HORTVS ADONIDIS

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(Journal du 10.III.2024) Vendredi, c’était la journée de la femme. Mais ce n’était vraiment pas le jour de ma sœur. Celui d’une occasion manquée, plutôt. Nous nous étions donné rendez-vous au Chêne Vert, mardi 5. Quand je suis arrivé, j’ai trouvé une Junie inhabituellement sans couleur, jusqu’au sens propre : ses vêtements étaient gris et amples, comme ceux d’une adolescente enrobée ou trop belle et qui veut cacher ses charmes ou ses laideurs ; et elle ne s’était pas maquillée, ce qui est absolument contraire à son usage. Ce n’était pas la Junie que je connais, d’habitude si superlativement femme, qui se trouvait devant moi, mais une ombre de femme, une femme qu’on avait réussi à voiler sans même la couvrir d’un voile. Elle avait beaucoup à me dire, c’est-à-dire à se plaindre, comme toujours, d’Hipponaüs, son mari. Ce n’était pas par choix qu’elle était accoutrée comme je la voyais, mais pour plaire à ce dernier, pour éviter d’éveiller encore un peu plus sa jalousie congénitale. Elle envisageait de profiter du fait qu’Hipponaüs devait aller à l’étranger à la fin de la semaine (vendredi, donc) pour le quitter. Elle voulait rassembler ses affaires, les entreposer chez ma mère, et aller s’installer chez une amie en attendant de pouvoir réinvestir son appartement, qu’elle a mis en location. S’installer chez ma mère lui semblait trop risqué, car lorsqu’Hipponaüs, après une crise de jalousie, avait mis ma sœur à la porte de chez eux, jetant tous ses vêtements dans la rue, sous des trombes d’eau, c’est chez notre mère que Junie avait trouvé refuge, résignée, puis résolue au divorce, quoique toujours amoureuse. Mais quelques jours plus tard, Hipponaüs avait débarqué chez ma mère et ramené sa femme chez lui. Junie craignait donc qu’il ne réussît à la détourner de nouveau de sa résolution. Depuis plus de dix ans qu’ils sont ensemble, Junie m’a toujours raconté les scènes et les accès de jalousie d’Hipponaüs. Mais ce qu’elle m’a rapporté mardi m’a mis dans une colère noire, et qui me fait encore sentir une boule au ventre au moment où j’écris ces lignes. Non seulement Junie ne peut plus s’habiller comme elle l’entend, mais encore Hipponaüs lui impose-t-il des heures de sortie, au-delà desquelles elle doit être impérativement rentrée chez eux. Il lui interdit de voir certaines amies, qu’il estime avoir mauvaise influence sur elle. Il connaît les mots de passe de ses téléphone et ordinateur, qu’elle n’ose pas changer, de peur qu’il s’en aperçoive et ne lui fasse une nouvelle scène. (Les scènes dont je parle sont de véritables séances de lavage de cerveau, qui peuvent durer des nuits entières : c’est de la pure torture psychologique.) Les jours où elle ne travaille pas, Hipponaüs rentre déjeuner chez eux, pour s’assurer qu’elle est bien à la maison plutôt que pour jouir vraiment de sa compagnie. Pendant les scènes qu’il lui fait, il la traite invariablement de p***, n’ayant jamais accepté que ma sœur ait un passé : à l’en croire, si elle a pu connaître d’autres hommes avant lui, c’est parce qu’elle n’est qu’une p***… À cause d’une affaire dont je ne puis rien dire, Hipponaüs est allé casser la gueule d’un ami de Junie. Et pire, il a menacé de le faire tuer, ainsi qu’une autre amie, qui était présente au côté de ma sœur au moment de cette affaire. Comme à chaque fois, je réponds à Junie en tâchant de nommer la réalité de ce qu’elle vit, pour lui ouvrir les yeux ; pour lui donner, à tout le moins, quelques armes pour se défendre lors des scènes de jalousie et des séances de lavage de cerveau. Je lui dis qu’elle est sous influence, qu’elle a raison de vouloir quitter Hipponaüs, qu’il est le type même du harceleur, qu’il s’est déjà rendu coupable d’un nombre effrayant d’infractions, qu’il est plus dangereux qu’elle ne croit et que tout cela pourrait très mal finir. Parfois, je me laisse emporter un peu, mais contre ma sœur, qui me paraît si velléitaire, si bêtement amoureuse. J’arrive à me ressaisir, gagné par la honte de n’être finalement pas si différent d’Hipponaüs en tentant d’imposer mes choix à Junie. Il ne manquerait plus qu’elle quitte un mari abusif sous l’influence d’un frère autoritaire (et lui-même suspect de jalousie, car, même avant le mari, j’ai toujours méprisé les amants de ma sœur.) Mardi soir, néanmoins, le divorce me semblait en bonne voie. Mais le lendemain, j’ai reçu un message de ma sœur dans lequel celle-ci m’annonçait qu’elle avait eu une bonne discussion avec Hipponaüs et qu’il l’avait écoutée. C’était bien la première fois. Il semblait comprendre enfin qui elle était. Elle en avait profité pour lui dire qu’elle irait le dénoncer à la police s’il lui reparlait de ‘‘contrat’’ sur la tête de qui que ce soit. Elle ne pouvait pas le quitter. Elle l’aimait. Elle voulait leur laisser une chance encore. Je ne peux pas dire que je fus étonné par ce message, puisque c’est toujours comme cela que se terminent les bonnes résolutions amoureuses de ma sœur. Mais il m’a tout de même semblé être plus en colère que d’habitude. J’avais cru ma sœur si près du but… Elle m’a téléphoné hier, samedi, pour me dire qu’Hipponaüs était bien allé passer la fin de semaine à l’étranger avec des amis. Elle en avait profité pour aller dîner en ville, vendredi, avec des amies à elle. Elle m’a assuré que c’était grâce à moi, et aux armes que je lui avais données lors de notre conversation, qu’elle avait pu tenir tête à Hipponaüs, et lui dire à quelles conditions elle consentait à rester encore avec lui ! J’étais consterné. Je n’avais pas aidé ma sœur : j’avais été l’un des rouages du piège d’Hipponaüs, qui fait feu de tout bois, et qui a déjà battu en retraite, évidemment, pour mieux lancer ensuite ses assauts dévastateurs dans la vie de ma sœur. Bien sûr, ma sœur m’a fait promettre de ne rien dire de tout cela à personne. Je l’ai donc trahie deux fois : non seulement en écrivant ces lignes aujourd’hui, mais en confiant mon inquiétude à mes amies juristes du dicastère, desquelles je voulais savoir si j’avais raison de reconnaître dans les exactions d’Hipponaüs tous les signes d’un mari abusif ou si, au contraire, je me faisais des idées (mu simplement par ma jalousie de frère.) Mes amies m’ont assuré que la violence sur conjoint était parfaitement caractérisée, celle-ci n’étant pas nécessairement physique, mais pouvant être également psychologique ou économique. Cependant, c’était à ma sœur de décider du cours de sa vie. Tout ce que je pouvais faire, c’était l’écouter, la conseiller, l’orienter vers des associations de femmes ou de victimes, si besoin. Dans tous les cas, je ne devais surtout pas la brusquer, ce que je ne fais pas qu’à grand peine. En attendant, je vais devoir continuer à subir Hipponaüs, sans grands efforts d’ailleurs, car c’est un séducteur né. Il est fréquent que je passe avec lui de bons moments, même s’ils sont scandés d’une infinité de détails pénibles qui me rappellent à quel point je le trouve méprisable pour ce qu’il est, et détestable pour ce qu’il fait à ma sœur. Et à ma mère et moi. Car il nous trompe et nous détourne de nos devoirs envers Junie. Il nous rend complices de ses mauvais plans. Il nous plie à ses sales volontés, faisant de nous des hypocrites ou des aveugles, qui tournent le dos quand ils devraient faire face pour mieux voir. À cause de lui, je me trouve aussi contourné que le tronc tors d’un olivier. À la fin je ne sais plus si je le déteste d’être entré dans la vie de Junie ou dans la mienne. Quelque chose en moi me répond que sa vie ou la mienne, c’est tout un ! Mais c’est de nouveau le frère possessif qui parle ici, le frère de la même trempe qu’Hipponaüs, quoique d’une patine plus élégante…

