à séduire plus qu’un autre, sans doute parce qu’il a reconnu dans celui-ci le même roué que lui, qui connaît et reconnaît les ruses et les expédients dont il usa lui-même du temps de sa splendeur, par quoi ce madré d’Hipponaüs a bien compris que mon père était celui qui, parmi nous, était le moins facile à berner (et pourtant, Dieu sait que mon père a pu l’être sublimement en quelques occasions, comme lorsqu’il voulut acheter cette maison sur la Côte des Barbaresques, et qu’il la perdit littéralement lors d’un fameux printemps !) L’étrange est qu’Hipponaüs cherche encore à ce point à séduire mon père, maintenant que celui-ci est diminué par la maladie. J’en reviens donc à ma première hypothèse, selon laquelle Hipponaüs n’aurait qu’une contenance, toujours la même, qui serait d’être séducteur et faux en toute occasion, en terre hostile comme en pays conquis. Mais, c’était la bonne surprise de la journée (et sans doute Hipponaüs l’a-t-il remarqué immédiatement, avec son instinct de bête prédatrice), mon père, aujourd’hui, n’avait pas du tout l’air aussi diminué qu’on s’y attendait. Il était même très enjoué, presque vif d’esprit ; du moins participait-il à la conversation avec à propos, quoiqu’il rebondît sur celle-ci plutôt qu’il ne la lançait. Peut-être, après tout, cet Alzheimer que je lui prête, et dont le diagnostic n’est pas formellement posé, n’est-il qu’une élucubration de ma part, une manifestation dans un autre corps que le mien de mon angoisse de la mort, qui a pour forme habituelle la crainte de la maladie. Ma mère pense qu’une dépression nerveuse pourrait très bien avoir diminué mon père intellectuellement. Mon père dépressif ? Mais pourquoi ? À cause de l’âge ? À cause de la distance qui le sépare le plus souvent d’Onoscélise, qui vit à Athènes quand il demeure à Baïes ? Est-ce qu’il s’ennuie ? Il est vrai qu’il n’est plus aussi flamboyant que dans sa jeunesse pour pouvoir encore occuper son temps à tromper sa femme. Je me demande si, un jour, Hipponaüs connaîtra la même amertume. En attendant, je dois reconnaître à ce dernier un art consommé dans la modulation de la voix : il donne à ses intonations une chaleur qui viendrait à bout des froideurs les plus polaires. Et comme je fus vite réchauffé par les vins de Champagne et de Bourgogne, les remparts de glace que j’avais érigés contre lui ont fondu comme neige au soleil. Il m’était plus simple, et comme plus naturel, de me montrer aimable et cordial avec quelqu’un que, pourtant, je trouve profondément détestable et qui, foncièrement, me soulève le cœur. Nous ne sommes pas des hommes, mais des personnages, dont le caractère est dicté par le rôle qui leur est donné dans la pièce. Je reproche à Hipponaüs son hypocrisie, mais, moi aussi, je suis un imposteur. En famille comme à mon travail, au dicastère, je vis en clandestin : je garde jalousement le secret de mes véritables sentiments et suis en permanence dans la crainte d’être découvert. Mes vraies pensées ne sont flatteuses ni pour moi ni pour mon prochain.

 

