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17/04/2024
(Journal du 17.IV.2024) Décidément, je ne comprends vraiment pas mes sœurs. Après les récentes révélations de Junie sur les dernières exactions d’un mari dont elle est éprise, à l’en croire, comme au premier jour (c’était il y a plus de dix ans, tout de même !), voici que Délie me fait au téléphone cette annonce fracassante : avec Ctésiclès, le jeune homme dont elle est éprise depuis environ six mois, elle ira s’installer à la fin de l’année dans la capitale d’un petit royaume de la péninsule arabique ! Ctésiclès se plaindrait en effet de payer trop d’impôts en Grèce, les trois quarts de ses revenus lui étant confisqués d’une manière ou d’une autre. Je ne sais ce qui me heurte le plus de la destination, espèce d’immense centre commercial et parc d’attractions à la fois, ou de la raison invoquée : payer trop d’impôts, ou, plutôt, ne faire aucun mystère de vouloir s’expatrier pour une telle raison, qui me paraît non seulement de mauvais goût, mais moralement douteuse. Délie m’assure pourtant que Ctésiclès est « de bonne famille », ce sont ses mots. Mais peut-on vraiment être ‘‘de bonne famille’’ et, à la fois, avoir des considérations aussi ouvertement crapuleuses ? Peut-être, après tout… La preuve ! Pourtant, Ctésiclès m’avait fait, je crois, une bonne impression, lorsque je le rencontrai pour la première fois, en novembre dernier, quand il avait rejoint Délie venue passer quelques jours chez notre père à Baïes. J’avais aimé sa voix, ou plutôt son élocution, qu’il avait un peu comme celle de Tristan. Mais Délie n’est pas tout à fait folle. Elle n’est certes éprise de Ctésiclès que depuis six mois, mais il y a près de dix ans qu’elle le connaît : depuis l’époque où, étant encore interne en médecine, celui-ci était tombé sous le charme de ma sœur, qui travaillait dans l’université dont il dépendait et qui avait dans ses attributions la gestion administrative des internes, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi. Pendant dix ans, Délie fut indifférente aux manœuvres amoureuses d’un garçon qui, régulièrement, revenait à la charge, et toujours sans succès, sauf après sa dernière tentative. Lors de l’inévitable récit qu’il nous fit de la première rencontre (celles des cœurs, donc, survenue dix ans après celle des masques), celui-ci nous confia avoir alors décidé que la chance qu’il avait voulu tenter encore, quelques semaines plus tôt, serait la toute dernière, et je veux bien croire, maintenant qu’il est parvenu à ses fins, que Ctésiclès croie sincèrement à l’irrévocabilité de la décision qu’il prit ce jour-là : ce fut la dernière, en effet, mais la bonne, puisqu’il y trouva finalement cet amour tant espéré qu’il avait passé des d’années à tenter de faire naître. Mais mes sœurs sont des amoureuses chroniques, et Délie, venant alors de quitter le précédent heureux élu, ne pouvait sans doute pas se concevoir célibataire encore bien longtemps… Ce n’est donc pas avec un parfait inconnu qu’elle s’expatriera bientôt dans le golfe Persique. Les arrières sont assurés. Elle conserve son appartement de Nauplie, déjà loué, je crois, depuis qu’elle vit avec Ctésiclès, qui conserve également le sien, ainsi que son cabinet médical de Mont-Charles, dont il confie la gestion à un collègue de confiance. Le nouveau couple s’est clipsé* il y a peu, afin que Délie puisse obtenir de son ministère une mise en disponibilité à renouvellement illimité (pour suivre son conjoint à l’étranger). Ctésiclès sait déjà dans