 

10.III.2024

10/03/2024, 19:25 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 04.III.2024) Impayables Français. On apprend qu’ils ont inscrit aujourd’hui dans leur constitution le droit à l’interruption volontaire de grossesse. Comme il s’agit de la constitution du peuple français, et non seulement de ses femmes, je me demande si ce droit concerne également les hommes. Un homme aurait-il le droit de faire avorter une grossesse dont il serait la cause, mais dont les termes lui répugneraient ? Probablement pas, car si la femme était d’un autre avis, l’interruption ne serait plus volontaire… Je lis en ligne ceci, que la liberté est garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ; et non pas à l’homme, donc. On ne pourrait pas écrire ‘‘dans l’autre sens’’ l’article 3 du préambule : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droit égaux à ceux de l’homme. » Ou bien il faudrait écrire : « La loi garantit à l’homme, dans presque tous les domaines, des droits égaux à ceux de la femme. » Avec la multiplication des genres, on verra peut-être un jour la constitution s’intéresser au sort des femmes à barbe. J’en plaisante, mais je tiens à préciser que je ne sais trop que penser de l’avortement. Je ne crois pas être contre, quoique sans grande conviction, mais plutôt par habitude, par imprégnation du mauvais air du temps, dont je suis fort, quoi que j’en dise, et malgré mes déplorations continuelles. Pour tout dire, je ne me sens pas très concerné par le sujet. L’avortement me semble appartenir exclusivement au domaine particulièrement moite, voire un peu dégoûtant, des femmes, comme les menstrues, les langes, et même le linge en général, bien que les conditions de la vie moderne et la pauvreté de mon état me contraignent à mettre les mains à ce dernier, ma pauvre mère ayant hélas fini par se trouver des convictions féministes pour ne plus avoir à me servir de lingère. Mais surtout, je me trouve bien chanceux d’être un homme, pour ne pas avoir à m’intéresser trop personnellement ni très concrètement à la question. Et je m’estime plus heureux encore de ne pas avoir assez le goût des femmes pour risquer d’en engrosser une.

 

04.III.2024

04/03/2024, 23:20 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 01.III.2024) Le petit serveur du restaurant dans lequel j’ai déjeuné tout à l’heure avec une grande partie du personnel du catégore était extrêmement charmant. Il ressemblait un peu au personnage de John, interprété par Dermot Mulroney, dans Longtime Companion : même coupe de cheveux et même grâce un peu follette. Il avait l’air de danser entre les tables, tenant entre ses mains nos assiettes en guise de tambourins. Depuis toujours, les serveurs et garçons de café me causent presque autant d’émotions, et même parfois plus, que les skateurs et les garçons décoiffés ou qui ont des épis dans les cheveux. Un garçon de café qui se rendrait en skate à son travail par grand vent serait à mes yeux d’une séduction inégalable. (Mais j’aime aussi beaucoup les garçons coiffeurs, bien soignés, tout proprets, les mains plongées dans mes cheveux, et leurs regards concentrés sur ma tête devenue comme sans visage sous leurs yeux.)

 