24.III.2024

24/03/2024, 23:56 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 20.III.2024) Un jour, ma sœur m’a dit que durant sa vingtaine, elle n’envisageait pas la possibilité d’être encore en vie passé quarante ans. Parce que Hiéronymus, son premier amour, lui avait transmis le virus du sida, elle pensait que sa vie serait courte. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Junie a tellement plus de talent que moi pour vivre intensément (si c’est le mot) le temps qui nous est donné. Moi, c’est tout le contraire, j’ai toujours vécu comme si je devais mourir à l’âge canonique de cent cinquante ans. Je remets tout au lendemain, je traîne, je tourne en rond, je fais des détours, je rebrousse chemin, je me perds, je m’arrête en cours, je fais demi-tour et, surtout, je fais étape dès qu’il m’est permis, pour m’adonner à mon activité favorite, qui est de ne rien faire, de me figer dans le cours imperceptible du temps, dans le but, peut-être, de m’entraîner à la mort. Mais il me semble qu’il fallait que ma sœur eût déjà son sens particulier de la vie, pour s’y livrer si entièrement, je veux dire au point de se retrouver dans la situation d’être contaminée par Hiéronymus, qui était notoirement hémophile et manifestement séropositif pour qui savait voir les signes : sa mère, par exemple, avait fini par épouser le médecin de Hiéronymus, et c’était un infectiologue. D’ailleurs, sa cousine, la grande amie des jeunes années de Junie, sachant (ou soupçonnant seulement ? j’ai oublié) que Hiéronymus avait été contaminé lors d’une transfusion sanguine, mettait toute son énergie à détourner ma sœur de ce cousin trop aimé, sombre et dangereux, juvénile et souffreteux, mais qui, sans doute, était aux yeux de ma sœur divinement auréolé des disgrâces d’un destin si funeste. Junie était prévenue, et pourtant, je ne sais comment (est-ce par amour ; est-ce pour avoir été prise dans un courant de la vie trop fort ; ou emportée par une vague d’émotion plus violente ?), elle a succombé aux séductions du danger, elle a apprivoisé la menace et l’a accueillie dans son giron : elle l’a réalisée en s’inoculant le destin d’un autre pour mieux le partager avec lui. Ce n’est pas moi qui ferais un tel sacrifice sur l’autel de l’amour ! Je suis bien trop hypocondriaque pour cela. C’est du moins ce que prétend ma mère. Car j’ai beau vivre comme si j’avais encore cent années devant moi, l’idée de la mort m’occupe constamment la pensée, me venant le plus souvent à l’esprit sous la forme d’une maladie dont je crains d’être affecté. Ces derniers mois (depuis la phlébite de ma mère), mon angoisse s’est particulièrement portée sur mes jambes. Elles se sont mises à me faire souffrir, à peser plus qu’à leur habitude. Il me semblait avoir tous les symptômes de l’insuffisance veineuse. J’avais souvent des crampes à la plante des pieds. Je ressentais comme une pression dans les jambes que je soulageais par des jets d’eau glacée (en plein hiver, c’est un peu rude.) Mais surtout, je craignais la phlébite et l’embolie pulmonaire. Il me semblait parfois sentir physiquement le caillot de sang se déplacer de ma jambe vers les poumons, en passant par le bras (ce qui est pour le moins fantaisiste anatomiquement.) Je me réveillais en sursaut, la nuit, affolé par la sensation de m’étouffer ! À la fin, je me suis fait prescrire une écho-doppler veineux des membres inférieurs. Et depuis que le phlébologue (probablement le médecin le plus antipathique de toute l’Argolide) m’a dit que mes veines fonctionnaient très bien (« Dernière chance pour vous trouver une maladie », a-t-il murmuré vers la fin de l’examen), je suis à peu près guéri, de ce côté-là du moins. Je me demande si les corps sans vie photographiés sous toutes les coutures que je suis amené à voir, au dicastère, dans les procédures de suicides, de découvertes de cadavre et autres morts suspectes, ne finissent pas par me porter sur le système. Dès que je tombe sur une telle procédure, je me jette fiévreusement sur les photos des morts. Je ne crois pas que ce soit par voyeurisme, mais plutôt pour étudier les preuves d’une vérité qui m’échappe encore, où à laquelle je ne veux toujours pas croire, malgré l’évidence. Le passage de vie à trépas n’a vraiment pas l’air d’être une partie de plaisir… Les cous brisé des pendus, leurs langues ; les visages cubistes aux couleurs baconiennes des suicidés par arme à feu, ou les trous dans leurs poitrines ; les traînées d’excréments que laissent derrière eux certains malades que la mort surprend dans leur salle de bain mais à qui elle laisse le temps d’aller se réfugier sur un fauteuil ou sur un lit, quand leurs derniers pas ne les conduisent pas plutôt sur le trône ; les fluides qui s’écoulent par les orifices des cadavres de plusieurs jours ou semaines ; tout cela ne donne vraiment pas envie d’en passer par là. Mais le plus révoltant, le plus incompréhensible, c’est les yeux, les yeux qui restent encore ouverts, et qui ne voient plus rien, qui ne sont plus que des fenêtres donnant sur le néant. Devant ces regards qui n’en sont plus, on fait comme éprouver physiquement l’abyssale matérialité de la disparition. Et je n’y comprends rien. Comment puis-je me sentir si vivant, si engoncé dans ma présence angoissée face à ces photos désolantes, comme la forme que j’ai sous les yeux le fut sans doute parfois elle aussi dans les circonstances de sa vie, et être destiné, quoi que je fasse, à la même inexorable dissolution ? Comment pourrai-je un jour être cette forme sans vie, moi aussi, et ne plus même être là pour me désoler du spectacle de mon cadavre ? Pourtant, pour quelque temps du moins, il y aura encore des yeux dans mes orbites, mais je n’aurai déjà plus une seule larme à verser, plus même sur mon sort. Elles me couleront des oreilles plus tard, verdâtres et pestilentielles. Et parfois, quelqu’un vient prendre des photos. Car on meurt et le monde continue. Les choses demeurent et rien ne cesse de s’agiter autour de la forme qui s’est arrêtée, et que toute présence a désertée. Bientôt, l’absence que le cadavre a fait comme matérialiser pendant quelques jours, le trou que comblent nos chairs inertes n’est plus même un espace. On l’a fait disparaître. L’ordre des choses s’est engouffré dans le vide laissé par le mort. D’autre pieds viendront habiter sa maison et fouler l’endroit d’où son corps a été enlevé. Quelle est la vérité ? À quoi la mort ressemblera-t-elle le plus ? À toi, mon ombre ? à toi qui es sans humeurs, sans sanies, et que même la mer ne saurait emporter ? Où à tous ces cadavres jetés par terre comme des vêtements sales dans une chambre d’adolescent ?

 

20.III.2024

20/03/2024, 23:02 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 19.III.2024) Ma mère a téléphoné tout à l’heure pour me prévenir qu’Onoscélise lui avait proposé de venir à Argos avec mon père, dimanche prochain, pour déjeuner ensemble ; nouvelle dont je conçois une tristesse où je suis encore, ce soir, en écrivant ces lignes. Ce n’est pas la perspective de voir les progrès de la ruine de mon père qui m’attriste, mais la pensée qu’Hipponaüs a toutes les chances d’être là, lui aussi. Je vais devoir faire le funambule, garder l’équilibre entre la froideur des sentiments que m’inspire le mari de ma sœur et le minimum de chaleur qu’il me faudra bien montrer pour ne pas gâcher la réunion familiale. Mais ma tristesse est plus profonde. Elle n’a pas seulement pour cause la perspective de devoir être faux, ni même le danger que court ma sœur avec Hipponaüs. Si Junie est en danger, c’est parce qu’elle ose, c’est parce qu’elle prend des risques, parce qu’elle est beaucoup plus engagée dans la vie que je ne saurais l’être. Ce qui m’attriste, c’est la comparaison de nos deux vies, qui s’impose plus vivement à mon esprit ces temps-ci, à cause des dernières exactions d’Hipponaüs. Dans les repas de famille, Junie a toujours été celle qui est accompagnée ; moi, je suis toujours seul. Elle sait éprouver de grandes joies et de grandes peines. Elle peut se faire incroyablement malmener dans l’espoir de réconciliations aussi euphoriques qu’éphémères. Elle se laisse abuser pour connaître l’énorme soulagement d’être détrompée. Elle se laisse entamer par les duretés du monde, qui sont bien souvent des hommes, pour éprouver la tendreté de son cœur, pour en prévenir l’induration, pour ne pas l’avoir de pierre, comme est le mien. Elle est capable d’aimer un Hipponaüs malgré sa grossièreté, malgré sa vulgarité, malgré sa ridicule ambition de grand complexé, malgré son souci démesuré du regard des autres, comme si son regard à elle pouvait voir au-delà de ce qu’il y a vraiment à voir et trouver autre chose qu’Hipponaüs. Moi, je ne sais à peu près rien faire de tout cela. Pire ! Je me demande si je n’ai pas été le tout premier de ces hommes en qui Junie a su trouver plus qu’il n’y avait vraiment, moi qui l’ai tant malmenée durant mes jeux d’enfant, moi qu’elle idolâtre encore…