quelle clinique il exercera ses talents de médecin esthétique et Délie se laisse environ un an pour trouver sur place un travail. De toute façon, si elle devait ne pas en trouver, Ctésiclès gagnera suffisamment d’argent pour subvenir à tous leurs besoins. En attendant leur départ, prévu pour l’automne, je crois, Délie prend des cours d’anglais. Le Clips de Ctésiclès et Délie n’a aucune valeur d’engagement sentimental, m’assure cette dernière, qui est pourtant plus heureuse dans cet amour que dans nulles autres auparavant ! Elle le considère seulement comme un moyen d’assurer la mise en disponibilité illimitée dont elle a besoin pour le cas où leur projet à la gomme arabique ne se passerait pas aussi bien qu’ils l’espèrent et qu’ils auraient à se rapatrier en Grèce. Il me semble que toute la vérité de l’époque tient dans cette parade, aux deux sens du terme, soit l’étalage obscène du cynisme individuel pour se garder à la fois d’une décence commune désormais révolue. Non seulement les couples refusent de se marier, mais encore s’abaissent-ils à contracter, dans le but de faciliter des démarches personnelles purement égoïstes, ce faux mariage qu’est le Clips (initialement conçu pour pallier un peu la précarité sociale des couples homosexuels, qui n’en ont plus que faire, maintenant qu’ils ont obtenu le ‘‘droit au mariage’’ eux aussi, c’est-à-dire son abolition par leur inclusion en son sein déchiré, l’institution abolie les excluant par nature du temps où elle perdurait.) Même moi, le dernier des poètes (je veux dire le plus mauvais d’entre eux), je crois pouvoir justifier mon existence improductive, ma paresse, ma lenteur, mon inadaptation sociale, même, et ma haine du prochain, ou disons du contemporain, par une espèce de fonction sociale, certes quasi révolue elle aussi, presque purement théorique, mais toujours efficiente, même si ce n’est sans doute plus qu’exceptionnellement, qui consiste à écrire parfois quelques vers, non pas seulement pour mon plaisir, ni par désœuvrement, mais pour l’utilité, je ne dis pas de tous, évidemment, mais de quelques-uns, sans doute deux ou trois seulement, qui trouveront parfois, une seule fois peut-être, deux mots dans un hémistiche, dont l’alliance inattendue, éclairante ou simplement heureuse, les transportera, même si ce n’est que le temps de les lire, je ne sais pas où moi-même exactement ; mais ce transport, j’en suis certain, est plus dépaysant, plus enrichissant que tous les voyages touristiques ou que tous les échanges commerciaux de la mondialisation déshumanisante, parce que ce lieu auquel il donne accès est foncièrement un autre monde, soit qu’il soit un monde qui n’est plus, ou qui aurait pu être, ou qui l’aurait dû, ou qui pourrait advenir encore, soit qu’il soit un monde dont le fondement est d’être radicalement autre (ne serait-ce que par la langue), au point de ne pas tenir debout dans la réalité immédiate (intenable dans la langue courante), et se dressant pourtant souverainement dans l’oreille et dans l’esprit grâce au lest des rimes, grâce à l’armature du vers s’ajustant étroitement sur le squelette d’une syntaxe, pourrait-on dire, faite autre dans la langue, mais dans un sens un peu différent de celui de Renaud Camus, autre en tant que seconde, comme on parle de langue seconde, foncièrement différente de celle qui a cours désormais, mais qui fut la première, abolie, oubliée depuis longtemps, pourrait-on croire, tant la nouvelle lui est étrangère, et pourtant retrouvée à travers ses propres détours, ressuscitée