01.III.2024

01/03/2024, 23:16 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 16.II.2024) Mon ordinateur étant en panne depuis mercredi, j’écris ces lignes sur ma tablette, à laquelle j’ai connecté souris et clavier. J’accède à mes fichiers en passant par les nuées du cloud. Les fonctionnalités du traitement de texte en ligne n’étant pas exactement les mêmes que celles auxquelles je suis habitué, j’éprouve un grand inconfort, qui confine à l’angoisse. Je suis si désargenté que je dois attendre la fin du mois et le versement de mon misérable traitement pour pouvoir faire réparer la machine, si du moins celle-ci est bien réparable, car rien n’est moins sûr. En attendant, je m’impose le déplaisir de tenir ce journal dans ces conditions, pour rendre compte de l’assemblée générale extraordinaire à laquelle j’ai participé ce soir. La dissolution de la Galerie Fabienne était à l’ordre du jour : nous voulions faire voter par l’assemblée les dernières décisions du conseil d’administration, qui a fait récemment une demande de liquidation judiciaire, l’audience devant le juge étant prévue pour la mi-mars. L’association est en cessation de paiement depuis la fin décembre. Notre dette, qui s’élève à plus de 30000 drachmes, est constituée, outre les factures courantes, de plusieurs loyers impayés ainsi que de notre condamnation à relever notre propriétaire de travaux qu’il a dû réaliser dans le cadre de son litige avec la société propriétaire des murs voisins, soit environ 17000 drachmes, dont le vieux Versutus a fini par exiger le paiement, sans doute réveillé et attiré hors de sa tanière par Stéléchion, le nouveau président de la Galerie Fabienne, qui ne s’est pas montré des plus diplomates avec lui, dois-je dire, même si cela ne change pas grand-chose au fond du problème, qui est que notre association n’est plus viable : nos prochaines subventions ne tomberont pas avant le mois de mai et, en admettant qu’elles suffisent à payer notre dette, il ne nous resterait plus rien pour organiser nos expositions en 2024, ce qui nous ôterait tout espoir de subventions pour 2025. Dans tous les cas, nous n’avons aucun argent pour tenir jusqu’au mois de mai. Je crois même que notre employé n’a pas touché son dernier salaire, ce qui montre à quel point la nouvelle équipe est imprévoyante, qui n’a pas seulement songé à le licencier plus tôt… Lorsque j’étais moi-même le président de la Galerie Fabienne, jusqu’il y a cinq ou six ans, je n’avais qu’une angoisse, c’était d’en être le dernier : car à l’époque, déjà, et même sous Arthénice, la précédente présidente, les signes étaient nombreux de notre extrême fragilité. Que nous ayons duré si longtemps tient finalement du miracle. Il y a encore eu un autre président après moi pendant trois ou quatre ans, puis Stéléchion désormais et depuis un peu plus d’un an, dont l’extrême légèreté n’a fait que tout précipiter. Mais la faute n’incombe pas seulement à Stéléchion de n’avoir jamais réussi à trouver de financements privés pour compléter nos subventions publiques. On parlait de cette nécessité depuis le temps d’Arthénice déjà et, sous ma propre présidence, les fonctionnaires des collectivités territoriales auxquels j’avais affaire me menaçaient assez ouvertement de ne plus nous financer si nous ne franchissions pas à moyen terme cette étape des financements privés. D’ailleurs, je ne crois pas que la diminution de nos subventions publiques doive s’expliquer seulement comme étant la conséquence inévitable des temps heureux (ai-je trouvé, à titre personnel), mais désastreux pour la société, du regretté coronavirus, qui fut le prétexte tout trouvé pour bien des saloperies. Après tout, ces diminutions sont le résultat de délibérations des assemblées territoriales concernées, et non seulement le fruit d’un pur hasard épidémique. Mais le risque personnel d’être le dernier président de la Galerie Fabienne étant définitivement éloigné de moi, grâce à Stéléchion et son prédécesseur, qui me séparent nettement de ce déshonneur, je me suis découvert, ces dernières semaines, une incroyable ardeur pour mettre à mort (mort certes inévitable) notre association moribonde. Je crois pouvoir dire sans me vanter (et il n’y a là rien de glorieux en effet) que j’ai été le principal artisan de la disparition de la Galerie Fabienne. Sans ma réélection au conseil d’administration fin 2023, les membres de cette fine équipe de velléitaires seraient probablement tous encore en train de se demander par quelle folie ils s’étaient embarqués dans cette galère, paralysés qu’ils étaient par l’insoluble question. Je me la suis posée moi aussi, cette question, mais, de mon point de vue, la galère n’était pas tant l’agonie de la Galerie Fabienne que ma situation à moi, venu me joindre inexplicablement à cette équipe de bras cassés et d’indécis congénitaux. Stéléchion m’a trouvé si méritant dans mon travail de fossoyeur qu’il m’a demandé de présenter la situation aux adhérents et de justifier nos décisions lors de l’assemblée générale, qui fut très agitée. Quelqu’un, d’ailleurs, nous a lancé ce mot de fossoyeurs au visage. Tityre, à qui je n’adresse plus la parole depuis que je l’ai mis sur ma liste de personae non gratae, a profité de l’occasion pour verser sur moi tout le fiel qu’il me réservait sans doute depuis notre dernière entrevue. Il a beaucoup été question du sort de notre collection permanente, qui s’est constituée au fil des expositions organisées à la Galerie Fabienne depuis environ quarante ans, les artistes nous donnant ou prêtant une œuvre au terme de leur exposition chez nous. Lorsqu’il était encore temps de vendre quelques-unes de ces œuvres pour nous sauver du désastre, c’était une véritable levée de boucliers : personne n’avait le droit de toucher à ces reliques de notre histoire. Celui qui osait suggérer une telle chose était regardé avec autant d’effroi que s’il avait été un profanateur de tombes. Et maintenant, maintenant qu’il est trop tard, ils n’avaient tous, dans l’assemblée, que ces mots de collection permanente à la bouche pour nous tirer d’affaire. Mais nos archives sont si mal tenues, depuis toujours, que nous ne savons pas, pour la majorité des œuvres, lesquelles nous appartiennent vraiment et lesquelles nous ont seulement été déposées ad nutum, faute de certificats. Quoi qu’il en soit, la poignée d’œuvres que nous savons, sans doute possible, être à nous ne couvrirait pas nos dettes. Et, dans tous les cas, les pièces les plus chères sont la propriété des Fabii, héritiers du fondateur de l’association, qui les ont récupérées dès que nous leur avons annoncé notre situation. Comme il est d’usage dans ce genre de réunion, la masse de ceux qui n’agissent pas, et qui ne sont jamais d’aucune aide, avait les meilleures idées du monde, à les en croire, pour sauver la Galerie Fabienne. Mais quand j’ai rappelé que le conseil d’administration était prêt à remettre sa démission pour qu’une nouvelle équipe se constitue et mette en œuvre ce sauvetage dont nous n’étions pas capables quant à nous, il n’y eut plus personne pour se porter candidat, comme il était prévisible. À la fin, quand il s’est agi de voter, seules deux voix se sont prononcées contre nous, dont celle de Tityre, évidemment. Mais d’où m’est venue cette ardeur ? Était-ce pulsion de mort ? La raison même, j’en suis certain, parlait à travers moi, pendant cette assemblée générale. Mais la vie a-t-elle quelque chose à voir avec la raison ? Nous savons tous, par exemple, que la mort nous attend, au terme du chemin : dans ces conditions, est-ce que la raison ne voudrait pas que nous ne nous donnions pas tant de peine à vivre ? Car c’est tout de même beaucoup de mal pour rien… Pourquoi résister à l’inévitable, semble nous dire la voix de la raison, pourquoi vouloir y surseoir ? Et pourtant, nous ne nous laissons pas mourir, nous tenons tant bien que mal jusqu’à la fin, qui nous semble toujours venir trop tôt. Le défaitisme n’était-il pas la pente d’hommes foncièrement raisonnables, pendant la Seconde Guerre mondiale ? Je me demande quelle espèce de collabo j’aurais pu faire, à l’époque. Un efficace apparemment, et même un assez zélé, peut-être. Avec le temps, quelque chose en moi s’est aigri. Ce n’est pas seulement la mort de ce monde qui m’altère, c’est la conscience, de plus en plus lancinante, d’être, moi aussi, par mes mœurs, par mon caractère, je veux dire par ma faiblesse de caractère, l’une des causes objectives de la fin du monde. Moi, je n’irais jamais mourir pour mon pays, par exemple, comme ils font en Israël, ou comme a fait Rupert Brooke, en son temps, même si l’apollinienne piqûre d’un moustique des îles grecques lui épargna de connaître la sordide réalité de Gallipoli. Nous, la guerre nous est épargnée, mais nous avons à connaître la sordide réalité de cette paix. C’est à peu près ce que je voudrais dire dans Sonnets de guerre et quatorzains de paix, dont voici l’un :

 

Je n’ai pas plus connu la paix que vous fîtes la guerre.