 

19.III.2024

19/03/2024, 23:00 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 16.III.2024) Aujourd’hui, la chienne Psaltérion et moi, nous sommes allés à la mer. La journée aurait pu être parfaite, car, avant de partir, j’ai réussi à faire s’afficher un compte rond sur l’écran de la pompe à essence (vingt drachmes exactement), ce qui m’a comblé d’aise, pour ne pas dire de bonheur (qui se loge finalement dans de bien petites choses.) Mais j’ai eu le plus grand mal à trouver un sandwich. L’étal de la boulangerie qui se trouve à côté du dicastère était à peu près vide. Est-ce parce que celle-ci vient d’être rachetée par des sectateurs de Mahom, et que nous sommes en plein milieu de ce mois de ripailles nocturnes qui, on l’oublie trop souvent, sont précédées et suivies d’une stricte diète diurne, probablement pour prévenir l’indigestion ? Quant à la boulangerie qui se trouve non loin de la station d’essence, où l’on trouve habituellement une profusion de sandwiches, elle n’en avait pas un seul non plus : sans doute est-ce parce que le samedi n’est pas un jour travaillé et que cette sorte de repas n’est vendue en ces lieux qu’aux gens des bureaux situés alentour, je ne sais. J’ai dû me contenter d’une espèce de mixture (j’exagère à peine) fourrée dans un pain brioché trouvé dans le premier supermarché venu, car je ne pouvais tout de même pas faire le tour de toutes les boulangeries d’Argos ! Ce fut la seule ombre de cette journée, si je ne compte pas la mienne, bien sûr, projetée sur le sable et dont une eau jalouse tentait de s’emparer pour l’emporter avec elle dans les profondeurs glacées. Je me suis aperçu, en la photographiant, que mon ombre avait l’air plus jeune que je ne suis vraiment. Mais elle coïncide assez avec mon âge de toujours. Il y avait d’ailleurs assez de vent pour soulever mes cheveux et leur donner cet air de désordre que j’associe à la jeunesse, ou à la liberté, qui est, je crois, l’état naturel, ou du moins l’aspiration principale, de cet âge de toujours et que, probablement, je n’ai jamais eu. En sera-t-il de même dans le royaume des ombres ? Est-ce que mourir, ce sera retourner à mon âge véritable ? Autant dire au néant, puisque cet âge, je ne l’ai jamais eu. En attendant, de mon vivant, c’est sans doute pour cela que j’aime tellement aller à la mer : pour le vent et pour cette ombre, qui est mon véritable reflet. « La mer est ton miroir », dit le poète. Dans ce sens, depuis le bord, et en baissant les yeux, comme on ferait les bras, elle est bien mon miroir. J’ai toujours été beaucoup plus un homme des bords et des rives que des plongeons et des grands bains. Je ne sais qu’être sur le point d’être ou de faire quelque chose. Même quand je nage (ce que je n’ai pas fait aujourd’hui, car l’eau était vraiment trop froide), je suis plutôt sur le point de mourir que pleinement occupé à vivre : seulement, il se trouve que le malaise ni la crampe ne surviennent, qui causeraient ma noyade. Mais finalement, je m’en avise, être au bord, ce n’est pas si mal, car la plupart des hommes savent être ou faire pleinement, oui, mais c’est toujours la même chose, et je doute que la déception les effleure souvent. Je suis beaucoup plus frustré que déçu. Mais soyons honnête, c’est bien souvent pour avoir pressenti l’inévitable déception que je ne me donne pas la peine de réaliser la moindre de mes ambitions. Ma frustration n’est qu’une déception anticipée. La chose rêvée me paraît tellement plus vaste que la chose réalisée. Et pourtant cette vastitude n’est sans doute qu’une illusion de vastitude, car c’est par habitude que je l’envisage, et toutes les habitudes ont quelque chose d’étriqué.

 

16.III.2024

16/03/2024, 23:52 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 11.III.2024) Hier soir, au moment de poster sur Facebook l’entrée de mon journal du jour, est apparu ce message : « Votre publication est en cours de traitement. Nous vous informerons quand elle sera prête à être examinée. » L’espace destiné au statut Facebook apparaissait sur mon mur (visible de moi seul), mais sans aucun texte. Je l’ai supprimé. Nouvelle tentative aujourd’hui, pour le même résultat. Mais cette fois, je laisse cette ‘‘page vierge’’ en ligne et attends de voir quand ou si le texte finira par être visible*. Je ne sais s’il s’agit là de représailles de la part de Facebook pour quelque chose que j’aurais écrit de condamnable en ces parages. Si tel est le cas, le texte litigieux ne peut être que le précédent, celui sur l’ajout d’un nouvel article à la constitution française, puisqu’au moment de le poster en ligne, je n’étais pas encore visé par ces représailles. Mais alors, n’est-il pas étrange que ce texte soit toujours lisible, même par les autres internautes, comme j’ai pu le vérifier à partir du compte Facebook que je tiens sous mon véritable nom ? Ou bien peut-être un lecteur malveillant a-t-il dénoncé un autre texte, ou l’esprit général de mon journal, à moins que le problème ne vienne de quelque commentaire laissé ailleurs (mais ils sont si rares…) Dans tous les cas, n’est-il pas étrange que Facebook ne m’ait pas envoyé de message pour me signifier la peine qui m’était infligée et m’expliquer les raisons qui me l’ont value ? Ou s’il s’agit plutôt d’un piratage ? Quelle importance, au fond ? Je me prends à rêver d’une nouvelle vie sans Facebook, où je ne manquerais pas à grand monde, de toutes façons, surtout depuis la mort de Philerme. J’aime y lire quelques auteurs choisis, mais le mode de lecture inhérent à Facebook, très fragmentaire, très éclaté, a pour moi quelque chose de plus en plus angoissant. Même en lisant ces belles plumes, j’ai le sentiment de me disperser. Mais, quand même, ma disgrâce sur Facebook tombe vraiment mal. Je comptais y faire un peu la publicité de Sonnets de guerre et quatorzains de paix, qui est bientôt terminé (j’ai fini la transposition en vers français des cinq sonnets de Rupert Brooke et il me reste encore trois quatorzains à écrire.) Sans doute était-il dit que je serais un poète absolument confidentiel. Ce n’est pas que j’espérais pour cet opuscule plus de cinq ou dix lecteurs. Mais peut-être doit-il finalement n’en avoir pas un seul !