per se, c’est-à-dire rendue à sa souveraineté primitive. Et surtout ce transport est infiniment plus vital que la triviale visite d’un site touristique ou que le transit des marchandises d’un continent à l’autre, car il permet la visitation et la transsubstantiation nécessaires à l’être pour être véritablement humain. L’homme n’est pas qu’une masse de muscles et de peau. Il est une chair infusée de verbe et que les mots font palpiter autant que le muscle cardiaque. Pour être plus vaste qu’une bête, l’homme a besoin, lorsqu’il rencontre par exemple une tortue, d’être visité par la lyre qu’elle promet d’être ou qu’elle ne sera jamais. L’homme a besoin, pour ne pas dépérir, de savoir que cette tortue, par la force du verbe, peut se transformer en athlète, même si c’est en athlète de lenteur. Il n’y a que l’homme qui puisse se perdre dans les méandres d’une phrase et retrouver son chemin au rencontre d’un mot bien placé. Mais il en est désormais réduit à se perdre même dans sa nouvelle langue, pourtant toute faite de voies à sens unique. Cette langue est devenue si impuissante que plus personne ne croit sérieusement qu’aucune parole puisse être donnée ni tenue. Comment s’engager, dans ces conditions ? Pourquoi se marier, quand on sait que ce sera pour divorcer dans quelques années ? Les femmes, de nos jours, n’aspirent plus au mariage que pour porter la robe, et les hommes pour s’enivrer pendant le banquet. Supprimez la robe et le banquet : plus de mariage ! Celui-ci permettait pourtant à chacun, même aux gens les plus simples, de participer à la fondation de la société, génération après génération : en fondant une famille. Fonder une famille, c’était modestement renouveler les fondements du monde où l’on avait sa place et dans lequel on préparait celle de ses enfants. Je ne dis pas que les couples ne se forment plus, ni qu’ils ne se reproduisent pas. Mais ils le font sans du tout s’estimer engagés pour la vie. Se marier, désormais, c’est tenter une nouvelle expérience, une parmi d’autres, qu’une existence bien menée se doit de démultiplier. Le trentenaire s’essaie à l’aventure conjugale comme l’étudiant à celle de la colocation : aucun d’entre eux ne peut croire sérieusement que l’aventure se poursuivra jusque dans ses vieux jours. Ils se marient toujours, oui, et deviennent encore des pères ou des mères, mais ils le font au mépris de la sécurité affective la plus élémentaire des enfants, qui risquent à tout moment de voir leur famille anéantie par un caprice des parents. Comment la société pourrait-elle avoir encore quelque stabilité, quand le mariage n’en a plus aucune ? Et surtout, comment pourrait-il y avoir encore quelque respect de l’autorité (grand sujet des chroniqueurs), quand le premier à devoir l’exercer au sein de la cellule sociale primaire, le père de famille, peut se dédire ou être renié à tout moment ? La corruption de la première institution humaine, celle de la langue, fondée dans l’esprit même des hommes et principe de toute forme, et donc de toute autre institution, empêchant que la parole donnée soit tenue, ou même seulement crue, entraîne nécessairement l’effondrement du mariage, fondation de la famille, et donc de la société. Vous ne voulez pas que vos enfants s’entrégorgent ? Vous voulez qu’ils respectent la vie, les adultes, leurs maîtres, les filles, l’autorité, leur propre corps ? Commencez par respecter vos engagements. Tenez votre parole.
* Le Clips, Contrat liant des partenaires sexuels, est l’équivalant hellénique du Pacs français.