Comme un moustique à vous venu pour mordre dans ce corps

Qui fut d’Albion, dit le poète, un des plus beaux décors,

Vous offrit le trépas (car votre sang ne coula guère

Dans les combats ; il a pourri, loin du feu, loin des cors) ;

On m’a planté dans un sol sec, tel un croc dans la terre,

Dans une terre exsangue, et loin de ce coin d’Angleterre,

Si loin ! qu’un sol enclot, là-bas, au pied d’un olivier.

J’ai poussé là, portant ce nom, le tronc tort, Olivier,

Et l’œil clair, moi aussi, l’œil bleu, comme à vous, comme un ciel,

Mais traversé d’éclats de guerre, œil sec, plein d’un gravier

Fusé des trous d’obus d’un monde atroce et démentiel.

Mon cœur en guerre est induré : tissu cicatriciel,

Froid comme pierre, il ne bat plus, ce cippe calcifié.

 

 

16.II.2024

16/02/2024, 23:44 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 08.II.2024) J’ai voulu regarder hier soir Stranizza d’amuri (Giuseppe Fiorello, 2023) pour me délasser un peu du travail des War Sonnets de Rupert Brooke. Je consacre en effet cette semaine de vacances à transposer ces cinq poèmes en vers français, pour les joindre à cinq quatorzains directement écrits dans ma langue et en faire une plaquette dont le titre devrait être Sonnets de guerre et quatorzains de paix. J’ai l’intention d’autoéditer ensuite cet opuscule pour me familiariser avec le site en ligne via lequel je publierai cette année Le Testament d’Attis. Ces séances de travail me prennent la journée entière et me laissent à peu près sans énergie le soir venu. N’importe quel livre me tombe aussitôt des mains. Je ne savais pas trop dans quoi je m’embarquais en regardant ce film. J’avais simplement vu la bande annonce quelques jours plus tôt, et je m’étais dit que le film me plairait sûrement : de beaux paysages, des cheveux ou des barbes magnifiques, deux beaux ragazzi, et qui tombent amoureux, ç’avait l’air parfait. Le film m’a très vite rappelé Respiro (Emanuele Crialese, 2002) : même environnement, la Sicile dans Stranizza d’amuri, Lampedusa dans l’autre film ; mêmes gens du peuple, qui crient ou parlent fort ; les personnages semblent vivre dehors, au grand air ; les communautés dans lesquelles ils évoluent sont constamment de bonne ou de mauvaise humeur, et paraissent extrêmement soudées : tout ce petit monde vit d’ailleurs les uns sur les autres, ce que représente superlativement cette façon qu’ont les personnages de s’entasser sur leurs véhicules à deux roues, de s’y coller l’un à l’autre. Mais on finit par se rendre compte que la pression sociale, dans ces îles, est extrême, et que celui qui dévie y est affreusement traité. Dans Respiro, Grazia, la mère de famille, qui est une originale, passe pour folle et se voit menacée d’internement. Dans Stranizza d’amuri, Gianni, dont l’homosexualité est notoire, reçoit moqueries et coups. Mais parce que Respiro ‘‘se terminait bien’’, Grazia, après une disparition de plusieurs jours (grâce à l’aide de son fils), refaisant surface (au propre et au figuré) lors de la fête du saint local, en émergeant littéralement de la mer, comme une sainte anadyomène, autour de laquelle toute la communauté, dans une très belle scène, s’assemble de nouveau (bouc émissaire ?) ; le rapprochement que j’en faisais avec Stranizza d’amuri, pendant son visionnage, me faisait m’attendre à une fin heureuse également. J’avais complètement oublié la mention « inspiré d’une histoire vraie » qu’on peut lire dans la bande annonce, et qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille, car les histoires vraies dont s’inspire le cinéma se terminent rarement bien. Je n’étais donc pas du tout préparé à la toute fin du film, qui tient réellement dans les cinq dernières secondes, lesquelles précèdent ces mots sur fond noir : « À Toni et Giorgio, qui ont été tués en Sicile en 1980, parce qu’ils s’aimaient ». On ne voit rien, pendant ces cinq dernières secondes que, garée contre le parapet du pont, la mobylette sur laquelle Gianni et Nino sont venus pour se baigner. Mais on entend les deux coups de feu, et leur écho dans la vaste nature. Cette fin, sans y être préparé, est à vous fendre l’âme. J’en ai fait une insomnie, ce qui ne m’arrive quasi jamais. Ce n’est qu’ensuite, en faisant une rapide recherche en ligne, que j’ai appris que le film était inspiré du double meurtre commis à Giarre, en Sicile, en 1980. Je dois confesser que je n’avais jamais entendu parler de ces meurtres, qui semblent avoir contribué à l’émergence du mouvement homosexuel italien, ai-je lu sur la page Wikipedia consacrée au Giarre murder. Les deux victimes de ce meurtre avaient dix ans d’écart. L’aîné, Giorgio Agatino Giamonna, était âgé de vingt-cinq ans, et le cadet, Antonio Galatola, dit Toni, de quinze ans. Mais dans l’œuvre de fiction inspirée de ce double meurtre, les deux garçons n’ont plus qu’un an d’écart : l’un a seize ans ; l’autre dix-sept. Il me semble que ce changement est une concession faite à l’époque, qui ne plaisante pas avec ces questions d’âge. Sans doute le public n’aurait-il pas pu se sentir aussi touché par le sort de Gianni si celui-ci avait eu vingt-cinq ans : on aurait plutôt vu que, s’il ne méritait certes pas la mort, il était tout de même condamnable, parce qu’il couchait avec un garçon beaucoup plus jeune que lui, et mineur, surtout. Nous, les homosexuels (l’occasion ne m’est pas souvent donnée de dire « nous, les homosexuels » !), maintenant que nous nous sommes assimilés à la société (ou bien que nous nous sommes assimilé la société, en contribuant fort à sa désorganisation, cf. notre dénaturation du mariage*), nous avons oublié que nos mœurs ont longtemps été associées à la pédérastie (elle-même peu distinguée de la pédophilie) et à la prostitution. Désormais, nous faisons la leçon à presque tout le monde, nous prétendons montrer l’exemple, indiquer le chemin de la dissolution, en enseignant le maquillage dans les ateliers drag queen des écoles ou la fluidité du genre dans les collèges et les lycées ; et surtout, nous définissons à notre convenance les nouvelles catégories de criminels, que nous dénonçons parce qu’ils nous déplaisent ou que nous leur déplaisons. Mais nos pères, si j’ose dire, n’avaient pas cet aplomb (et sans doute, à la fois, en avaient-ils infiniment plus, pour vivre dans les conditions qui leur étaient faites), car les criminels, en leur temps, c’étaient eux (c’étaient nous…) Ou du moins passaient-ils pour tels. Parce que nous l’avons oublié, nous sommes devenus implacables, impitoyables envers tous ceux qui ne nous comprennent pas, tous ceux qui ont encore l’audace d’être dégoûtés par nous. Mais est-ce entièrement leur faute, si nous les dégoûtons ? Il me semble qu’ils n’ont pas plus choisi leurs dégoûts que nous n’avons choisi nos goûts. Et je pourrais dire la même chose des pédophiles. Mon intention n’est évidemment pas de défendre ici leur vice épouvantable. Mais à chaque fois qu’il est question d’un pédophile, il y a toujours un moment où je me surprends à le plaindre après l’avoir blâmé : quel malheur, me dis-je, d’être condamné à aimer ce qu’il n’est pas permis d’aimer, et d’être condamné pour cela… Mais dit en ces simples termes, neutres, sans référence à la nature de l’objet aimé, « être condamné à aimer ce qu’il n’est pas permis d’aimer, et être condamné pour cela », c’était exactement notre situation, il n’y a pas si longtemps, à nous, les homosexuels ! Nous devrions nous en souvenir, et en concevoir quelque indulgence envers tout ce qu’il peut y avoir d’attardés et de fossiles autour de nous. Mais cette chose étant dite, je ne voudrais pas donner l’impression qu’il m’aurait échappé que l’homophobie la plus crasse redouble d’assauts dernièrement, concomitamment d’ailleurs à ceux de l’antisémitisme. L’autre jour sur une chaîne de télévision française (car, la France étant l’un des phares du monde, il est toujours intéressant de regarder sa télévision), j’ai entendu le directeur d’un journal hebdomadaire, un jeune homme qui me semble d’ailleurs être plutôt de mon obédience politique, expliquer très sérieusement, et sans contradiction sur le plateau, que les foules des stades de football n’étaient pas homophobes lorsqu’elles criaient « enculés ! » dans les gradins, je ne sais trop à quelle fin, n’étant pas familier de ce sport ni de ces sortes de spectacles (est-ce que c’est une sorte d’encouragement ?) Cet aimable journaleux semble ignorer qu’il en est de l’homophobie comme de l’amour : il n’y a pas plus d’homophobie qu’il y a d’amour : il n’y a que des preuves d’amour et de d’homophobie. Ces preuves sont les paroles et les actes. Nul ne saurait sonder les reins et les cœurs, et chacun peut bien être homophobe s’il lui chante. Ce sont les paroles et les actes qui sont condamnables. Et tous ces amateurs de foot qui, c’est évident, ne sont pas homophobes en criant « enculés ! », crient néanmoins une parole qui, elle, est d’une homophobie parfaitement établie. Au train où vont les choses, je n’arrive pas à distinguer si le sort qui me sera fait dans vingt ans visera plutôt l’enculé (enfin, l’enculeur !) ou le kouffar