 

11.III.2024

11/03/2024, 23:42 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 10.III.2024) Vendredi, c’était la journée de la femme. Mais ce n’était vraiment pas le jour de ma sœur. Celui d’une occasion manquée, plutôt. Nous nous étions donné rendez-vous au Chêne Vert, mardi 5. Quand je suis arrivé, j’ai trouvé une Junie inhabituellement sans couleur, jusqu’au sens propre : ses vêtements étaient d’un gris complètement sinistre, et aussi larges que ceux d’une adolescente enrobée ou trop belle qui voudrait cacher ses charmes ou ses laideurs ; mais, surtout, elle ne s’était pas maquillée, ce qui est absolument contraire à son usage. Ce n’était pas la Junie que je connais, d’habitude si superlativement femme, qui se trouvait devant moi, mais une ombre de femme, une femme qu’on avait réussi à voiler sans même la couvrir d’un voile. Elle avait beaucoup à me dire, c’est-à-dire à se plaindre, comme toujours, d’Hipponaüs, son mari. Ce n’était pas par choix qu’elle était accoutrée comme je la voyais, mais pour plaire à ce dernier, pour éviter d’éveiller encore un peu plus sa jalousie congénitale. Elle envisageait de profiter du fait qu’Hipponaüs devait aller à l’étranger à la fin de la semaine (vendredi, donc) pour le quitter. Elle voulait rassembler ses affaires, les entreposer chez notre mère, et aller s’installer chez une amie en attendant de pouvoir réinvestir son appartement, qu’elle a mis en location. S’installer chez notre mère lui semblait en effet trop risqué, car lorsqu’Hipponaüs, après une crise de jalousie, avait mis ma sœur à la porte de chez eux, il y a quelques mois, jetant tous ses vêtements dans la rue, sous des trombes d’eau, c’est chez celle-ci que Junie avait trouvé refuge, résignée, puis résolue au divorce, quoique toujours amoureuse. Mais quelques jours plus tard, Hipponaüs avait débarqué chez notre mère et ramené sa femme chez lui. Junie craignait donc que celui-ci, la retrouvant trop facilement, ne réussît à la détourner de nouveau de sa résolution. Autant dire qu’elle voulait se cacher. Depuis plus de dix ans qu’ils sont ensemble, Junie m’a toujours raconté les scènes et les accès de jalousie d’Hipponaüs. Mais ce qu’elle m’a rapporté mardi m’a mis dans une colère noire, et qui me fait encore sentir une boule au ventre au moment où j’écris ces lignes. Non seulement Junie ne peut plus s’habiller comme elle l’entend, mais encore Hipponaüs lui impose-t-il des heures de sortie, au-delà desquelles ma sœur doit être impérativement rentrée chez eux. Il lui interdit de voir certaines amies, qu’il estime avoir mauvaise influence sur elle. Il connaît les mots de passe de ses téléphone et ordinateur, qu’elle n’ose pas changer, de peur qu’il s’en aperçoive et ne lui fasse une nouvelle scène. (Les scènes dont je parle sont de véritables séances de lavage de cerveau, qui peuvent durer des nuits entières : c’est de la pure torture psychologique.) Les jours où Junie ne travaille pas, Hipponaüs rentre déjeuner chez eux, mais c’est pour s’assurer qu’elle est bien à la maison plutôt que pour jouir vraiment de sa compagnie. Pendant les scènes qu’il lui fait, il la traite invariablement de p***, n’ayant jamais accepté que ma sœur ait un passé : à l’en croire, si elle a pu connaître d’autres hommes avant lui, c’est parce qu’elle n’est qu’une p***… À cause d’une affaire dont je ne puis rien dire, Hipponaüs est allé casser la figure à un ami de Junie. Et pire, il a menacé de le faire tuer, ainsi qu’une autre amie, qui était présente au côté de ma sœur au moment de cette affaire. Comme à chaque fois, je réponds à Junie en tâchant de nommer la réalité de ce qu’elle vit, pour lui ouvrir les yeux ; pour lui donner, à tout le moins, quelques armes pour se défendre lors des scènes de jalousie et des séances de lavage de cerveau. Je lui dis qu’elle est sous influence, qu’elle a raison de vouloir quitter Hipponaüs, qu’il est le type même du manipulateur, du harceleur, qu’il s’est déjà rendu coupable d’un nombre effrayant d’infractions, qu’il est plus dangereux qu’elle ne croit et que tout cela pourrait très mal finir. Parfois, je me laisse emporter un peu, mais je le fais alors contre ma sœur, qui me paraît si velléitaire, si bêtement amoureuse. J’arrive à me ressaisir, gagné par la honte de n’être finalement pas si différent d’Hipponaüs lorsque je tente d’imposer mes choix à Junie. Il ne manquerait plus qu’elle quitte un mari abusif sous l’influence d’un frère autoritaire (et lui-même suspect de jalousie, car, même avant le mari, j’ai toujours méprisé les amants de ma sœur.) Mardi soir, néanmoins, le divorce me semblait en bonne voie. Mais le lendemain, j’ai reçu un message de ma sœur dans lequel celle-ci m’annonçait qu’elle avait eu une bonne discussion avec Hipponaüs et qu’il l’avait écoutée. C’était bien la première fois, disait-elle. Il semblait comprendre enfin qui elle était. Elle en avait profité pour lui dire qu’elle irait le dénoncer à la police s’il lui reparlait de ‘‘contrat’’ sur la tête de qui que ce soit. Elle ne pouvait pas le quitter. Elle l’aimait. Elle voulait leur laisser une chance encore. Je ne peux pas dire que je fus étonné par ce message, puisque c’est toujours comme cela que se terminent les bonnes résolutions amoureuses de ma sœur. Mais il m’a tout de même semblé être plus en colère que d’habitude. J’avais cru ma sœur si près du but… Elle m’a téléphoné hier, samedi, pour me dire qu’Hipponaüs était bien allé passer la fin de semaine à l’étranger avec des amis. Elle en avait profité pour aller dîner en ville, vendredi, avec des amies à elle. Elle m’a assuré que c’était grâce à moi, et aux armes que je lui avais données lors de notre conversation, qu’elle avait pu tenir tête à Hipponaüs, et lui dire à quelles conditions elle consentait à rester encore avec lui ! J’étais consterné. Je n’avais pas aidé ma sœur : j’avais été l’un des ressorts du piège d’Hipponaüs, qui fait feu de tout bois, et qui a déjà battu en retraite, évidemment, pour mieux lancer ensuite ses assauts dévastateurs dans la vie de ma sœur. Bien sûr, Junie m’a fait promettre de ne rien dire de tout cela à personne. Je l’ai donc trahie deux fois : non seulement en écrivant ces lignes aujourd’hui, mais en confiant mon inquiétude à mes amies juristes du dicastère, desquelles je voulais savoir si j’avais raison de reconnaître dans les exactions d’Hipponaüs tous les signes d’un mari abusif ou si, au contraire, je me faisais des idées (mu simplement par ma jalousie de frère.) Mes amies m’ont assuré que la violence sur conjoint était parfaitement caractérisée, celle-ci n’étant pas nécessairement physique, mais pouvant être également psychologique ou économique. Cependant, c’était à ma sœur de décider du cours de sa vie. Tout ce que je pouvais faire, c’était l’écouter, la conseiller, l’orienter vers des associations de femmes ou de victimes, si besoin. Dans tous les cas, je ne devais surtout pas la brusquer, ce que je ne fais pas qu’à grand peine. En attendant, je vais devoir continuer à subir Hipponaüs, sans grands efforts d’ailleurs, car c’est un séducteur né. Il est fréquent que je passe avec lui de bons moments, même s’ils sont scandés d’une infinité de détails pénibles qui me rappellent à quel point je le trouve méprisable pour ce qu’il est, et détestable pour ce qu’il fait à ma sœur. Et à ma mère et moi. Car il nous trompe et nous détourne de nos devoirs envers Junie. Il nous rend complices de ses mauvais plans. Il nous plie à ses sales volontés, faisant de nous des hypocrites ou des aveugles, qui tournent le dos quand ils devraient faire face pour mieux voir. À cause de lui, je me trouve aussi contourné que le tronc tors d’un olivier. À la fin je ne sais plus si je le déteste d’être entré dans la vie de Junie ou dans la mienne. Quelque chose en moi me répond que sa vie ou la mienne, c’est tout un ! Mais c’est de nouveau le frère possessif qui parle ici, le frère de la même trempe qu’Hipponaüs, quoique d’une meilleure patine…