17.IV.2024
08/04/2024
(Journal du 08.IV.2024) J’ai découvert par hasard aujourd’hui que la mère d’élève qui avait cru reconnaître son fils dans l’horrible petit personnage obèse que j’avais décrit dans un texte posté sur Facebook en octobre 2021, dont la divulgation en dehors de la sphère de mes ‘‘amis’’ sur le réseau social avait fini par causer mon licenciement, il y a un peu plus de deux ans déjà, vivait en concubinage avec un peintre : non pas un peintre en bâtiment, mais un artiste, du genre de ceux qui réalisent dans les écoles des fresques ‘‘pour le vivre ensemble’’, ai-je appris dans une vidéo en ligne à lui consacrée. Bien que son nom ne me dise rien, je me demande si l’artiste en question n’aurait pas quelque lien webmatique avec la Galerie Fabienne et s’il ne serait donc pas, par ce biais, le chaînon manquant, je veux dire la personne que je n’ai jamais réussi à identifier et qui aurait fait lire le texte fatal, auquel seuls mes ‘‘amis Facebook’’ devaient avoir accès, à une mère pour qui la question du poids était apparemment un sujet très sensible, car je dois dire qu’il m’avait complètement échappé, à l’époque, que son fils pût passer pour gros. Peut-être était-il vaguement enrobé, mais pas assez pour que je m’en fisse la remarque. Ce n’est qu’ensuite (parce que la mère avait cru reconnaître son fils dans le petit personnage obèse) que je m’étais dit, que, peut-être, en effet… En revanche, ce que j’avais bien remarqué, lors d’un rendez-vous au sujet de ce fils particulièrement agité, c’est que la mère avait tout l’air d’une anorexique surmenée, ce qui aurait dû m’alerter, mais comme elle était professeur des écoles, je m’étais dit qu’il n’y avait là rien que de très banal, en tout cas rien d’inquiétant pour moi… Le père n’était pas mal non plus, dans son genre ! C’était un élagueur à dreadlocks, joli garçon d’ailleurs, et qui, un soir, pensant se rendre à un rendez-vous avec le professeur principal de son fils, mais arrivé en retard d’une bonne heure, avait débarqué en plein milieu d’une réunion des ‘‘équipes enseignantes’’, en allant les pieds nus, comme une espèce de hippie, ou comme un sauvage tombé de son arbre ! Pour en revenir à la génitrice, je me rappelle que, lors de notre rencontre pour parler du comportement de son fils, en présence de ce dernier, celle-ci avait fini par s’adresser à lui en mère inquiète, qui ne le comprenait plus, qui ne le reconnaissait pas : il devait se ressaisir, faire des efforts, c’était comme pour ses problèmes de poids, avait-elle dit, il fallait qu’il arrête de manger autant ! Cette histoire de poids m’avait certes étonné, mais la pauvre femme avait l’air tellement femme, elle me semblait si surmenée, il émanait de tout son corps une si grande vibration de tourmente hystérique, comme on ne dit plus guère, que j’avais pris cette remarque pour une manifestation parmi cent autres de la classique névrose des maîtresses d’école et de maison complètement débordées. En réalité, je l’ai compris par la suite, celle-ci ne craignait pas seulement que son fils prît du poids : mais, souffrant en quelque sorte de dysmorphophobie par procuration, comme d’autres font le syndrome de Münchhausen, elle le trouvait réellement trop gros, à tel point que, dans son esprit malade, le personnage grotesque que j’avais imaginé dans mon petit texte lui semblait un portrait fidèle du fruit sainement charnu de ses entrailles de maigre fiévreuse obsessionnelle. Sans doute, avec de tels parents, mon agité d’élève était-il plus à plaindre qu’à blâmer… D’ailleurs, je le trouvais très vif d’esprit, très intelligent, du genre qui s’ennuie pendant les cours parce qu’il comprend et travaille vite, et qui, pour s’occuper, s’amuse à tourmenter ses camarades. Quand j’interrogeais la classe, il voulait répondre à toutes les questions et se moquait volontiers des réponses moins brillantes des autres élèves. Je tentais de lui apprendre à céder la parole ou à garder le silence quand je ne la lui donnais pas, ce dont il concevait une frustration qui confinait à la rage. Tout cela nous mena, lui et moi, dans une espèce de conflit dont je ne savais trop comment me sortir et qui, sans doute, joua son rôle dans la drôle d’interprétation que firent ses parents d’un texte dans lequel il n’était pas du tout question de lui. Mais je crois que je ne lui en veux pas. Après tout, ce n’était qu’un garçon de douze ans. Et puis il avait la passion des chiens, c’est donc qu’il n’était pas mauvais bougre. Je me demande parfois s’il a conscience d’avoir pu être la cause, bien involontaire, de ma mise à mort professionnelle. Probablement non, et c’est tant mieux ! Mais qu’a-t-on pu leur dire, à tous ces enfants, pour expliquer ma disparition soudaine, comme si j’étais vraiment mort brutalement ? Il devait bien y en avoir, dans le lot, qui m’aimaient, et qui ont dû se demander ce qu’il m’était arrivé.
08.IV.2024