 

* Mais sans doute fallait-il que le mariage ne tînt déjà plus très solidement sur ses jambes pour se laisser abattre si facilement par nos assauts (je dis « nous », mais je n’ai qu’une angoisse, c’est que quelqu’un vienne me proposer le mariage ! Et ma grande honte est que personne ne l’ait jamais fait !)

 

08.II.2024

08/02/2024, 23:22 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 31.I.2024) Je suis allé voir aujourd’hui La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer. J’étais étonné que le film fût projeté ce soir uniquement. Je n’en ai compris la raison qu’en faisant la queue pour acheter mon billet, quand un monsieur s’est excusé de passer devant les gens parce qu’il était l’organisateur de la projection, et qu’il voulait voir comment se passait l’encaissement, disait-il : la séance avait été organisée à l’initiative d’une banque coopérative de fonctionnaires, dont beaucoup de membres sont des professeurs. J’en ai d’ailleurs reconnu plusieurs dans le public. Comment faire un film sur Auschwitz après le Shoah de Lanzmann ? Mais surtout, comment pourrait-on représenter Auschwitz et prétendre être fidèle à sa réalité indicible sans commettre un mensonge et tomber aussitôt dans l’indécence et l’obscénité ? Il est probablement impossible de représenter ce que fut Auschwitz ‘‘au présent’’, comme hors-champ absolu du monde ; comme espace, pour quelques-uns, pour quelques semaines, de la vie devenue autre chose que la vie ; comme lieu, pour tous, des derniers instants les pires qu’on puisse concevoir. Auschwitz est trop éloigné de nos réalités. On ne peut guère qu’en représenter ce qui l’a précédé, comme dans La Conférence (Die Wannseekonferenz, Matti Geschonneck, 2022), ou en faire parler les témoins, après coup, comme dans Shoah. Glazer choisit quant à lui de n’en faire voir que l’un des à-côtés, où les bruits d’Auschwitz ne parviennent aux oreilles des personnages, et donc à nous, le public, que de loin. Ce parti pris est fidèle à la réalité : il montre à quel point Auschwitz est éloigné de ce que pourraient soutenir nos regards et concevoir nos imaginations. Mais surtout, pour ne pas tomber dans l’indécence et l’obscénité de l’impossible réalisme d’un décor, d’une image qui prétendraient reconstituer Auschwitz, le réalisateur a décidé de filmer l’indécence et l’obscénité de la vie d’une famille (celle du commandant du camp, Rudolf Höss) installée aux portes d’Auschwitz comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait rien à voir, rien à entendre de ce qui se passe à côté, dans le camp. Aux portes de l’enfer, il y a le paradis : le véritable paradis, celui d’une nature exubérante, où le père se promène à cheval avec le fils aîné, où la famille peut trouver, pour ses baignades dominicales, un locus amœnus digne des Bucoliques ; mais aussi, le paradis en carton-pâte, reconstitué, faux, celui du jardin de Hedwig Höss, avec sa ridicule petite piscine, carrée, sans profondeur, sans mouvement, avec ses alignements de plantations, sans âme, et d’un goût absolument petit-bourgeois, c’est-à-dire absolument conforme au nôtre, je veux dire à celui de notre époque et qui a majoritairement cours sous nos latitudes : un jardin de banlieue pavillonnaire. Il m’a semblé que le film était le miroir de ce qui se passait dans la salle de cinéma. Pendant que, à l’écran, tout près d’hommes qui mouraient de faim, des gens simples et monstrueux mangeaient à leur faim, des spectateurs regardaient eux aussi ce spectacle en mangeant du pop-corn. Car, pendant une bonne partie de la séance, le fond sonore du film, d’une importance capitale, était doublé d’un autre bruit de fond, celui de quelque chose qui semblait croustiller : c’était la mastication des bouches professorales autour de moi. Mais je savais déjà qu’il se mastiquait du chewing-gum ou s’improvisaient des pique-niques à Auschwitz. Alors pourquoi pas du pop-corn devant Shoah ? J’étais dérangé par ma colère, et, à la fois, je la sentais aussi déplacée que ces profs à pop-corn ou que cette famille installée de l’autre côté du mur d’enceinte d’Auschwitz. Le film ne traitait pas seulement de l’Auschwitz d’alors, mais de celui d’aujourd’hui : on voyait parfois à l’écran le personnel polonais de la famille Höss s’affairer dans la maison ou le jardin, puis, à un autre moment, des Polonaises d’aujourd’hui nettoyer les larges baies vitrées d’Auschwitz transformé en parc d’attraction pour touristes mémoriels. Tous ces touristes (qu’on ne voit pas à l’écran, eux non plus ; trop obscènes), mais qui ne font que passer à Auschwitz, entre deux autres visites du voyage organisé, quand tellement de Juifs y firent quant à eux leur dernière étape, sont aussi déplacés que la vie de famille des Höss, ces pionniers allemands installés en Pologne pour agrandir le Lebensraum, sur les lieux mêmes de la dernière déportation de leurs victimes (dont ils pillent les effets personnels pour leur propre usage) ; ou que des professeurs d’aujourd’hui, allant assister à la projection de La Zone d’intérêt comme à un spectacle, et qui pillent la mémoire des massacrés d’Auschwitz pour leur divertissement d’un soir, assaisonné de friandises. Finalement, ce film est aussi le miroir du monde actuel. La différence est-elle si grande entre cette famille nazie et nous, les chanceux, qui vivons dans ce paradis de parc d’attraction entièrement raisonné selon des conceptions industrielles et concentrationnaires, comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait pas des hommes qui se font égorger au coin de la rue, comme si des femmes enceintes juives n’étaient pas encore éventrées de l’autre côté du mur Méditerranée, des enfants juifs assassinés, des vieillards juifs assassinés, des femmes juives violées, des hommes juifs énucléés et, tous, assassinés ? Comme si toute la bande de Gaza n’était pas toujours, en ce moment, un camp pour les otages qui y sont détenus, où le malheureux qui réussit à échapper à ses ravisseurs leur est immédiatement remis par d’autres habitants de Gaza, des kapos qu’on appelle des civils, et qui donnent à lire à leurs enfants, dans les écoles, une littérature d’une teneur comparable à celle qu’on servait aux jeunesses hitlériennes ?