 

10.III.2024

10/03/2024, 19:25 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 04.III.2024) Impayables Français. On apprend qu’ils ont inscrit aujourd’hui dans leur constitution le droit à l’interruption volontaire de grossesse. Comme il s’agit de la constitution du peuple français, et non seulement de ses femmes, je me demande si ce droit concerne également les hommes. Un homme aurait-il le droit de faire avorter une grossesse dont il serait la cause, mais dont les termes lui répugneraient ? Probablement pas, car si la femme était d’un autre avis, l’interruption ne serait plus volontaire… Je lis en ligne ceci, que la liberté est garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ; et non pas à l’homme, donc. On ne pourrait pas écrire ‘‘dans l’autre sens’’ l’article 3 du préambule : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droit égaux à ceux de l’homme. » Ou bien il faudrait écrire : « La loi garantit à l’homme, dans presque tous les domaines, des droits égaux à ceux de la femme. » Avec la multiplication des genres, on verra peut-être un jour la constitution s’intéresser au sort des femmes à barbe. J’en plaisante, mais je tiens à préciser que je ne sais trop que penser de l’avortement. Je ne crois pas être contre, quoique sans grande conviction, mais plutôt par habitude, par imprégnation du mauvais air du temps, dont je suis fort, quoi que j’en dise, et malgré mes déplorations continuelles. Pour tout dire, je ne me sens pas très concerné par le sujet. L’avortement me semble appartenir exclusivement au domaine particulièrement moite, voire un peu dégoûtant, des femmes, comme les menstrues, les langes, et même le linge en général, bien que les conditions de la vie moderne et la pauvreté de mon état me contraignent à mettre les mains à ce dernier, ma pauvre mère ayant hélas fini par se trouver des convictions féministes pour ne plus avoir à me servir de lingère. Mais surtout, je me trouve bien chanceux d’être un homme, pour ne pas avoir à m’intéresser trop personnellement ni très concrètement à la question. Et je m’estime plus heureux encore de ne pas avoir assez le goût des femmes pour risquer d’en engrosser une.

 

04.III.2024

04/03/2024, 23:20 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 01.III.2024) Le petit serveur du restaurant dans lequel j’ai déjeuné tout à l’heure avec une grande partie du personnel du catégore était extrêmement charmant. Il ressemblait un peu au personnage de John, interprété par Dermot Mulroney, dans Longtime Companion : même coupe de cheveux et même grâce un peu follette. Il avait l’air de danser entre les tables, tenant entre ses mains nos assiettes en guise de tambourins. Depuis toujours, les serveurs et garçons de café me causent presque autant d’émotions, et même parfois plus, que les skateurs et les garçons décoiffés ou qui ont des épis dans les cheveux. Un garçon de café qui se rendrait en skate à son travail par grand vent serait à mes yeux d’une séduction inégalable. (Mais j’aime aussi beaucoup les garçons coiffeurs, bien soignés, tout proprets, les mains plongées dans mes cheveux, et leurs regards concentrés sur ma tête devenue comme sans visage sous leurs yeux.)