 

31.I.2024

31/01/2024, 23:52 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 21.I.2024) Mon père et sa femme, venus déjeuner chez ma mère dimanche dernier, nous avaient proposé de venir à Baïes le dimanche suivant. C’était donc aujourd’hui. Nous avons déjeuné dans un restaurant dont le serveur, après s’être fait attendre un peu, nous a accueilli en expliquant que la vieille cliente qui se trouvait quelques tables plus loin avait la maladie d’Alzheimer, raison pour laquelle passer commande lui prenait tant de temps. Mon père n’a pas semblé se formaliser de la succulente gaffe qu’on lui servait dès l’entrée. Mais peut-être ne se souvenait-il plus qu’il avait lui aussi, selon toute vraisemblance, la maladie d’Alzheimer. Je dis selon toute vraisemblance, car aucun diagnostic n’a encore été rendu, mon père ne se rendant pas de bonne grâce à ses différents rendez-vous médicaux et refusant de subir la ponction lombaire qui serait nécessaire, je crois, pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une autre maladie. Mais ma sœur et moi reconnaissons bien l’Alzheimer, que notre grand-mère avait elle aussi. Comme elle en son temps, notre père a déjà beaucoup changé, même s’il a l’air d’une personne normale tant qu’il reste assis derrière une table à l’heure du déjeuner ; d’une personne normale, mais qui n’est pas du tout celle que nous avons connue, de notre enfance jusque naguère encore. Toute la passion qui caractérisait mon père semble évaporée. Par exemple, il ne reste plus rien de sa passion politique, et c’est tant mieux, car mon père était un authentique communiste, absolument au premier degré. J’ai conservé dans ma bibliothèque de vieilles éditions scolaires de Corneille et Racine que, déjà, il avait toutes barbouillées du nom de Mao. La passion amoureuse semble également avoir déserté cet homme qui, dans mon enfance, pouvait avoir à la fois trois ou quatre femmes sur le feu, ce qui nous demandait, à Junie et moi, de grands efforts pour ne pas le trahir, sans le vouloir, devant l’une ou l’autre de ses conquêtes, qui étaient de toutes les sortes : il en avait de belles, de laides ; des grosses, des minces ; des petites et des grandes ; des distinguées et des populeuses ; et deux ou trois folles furieuses, mais qui toutes sentaient bon. Toute violence semble également l’avoir quitté, et l’on peine à croire que c’est le même homme qui a pu concevoir, il y a trente-cinq ans, de poignarder sa deuxième femme, la mère de ma sœur Délie. Il ne lui reste apparemment qu’une grande bonne humeur et, par moments, une douceur un peu grave, et presque inquiète, qui ne lui ressemble pas du tout. J’aurais aimé avoir un père tel que lui ! Pourtant, tous ces changements ne sont pas ce qui m’affecte le plus en ce moment. Ces temps-ci, je suis beaucoup plus inquiet de ceux qui s’annoncent au dicastère pour bientôt. La petite bande dont je suis risque en effet de changer un peu de physionomie, et cette perspective me chagrine : Clétère doit quitter le Dicastère à la fin du mois pour une autre administration. Leucothée, dont je partage le bureau avec Chrémyle, risque bientôt de changer de service, même si elle devrait rester à l’étage du Catégore. Et, surtout, Cléonice, ma préférée, cherche, elle aussi, à se faire recruter ailleurs, pour un meilleur salaire. Je n’ai jamais eu d’aussi bonne entente avec un groupe de personnes qu’au dicastère d’Argos. Il n’y a qu’en Allemagne, lorsque j’étais adolescent, que j’ai pu connaître, mais deux semaines par ans seulement, quelque chose comme cela, avec les autres lycéens germanistes qui étaient envoyés avec moi outre-Rhin, comme disent les Français. J’ai l’impression de connaître aujourd’hui, et tous les jours de chaque semaine, les joies futiles, les conversations riantes, les commérages complices, propres à cette vie lycéenne pour laquelle j’étais si peu fait lorsque j’en avais l’âge. Et puis j’aime ces jeunes femmes bien habillées, bien coiffées, bien maquillées, qui papillonnent gaiement de bureaux en bureaux. Parmi elles, je me donne l’illusion d’être une fleur qui n’a pas encore fané.

 

21.I.2024

21/01/2024, 21:12 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 14.I.2024) Dans les douzains LIII et LIV du Testament d’Attis, je parlais déjà du secours des teen movies et autres coming-of-age stories pour m’aider à traverser les périodes de mélancolie :

 

                               LIII

Parce qu’au plus profond j’avais ce vague à l’âme,

C’était non seulement mon précaire calame

Mais les livres aussi qui me tombaient des mains.

Pendant des jours entiers, comme un mort sous la lame,

Je laissais dans son lit mon pauvre corps humain,

Ne faisant plus que tout remettre au lendemain.

Pour occuper un peu ma paresse maligne,

Je regardais parfois des vidéos en ligne.

J’ai toujours consolé dans l’œuvre de fiction,

Surtout, le plus souvent, de facture bénigne,

Le lamentable effet de la malédiction

Qui me refait toujours sombrer dans l’affliction.

 

                               LIV

Je prise dans ces films les jeunes personnages

Malmenés en leurs jours. J’aime qu’ils soient d’un âge

Où l’âme se découvre et s’éveillent les sens,

Comme lorsque je fus livré à mon carnage,

Il y a si longtemps, pendant l’adolescence,

Et que fut une mort ma seconde naissance.

Il me semble revivre, en voyant ces histoires,

Les heures de jadis, encore aléatoires,

Où tout était possible et, dans cette anamnèse,

Espérer de nouveau trouver l’échappatoire.

Durant cette période, un film, titré Genèse* et **,

Plus qu’un autre a produit cette étrange synthèse.

 

Pour que le baume ait quelque efficacité, il est essentiel que les personnages soient encore de jeunes gens, comme le Guillaume de Genèse. C’est parce que les accès de mélancolie sont causés par cet enfant qui croupit dans les eaux noires du cul de basse-fosse dans lequel nos efforts pour devenir des hommes l’ont enfermé. Toutes les blessures que nous nous faisons dans la vie nous renvoient à la première, à celle de notre première mort, quand il nous a fallu tuer l’enfant que nous étions pour devenir des adultes. L’adolescence est cet âge terrible où pèse encore sur chacun le danger de devenir poète, c’est-à-dire de rester un enfant dans le corps d’un adulte. La plupart des hommes sont des massacreurs sans scrupules, qui s’épanouissent sur le charnier de leurs premières années. Quelques autres sont incommodés par l’odeur ; ou plutôt, ils en sont entêtés, enivrés ; la tête leur tourne, très au sens propre : ils regardent toujours en arrière, en trébuchent, tombent parfois, ou s’arrêtent carrément ; certains, paraît-il, deviennent véritablement des poètes. Nous sommes tous, même les massacreurs, hantés par cet enfant plus ou moins mort, plus ou moins vif, selon que nous avons plus ou moins de remords après nos massacres ou de nostalgie pour le pays dont nous nous sommes exilés, qui était une époque, un âge. Quand je regarde ces films, ces séries, ce n’est pas moi qui suis derrière mes yeux, c’est l’enfant, c’est Attis, émasculé, saignant encore, toujours vivant. Il se reconnaît dans les personnages qu’il aperçoit sur l’écran : il se voit vivre encore. — En réalité, le véritable malheur n’est pas de toujours retomber dans l’affliction, mais de s’en consoler avec des produits culturels conçus pour aliéner les hommes. Moi aussi, je tombe dans ce piège.

 

* Note du Testament d’Attis :

De Philippe Lesage, un auteur québécois.

Dans ce film, Cupidon tire de son carquois

Et plante dans les cœurs de trois tout jeunes gens

Les flèches d’un amour fatal dès qu’émergeant.

** De tous les mauvais vers qu’il m’ait été donné d’écrire, celui-ci est probablement l’un des pires.

14.I.2024

14/01/2024, 19:25 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 13.I.2024) Que dire de la semaine qui vient de s’écouler ? Que m’en reste-t-il ? L’hiver, le froid sont épuisants. Je déteste me réveiller quand il fait encore nuit. Pourtant, je me lève à sept heures et demie tous les matins, du lundi au vendredi, parce qu’il me faut une bonne heure en tout pour me donner une apparence humaine, à quoi s’ajoute le temps pour me nourrir. Je ne suis pourtant qu’à cinq minutes à pied du dicastère, où je commence mon travail à neuf heures. Sans doute la vie me serait-elle plus légère si je laissais mes chairs graviter librement à ce cadavre dans lequel je ne les vois guère se donner la peine de dissimuler un peu l’impatience qu’elles ont de se dissoudre. Mais je ne sais pourquoi je ne me résous pas encore à montrer à des gens dont, le plus souvent, le jugement m’indiffère la tête d’un déterré. Une conversation m’a particulièrement accablé, pendant l’une des pauses méridiennes, quand ça s’est mis à parler de lecture. Apparemment, les gens ont si peu d’imagination qu’ils tombent tous d’accord pour dire qu’il faut avoir l’esprit particulièrement tordu pour inventer l’intrigue d’un roman policier ou d’un thriller. Quelqu’un était tout fier de n’aller jamais voir l’adaptation d’un livre au cinéma, parce qu’il préférait se faire ses propres images. Beaucoup pourraient dire, comme Montesquieu, qu’ils n’ont jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé, car ils lisent des romans feel-good lorsqu’ils n’ont pas le moral. Mais moi aussi, quand j’ai le moral au plus bas, je vais me réfugier dans le visionnage de films pour adolescents. Je suis tout à fait capable de me passionner pour des séries comme Young Royals, Heart Stopper et même Agenda (au diable ma dignité !), ou, dans un genre moins feel-good, Skin et Euphoria. Je crois même pouvoir dire que c’est grâce à la version norvégienne de Skam (la version originale, la meilleure) que j’ai pu surmonter l’épreuve de mon licenciement. Si j’en avais eu les moyens, je serais parti en voyage, pour me laver par le dépaysement de l’injure qui m’était faite. Mais certains jours, c’est à peine si j’arrivais à sortir de mon lit. Pourtant, en regardant Skam depuis ce lit, l’ordinateur sur les genoux, comme le personnage d’Isak regardant Romeo + Juliet, je me retrouvais en Norvège, et parfaitement dépaysé par des mœurs qui me semblaient incroyablement différentes des nôtres. Et la blancheur des peaux, des lumières, des décors et des regards, propre aux pays nordiques et à la jeunesse, était comme une éclaircie, qui me ramenait à la vie. Les saisons 2 et 3 sont de petits chefs-d’œuvre dans leur genre, même si tout cela est idéologiquement d’une parfaite orthodoxie. Mais l’art officiel peut très bien produire des chefs-d’œuvre. L’Énéide est un fameux exemple. J’aime par-dessus tout dans Skam la place qui est faite aux regards et aux silences. Les personnages, seuls, dans leurs chambres, lisant en silence les messages qui leurs sont envoyés, y répondant avec mille hésitations, vivent à leur petite échelle de véritables tragédies : tragédies sans prononcer un mot, sans monologues, sans didascalies, tragédies pures, pourrait-on dire. Mais tragédies par sms, dont le texte défile à l’écran. Cet instrument de malheur qu’est le téléphone portable devient l’occasion de beaux plans, tout palpitants de silence, de regards penchés et de lumière bleue. Les amours de William et Noora, d’Isak et Even me paraissent aussi inoubliables que celles de Roméo et Juliette ou d’Alban de Bricoule et Serge Souplier. La jeune fille idéaliste au regard incroyablement pur est comme un verre en cristal tintant fragilement contre le cœur de pierre (du moins en apparence) de l’implacable jeune homme. Quant à Isak, si quintessentiellement garçon avec ses casquettes et ses capuches, mais versant une larme ou perdu dans ses pensées après le visionnage de Romeo + Juliet, qu’il a regardé parce qu’Even, dont il est épris, aime le cinéma de Baz Luhrmann, il me paraît être une incarnation de ce qu’il peut y avoir d’heureux, malgré tout, dans la modernité, lorsqu’il découvre et accepte qu’il y a de la fragilité, des larmes, de la tendresse au cœur même de la virilité : celles du cœur, précisément, et tout particulièrement du cœur qui s’éprend, c’est-à-dire qui est pris, qui est proie plutôt que prédateur. Et non seulement au cœur de la virilité, mais au cœur des choses : Sunt lacrimae rerum. Il y a dans ces larmes, quand on sait les verser, quelque chose de salutaire et de lustral. Mais aussi, quelque chose de profondément humain : Isak, en découvrant ces larmes, devient un homme, vir et homo. (Et il est plaisant que ce soit en se découvrant ‘‘homo’’.)