 

01.III.2024

01/03/2024, 23:16 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 16.II.2024) Mon ordinateur étant en panne depuis mercredi, j’écris ces lignes sur ma tablette, à laquelle j’ai connecté souris et clavier. J’accède à mes fichiers en passant par les nuées du cloud. Les fonctionnalités du traitement de texte en ligne n’étant pas exactement les mêmes que celles auxquelles je suis habitué, j’éprouve un grand inconfort, qui confine à l’angoisse. Je suis si désargenté que je dois attendre la fin du mois et le versement de mon misérable traitement pour pouvoir faire réparer la machine, si du moins celle-ci est bien réparable, car rien n’est moins sûr. En attendant, je m’impose le déplaisir de tenir ce journal dans ces conditions, pour rendre compte de l’assemblée générale extraordinaire à laquelle j’ai participé ce soir. La dissolution de la Galerie Fabienne était à l’ordre du jour : nous voulions faire voter par l’assemblée les dernières décisions du conseil d’administration, qui a fait récemment une demande de liquidation judiciaire, l’audience devant le juge étant prévue pour la mi-mars. L’association est en cessation de paiement depuis la fin décembre. Notre dette, qui s’élève à plus de 30000 drachmes, est constituée, outre les factures courantes, de plusieurs loyers impayés ainsi que de notre condamnation à relever notre propriétaire de travaux qu’il a dû réaliser dans le cadre de son litige avec la société propriétaire des murs voisins, soit environ 17000 drachmes, dont le vieux Versutus a fini par exiger le paiement, sans doute réveillé et attiré hors de sa tanière par Stéléchion, le nouveau président de la Galerie Fabienne, qui ne s’est pas montré des plus diplomates avec lui, dois-je dire, même si cela ne change pas grand-chose au fond du problème, qui est que notre association n’est plus viable : nos prochaines subventions ne tomberont pas avant le mois de mai et, en admettant qu’elles suffisent à payer notre dette, il ne nous resterait plus rien pour organiser nos expositions en 2024, ce qui nous ôterait tout espoir de subventions pour 2025. Dans tous les cas, nous n’avons aucun argent pour tenir jusqu’au mois de mai. Je crois même que notre employé n’a pas touché son dernier salaire, ce qui montre à quel point la nouvelle équipe est imprévoyante, qui n’a pas seulement songé à le licencier plus tôt… Lorsque j’étais moi-même le président de la Galerie Fabienne, jusqu’il y a cinq ou six ans, je n’avais qu’une angoisse, c’était d’en être le dernier : car à l’époque, déjà, et même sous Arthénice, la précédente présidente, les signes étaient nombreux de notre extrême fragilité. Que nous ayons duré si longtemps tient finalement du miracle. Il y a encore eu un autre président après moi pendant trois ou quatre ans, puis Stéléchion désormais et depuis un peu plus d’un an, dont l’extrême légèreté n’a fait que tout précipiter. Mais la faute n’incombe pas seulement à Stéléchion de n’avoir jamais réussi à trouver de financements privés pour compléter nos subventions publiques. On parlait de cette nécessité depuis le temps d’Arthénice déjà et, sous ma propre présidence, les fonctionnaires des collectivités territoriales auxquels j’avais affaire me menaçaient assez ouvertement de ne plus nous financer si nous ne franchissions pas à moyen terme cette étape des financements privés. D’ailleurs, je ne crois pas que la diminution de nos subventions publiques doive s’expliquer seulement comme étant la conséquence inévitable des temps heureux (ai-je trouvé, à titre personnel), mais désastreux pour la société, du regretté coronavirus, qui fut le prétexte tout trouvé pour bien des saloperies. Après tout, ces diminutions sont le résultat de délibérations des assemblées territoriales concernées, et non seulement le fruit d’un pur hasard épidémique. Mais le risque personnel d’être le dernier président de la Galerie Fabienne étant définitivement éloigné de moi, grâce à Stéléchion et son prédécesseur, qui me séparent nettement de ce déshonneur, je me suis découvert, ces dernières semaines, une incroyable ardeur pour mettre à mort (mort certes inévitable) notre association moribonde. Je crois pouvoir dire sans me vanter (et il n’y a là rien de glorieux en effet) que j’ai été le principal artisan de la disparition de la Galerie Fabienne. Sans ma réélection au conseil d’administration fin 2023, les membres de cette fine équipe de velléitaires seraient probablement tous encore en train de se demander par quelle folie ils s’étaient embarqués dans cette galère, paralysés qu’ils étaient par l’insoluble question. Je me la suis posée moi aussi, cette question, mais, de mon point de vue, la galère n’était pas tant l’agonie de la Galerie Fabienne que ma situation à moi, venu me joindre inexplicablement à cette équipe de bras cassés et d’indécis congénitaux. Stéléchion m’a trouvé si méritant dans mon travail de fossoyeur qu’il m’a demandé de présenter la situation aux adhérents et de justifier nos décisions lors de l’assemblée générale, qui fut très agitée. Quelqu’un, d’ailleurs, nous a lancé ce mot de fossoyeurs au visage. Tityre, à qui je n’adresse plus la parole depuis que je l’ai mis sur ma liste de personae non gratae, a profité de l’occasion pour verser sur moi tout le fiel qu’il me réservait sans doute depuis notre dernière entrevue. Il a beaucoup été question du sort de notre collection permanente, qui s’est constituée au fil des expositions organisées à la Galerie Fabienne depuis environ quarante ans, les artistes nous donnant ou prêtant une œuvre au terme de leur exposition chez nous. Lorsqu’il était encore temps de vendre quelques-unes de ces œuvres pour nous sauver du désastre, c’était une véritable levée de boucliers : personne n’avait le droit de toucher à ces reliques de notre histoire. Celui qui osait suggérer une telle chose était regardé avec autant d’effroi que s’il avait été un profanateur de tombes. Et maintenant, maintenant qu’il est trop tard, ils n’avaient tous, dans l’assemblée, que ces mots de collection permanente à la bouche pour nous tirer d’affaire. Mais nos archives sont si mal tenues, depuis toujours, que nous ne savons pas, pour la majorité des œuvres, lesquelles nous appartiennent vraiment et lesquelles nous ont seulement été déposées ad nutum, faute de certificats. Quoi qu’il en soit, la poignée d’œuvres que nous savons, sans doute possible, être à nous ne couvrirait pas nos dettes. Et, dans tous les cas, les pièces les plus chères sont la propriété des Fabii, héritiers du fondateur de l’association, qui les ont récupérées dès que nous leur avons annoncé notre situation. Comme il est d’usage dans ce genre de réunion, la masse de ceux qui n’agissent pas, et qui ne sont jamais d’aucune aide, avait les meilleures idées du monde, à les en croire, pour sauver la Galerie Fabienne. Mais quand j’ai rappelé que le conseil d’administration était prêt à remettre sa démission pour qu’une nouvelle équipe se constitue et mette en œuvre ce sauvetage dont nous n’étions pas capables quant à nous, il n’y eut plus personne pour se porter candidat, comme il était prévisible. À la fin, quand il s’est agi de voter, seules deux voix se sont prononcées contre nous, dont celle de Tityre, évidemment. Mais d’où m’est venue cette ardeur ? Était-ce pulsion de mort ? La raison même, j’en suis certain, parlait à travers moi, pendant cette assemblée générale. Mais la vie a-t-elle quelque chose à voir avec la raison ? Nous savons tous, par exemple, que la mort nous attend, au terme du chemin : dans ces conditions, est-ce que la raison ne voudrait pas que nous ne nous donnions pas tant de peine à vivre ? Car c’est tout de même beaucoup de mal pour rien… Pourquoi résister à l’inévitable, semble nous dire la voix de la raison, pourquoi vouloir y surseoir ? Et pourtant, nous ne nous laissons pas mourir, nous tenons tant bien que mal jusqu’à la fin, qui nous semble toujours venir trop tôt. Le défaitisme n’était-il pas la pente d’hommes foncièrement raisonnables, pendant la Seconde Guerre mondiale ? Je me demande quelle espèce de collabo j’aurais pu faire, à l’époque. Un efficace apparemment, et même un assez zélé, peut-être. Avec le temps, quelque chose en moi s’est aigri. Ce n’est pas seulement la mort de ce monde qui m’altère, c’est la conscience, de plus en plus lancinante, d’être, moi aussi, par mes mœurs, par mon caractère, je veux dire par ma faiblesse de caractère, l’une des causes objectives de la fin du monde. Moi, je n’irais jamais mourir pour mon pays, par exemple, comme ils font en Israël, ou comme a fait Rupert Brooke, en son temps, même si l’apollinienne piqûre d’un moustique des îles grecques lui épargna de connaître la sordide réalité de Gallipoli. Nous, la guerre nous est épargnée, mais nous avons à connaître la sordide réalité de cette paix. C’est à peu près ce que je voudrais dire dans Sonnets de guerre et quatorzains de paix, dont voici l’un :

 

Je n’ai pas plus connu la paix que vous fîtes la guerre.

Comme un moustique à vous venu pour mordre dans ce corps

Qui fut d’Albion, dit le poète, un des plus beaux décors,

Vous offrit le trépas (car votre sang ne coula guère

Dans les combats ; il a pourri, loin du feu, loin des cors) ;

On m’a planté dans un sol sec, tel un croc dans la terre,

Dans une terre exsangue, et loin de ce coin d’Angleterre,

Si loin ! qu’un sol enclot, là-bas, au pied d’un olivier.

J’ai poussé là, portant ce nom, le tronc tort, Olivier,

Et l’œil clair, moi aussi, l’œil bleu, comme à vous, comme un ciel,

Mais traversé d’éclats de guerre, œil sec, plein d’un gravier

Fusé des trous d’obus d’un monde atroce et démentiel.

Mon cœur en guerre est induré : tissu cicatriciel,

Froid comme pierre, il ne bat plus, ce cippe calcifié.

 

 

16.II.2024

16/02/2024, 23:44 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 08.II.2024) J’ai voulu regarder hier soir Stranizza d’amuri (Giuseppe Fiorello, 2023) pour me délasser un peu du travail des War Sonnets de Rupert Brooke. Je consacre en effet cette semaine de vacances à transposer ces cinq poèmes en vers français, pour les joindre à cinq quatorzains directement écrits dans ma langue et en faire une plaquette dont le titre devrait être Sonnets de guerre et quatorzains de paix. J’ai l’intention d’autoéditer ensuite cet opuscule pour me familiariser avec le site en ligne via lequel je publierai cette année Le Testament d’Attis. Ces séances de travail me prennent la journée entière et me laissent à peu près sans énergie le soir venu. N’importe quel livre me tombe aussitôt des mains. Je ne savais pas trop dans quoi je m’embarquais en regardant ce film. J’avais simplement vu la bande annonce quelques jours plus tôt, et je m’étais dit que le film me plairait sûrement : de beaux paysages, des cheveux ou des barbes magnifiques, deux beaux ragazzi, et qui tombent amoureux, ç’avait l’air parfait. Le film m’a très vite rappelé Respiro (Emanuele Crialese, 2002) : même environnement, la Sicile dans Stranizza d’amuri, Lampedusa dans l’autre film ; mêmes gens du peuple, qui crient ou parlent fort ; les personnages semblent vivre dehors, au grand air ; les communautés dans lesquelles ils évoluent sont constamment de bonne ou de mauvaise humeur, et paraissent extrêmement soudées : tout ce petit monde vit d’ailleurs les uns sur les autres, ce que représente superlativement cette façon qu’ont les personnages de s’entasser sur leurs véhicules à deux roues, de s’y coller l’un à l’autre. Mais on finit par se rendre compte que la pression sociale, dans ces îles, est extrême, et que celui qui dévie y est affreusement traité. Dans Respiro, Grazia, la mère de famille, qui est une originale, passe pour folle et se voit menacée d’internement. Dans Stranizza d’amuri, Gianni, dont l’homosexualité est notoire, reçoit moqueries et coups. Mais parce que Respiro ‘‘se terminait bien’’, Grazia, après une disparition de plusieurs jours (grâce à l’aide de son fils), refaisant surface (au propre et au figuré) lors de la fête du saint local, en émergeant littéralement de la mer, comme une sainte anadyomène, autour de laquelle toute la communauté, dans une très belle scène, s’assemble de nouveau (bouc émissaire ?) ; le rapprochement que j’en faisais avec Stranizza d’amuri, pendant son visionnage, me faisait m’attendre à une fin heureuse également. J’avais complètement oublié la mention « inspiré d’une histoire vraie » qu’on peut lire dans la bande annonce, et qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille, car les histoires vraies dont s’inspire le cinéma se terminent rarement bien. Je n’étais donc pas du tout préparé à la toute fin du film, qui tient réellement dans les cinq dernières secondes, lesquelles précèdent ces mots sur fond noir : « À Toni et Giorgio, qui ont été tués en Sicile en 1980, parce qu’ils s’aimaient ». On ne voit rien, pendant ces cinq dernières secondes que, garée contre le parapet du pont, la mobylette sur laquelle Gianni et Nino sont venus pour se baigner. Mais on entend les deux coups de feu, et leur écho dans la vaste nature. Cette fin, sans y être préparé, est à vous fendre l’âme. J’en ai fait une insomnie, ce qui ne m’arrive quasi jamais. Ce n’est qu’ensuite, en faisant une rapide recherche en ligne, que j’ai appris que le film était inspiré du double meurtre commis à Giarre, en Sicile, en 1980. Je dois confesser que je n’avais jamais entendu parler de ces meurtres, qui semblent avoir contribué à l’émergence du mouvement homosexuel italien, ai-je lu sur la page Wikipedia consacrée au Giarre murder. Les deux victimes de ce meurtre avaient dix ans d’écart. L’aîné, Giorgio Agatino Giamonna, était âgé de vingt-cinq ans, et le cadet, Antonio