 

13.I.2024

13/01/2024, 21:23 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 07.I.2024) Par chance, cette semaine de reprise du travail au dicastère d’Argos n’avait que quatre jours, contrairement à la prochaine, qui en aura cinq, comme toutes les autres. Je ne suis plus maître de mon temps ni de mes mouvements. Je n’ai plus le choix de mes fréquentations, ni celui de n’en avoir aucune. La vie salariée tient beaucoup de la vie carcérale ; considération qui me fait ressouvenir de ces mots de Luc-Olivier d’Algange : « Tout écrivain qui ne se borne pas à des représentations abstraites ou à une mécanique du ‘‘travail du texte’’ sait que sa phrase prolonge le paysage qui assiste à son advenue. L’Astrée d’Honoré d’Urfée [sic] ressemble à sa rivière et aux constellations*. » Je crois avoir dit plusieurs fois, dans les Nuits Argiennes, que ma stance, le quatorzain, ou même que mon vers, qui est en ce moment presqu’exclusivement le décatétrasyllabe, étaient, par excellence, ‘‘mon lieu’’, « le seul endroit où le poète sache être pleinement, même si ce plein est un grand vide ». Or je m’avise, en me ressouvenant de ce qu’écrit d’Algange, que cette stance refermée sur elle-même (la disposition des rimes des sept premiers vers est d’ailleurs symétrique de celle des sept derniers, qui en sont comme le reflet dans un miroir) ; que cette stance, disais-je, n’est sans doute qu’un prolongement des espaces étroits dans lesquels je vis. Je m’aperçois, en relisant plusieurs des passages des Nuits Argiennes consacrés à la stance, que j’ai même parlé de cette dernière comme d’un enfermement, écrivant par exemple que l’espèce d’excès du langage poétique se trouvait « tout contenu dans mon livre, enfermé dans ma stance, […] reclus dans mon vers. » Et en effet, je vis enfermé, chez moi ou au dicastère, tournant très souvent le dos aux fenêtres. Mais ces fenêtres, sur quoi d’autre s’ouvrent-elles donc que des murs d’en face ou des morceaux de ciel déchirés par des toitures accablées de tristesse ? Je suis comme tous ces Modernes qui, « pour la plupart, vivent terrés chez eux, claquemurés dans des espaces étroits sous éclairage artificiel, mais avec salle d’eau et ascenseur** ». Je ne sais depuis quand je n’ai pas vu l’horizon ni la mer. Je ne sors jamais d’Argos, dont je n’emprunte que quelques rues, toujours les mêmes, que je pourrais compter sur les doigts de mes mains ! Où sont les grands espaces de mon enfance ? Qu’est devenue la maison de Céphalonie, qui trônait au milieu du grand airial percé dans les forêts autour d’Ægiale, où nous allions tous les étés, pour les vacances ? À quand remonte le dernier jour où j’ai foulé la plage d’Anthropacre ? J’aimerais retourner là-bas, mais là-bas n’existe plus. La maison de Céphalonie est vendue depuis longtemps. Le bois qui l’entourait n’est plus qu’un lotissement ! Comment retourner là-bas, quand là-bas, c’est jadis ? Je ne saurais remonter le temps, si ce n’est en me souvenant… Ce que j’aperçois dans le reflet de la stance, c’est parfois un beau souvenir remonté des profondeurs. Même enfermé, l’on peut tourner ses regards vers l’intérieur, ouvrir les fenêtres sur de grands paysages, dévastés, mais où s’élèvent encore de superbes ruines. Avec le travail salarié, l’emploi du temps m’est imposé. Toutes les semaines se ressemblent. Ma stance est aussi le prolongement de cet emploi du temps forcé : comme des jours, les sept premières rimes (baababb) aperçoivent dans le miroir de la stance le parfait reflet des sept rimes suivantes (ccdcddc), comme ferait une semaine annonçant la suivante, son double inévitable. Et si le quatorzain veut se donner l’air d’un sonnet (baab, abbc, cdcd, dc), le distique final se détache de l’ensemble, comme font le samedi et le dimanche de la semaine, jours de liberté. Cette forme qui me semblait heureuse, parce qu’elle est la mienne, celle que je me suis trouvée, et qui me convient, comme un intérieur qu’on s’est aménagé, est en réalité la forme de mon malheur, de ma vie étriquée, de mon temps confisqué !

 

* Luc-Olivier d’Algange, Propos réfractaires, L’Harmattan, coll. « Théôria », 2023, p. 144.

** Ib,, p. 145.

07.I.2024

07/01/2024, 15:37 | Lien permanent | Commentaires (0)