Galatola, dit Toni, de quinze ans. Mais dans l’œuvre de fiction inspirée de ce double meurtre, les deux garçons n’ont plus qu’un an d’écart : l’un a seize ans ; l’autre dix-sept. Il me semble que ce changement est une concession faite à l’époque, qui ne plaisante pas avec ces questions d’âge. Sans doute le public n’aurait-il pas pu se sentir aussi touché par le sort de Gianni si celui-ci avait eu vingt-cinq ans : on aurait plutôt vu que, s’il ne méritait certes pas la mort, il était tout de même condamnable, parce qu’il couchait avec un garçon beaucoup plus jeune que lui, et mineur, surtout. Nous, les homosexuels (l’occasion ne m’est pas souvent donnée de dire « nous, les homosexuels » !), maintenant que nous nous sommes assimilés à la société (ou bien que nous nous sommes assimilé la société, en contribuant fort à sa désorganisation, cf. notre dénaturation du mariage*), nous avons oublié que nos mœurs ont longtemps été associées à la pédérastie (elle-même peu distinguée de la pédophilie) et à la prostitution. Désormais, nous faisons la leçon à presque tout le monde, nous prétendons montrer l’exemple, indiquer le chemin de la dissolution, en enseignant le maquillage dans les ateliers drag queen des écoles ou la fluidité du genre dans les collèges et les lycées ; et surtout, nous définissons à notre convenance les nouvelles catégories de criminels, que nous dénonçons parce qu’ils nous déplaisent ou que nous leur déplaisons. Mais nos pères, si j’ose dire, n’avaient pas cet aplomb (et sans doute, à la fois, en avaient-ils infiniment plus, pour vivre dans les conditions qui leur étaient faites), car les criminels, en leur temps, c’étaient eux (c’étaient nous…) Ou du moins passaient-ils pour tels. Parce que nous l’avons oublié, nous sommes devenus implacables, impitoyables envers tous ceux qui ne nous comprennent pas, tous ceux qui ont encore l’audace d’être dégoûtés par nous. Mais est-ce entièrement leur faute, si nous les dégoûtons ? Il me semble qu’ils n’ont pas plus choisi leurs dégoûts que nous n’avons choisi nos goûts. Et je pourrais dire la même chose des pédophiles. Mon intention n’est évidemment pas de défendre ici leur vice épouvantable. Mais à chaque fois qu’il est question d’un pédophile, il y a toujours un moment où je me surprends à le plaindre après l’avoir blâmé : quel malheur, me dis-je, d’être condamné à aimer ce qu’il n’est pas permis d’aimer, et d’être condamné pour cela… Mais dit en ces simples termes, neutres, sans référence à la nature de l’objet aimé, « être condamné à aimer ce qu’il n’est pas permis d’aimer, et être condamné pour cela », c’était exactement notre situation, il n’y a pas si longtemps, à nous, les homosexuels ! Nous devrions nous en souvenir, et en concevoir quelque indulgence envers tout ce qu’il peut y avoir d’attardés et de fossiles autour de nous. Mais cette chose étant dite, je ne voudrais pas donner l’impression qu’il m’aurait échappé que l’homophobie la plus crasse redouble d’assauts dernièrement, concomitamment d’ailleurs à ceux de l’antisémitisme. L’autre jour sur une chaîne de télévision française (car, la France étant l’un des phares du monde, il est toujours intéressant de regarder sa télévision), j’ai entendu le directeur d’un journal hebdomadaire, un jeune homme qui me semble d’ailleurs être plutôt de mon obédience politique, expliquer très sérieusement, et sans contradiction sur le plateau, que les foules des stades de football n’étaient pas homophobes lorsqu’elles criaient « enculés ! » dans les gradins, je ne sais trop à quelle fin, n’étant pas familier de ce sport ni de ces sortes de spectacles (est-ce que c’est une sorte d’encouragement ?) Cet aimable journaleux semble ignorer qu’il en est de l’homophobie comme de l’amour : il n’y a pas plus d’homophobie qu’il y a d’amour : il n’y a que des preuves d’amour et de d’homophobie. Ces preuves sont les paroles et les actes. Nul ne saurait sonder les reins et les cœurs, et chacun peut bien être homophobe s’il lui chante. Ce sont les paroles et les actes qui sont condamnables. Et tous ces amateurs de foot qui, c’est évident, ne sont pas homophobes en criant « enculés ! », crient néanmoins une parole qui, elle, est d’une homophobie parfaitement établie. Au train où vont les choses, je n’arrive pas à distinguer si le sort qui me sera fait dans vingt ans visera plutôt l’enculé (enfin, l’enculeur !) ou le kouffar

 

* Mais sans doute fallait-il que le mariage ne tînt déjà plus très solidement sur ses jambes pour se laisser abattre si facilement par nos assauts (je dis « nous », mais je n’ai qu’une angoisse, c’est que quelqu’un vienne me proposer le mariage ! Et ma grande honte est que personne ne l’ait jamais fait !)

 

08.II.2024

08/02/2024, 23:22 | Lien permanent | Commentaires (0)