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ISANT « Le ‘‘passé amoureux d’Alban de Bricoule jusqu’à l’âge de quinze ans et demi’’ d’après le manuscrit des Garçons de Montherlant », article de Pierre Duroisin, paru dans la revue Genesis, n° 51, 2020, p. 193-211 [en ligne], je me suis fait ces quelques réflexions : Premièrement, la citation de l’Ecclésiaste qui donne son titre à la pièce de Montherlant traitant du même sujet que dans Les Garçons, « Malheur à la ville dont le prince est un enfant ! » (Ec,10, 16), est une première confirmation de l’intuition dont je faisais part dans ce journal, lundi 1er mai, selon laquelle il doit être possible de trouver dans le roman de Montherlant les stéréotypes de la persécution dont parle René Girard dans Le Bouc émissaire. Si une telle ville peut être vouée au malheur, c’est probablement que tout son malheur pourrait être attribué par ses habitants à leur prince. Or, la haute naissance est bien l’un des critères possibles du stéréotype de sélection victimaire, l’exemple le plus connu étant celui de l’Œdipe roi. Dans la pièce de Sophocle, le châtiment infligé à la victime est le bannissement de la cité, ce qui revient à une condamnation à la mort sociale. La mort sociale, c’est exactement ce à quoi revient également le renvoi du collège que subissent d’abord Sevrais, ce prince parmi ses pairs, les plus éminents collégiens, puis Serge Souplier, cet enfant prince lui aussi par l’empire auquel ses séductions soumettent Sevrais et l’abbé de Pradts. Cette espèce de mort sociale, je crois être assez bien placé pour en parler, ayant moi-même été renvoyé du collège où j’enseignais. Être effacé du jour au lendemain des vies de mes élèves et de mes collègues, exactement comme si j’avais été fauché par la mort, c’est ce qui me frappa le plus, je crois, dans ma mésaventure. Pour ma hiérarchie, ma vie n’avait aucune espèce d’importance, mais celle de mes élèves non plus, à qui l’on pouvait m’arracher sans explication, et sans le moindre égard pour ceux d’entre eux qui pouvaient m’aimer, malgré mes nombreux défauts (mais justement, c’est à de tels défauts que se reconnaît la sincérité de l’amour !) Pas plus qu’à l’abbé de Pradts ne me fut laissée la possibilité de saluer mes élèves. Deuxièmement, l’espèce de sentiment de parenté que je me trouve avec Alban de Bricoule est encore renforcé par la plus ancienne version, dans les manuscrits des Garçons et de La Ville dont le prince est un enfant, de ce qui conduit pour la première fois le jeune Bricoule à surprendre sa mère à mentir. Car avant d’avoir imaginé que celui-ci [manuscrits de1965-1967] s’était inventé un baiser avec Roger D… (ce qui, un jour, lors d’un « drame avec sa mère », amène cette dernière à dire à Bricoule : « je sais tout, et en particulier suis au courant de toute l’affaire du printemps », c’est-à-dire un baiser donné à Roger D… à Luna Park (Alban « n’a[yant] pas nié quand sa mère lui avait dit : ‘‘Tu l’as embrassé ?’’), alors même que, en réalité, « il n’y a jamais eu d’affaire du printemps ») ; ce que Montherlant imagina d’abord qu’Alban avait inventé [manuscrit de 1947], ce n’est pas le seul épisode du baiser, mais l’existence-même d’un camarade (Guido Olivieri) avec lequel il est supposé avoir eu des activités peu convenables, ce qui amène sa mère, « lors d’un scène violente avec son fils », à lui mentir en s’écriant : « Crois-tu que je ne suis pas au courant de ce que tu fais avec Olivieri ? Je sais tout. J’ai ma police moi aussi… » (Mais ne nous trompons pas sur les réelles causes de la colère de cette sentimentale de Mme de Bricoule : si elle est furieuse contre son fils, c’est parce qu’il lui a menti en prétendant « qu’il mettait de l’argent de côté pour s’acheter un vélo, alors qu’il le dépensait à mesure ». Et ce que cette mère trouve de plus condamnable dans les amitiés particulières de son fils, c’est que ce dernier veuille les garder secrètes, quand elle voudrait tout savoir de sa vie, et surtout de sa vie intérieure, comme toutes les mères, mais autant dire comme toutes les femmes ! « A quoi penses-tu ? » est la question que la pauvre Amalthée devait me poser dix fois par jours, du temps où j’aimais tout dans les fleurs, et la tige et le pistil. Convenons que les garçons se fichent assez de savoir ce qu’on pense, sauf quand ils sont épris bien sûr, c’est-à-dire lorsqu’ils se découvrent un peu femmes, finalement, et donc menacés d’être traités comme celles-ci craignent constamment de l’être, je veux dire mal, raison pour laquelle elles passent leur temps à vouloir rééduquer leurs hommes, indécrottables mères qu’elles sont. J’en veux pour preuve Tristan, qui, dès que je n’avais plus la langue fourrée dans sa bouche, me la trouvait trop bien pendue et se transformait en véritable commissaire politique. Autre preuve : Aristée, qui, aux terrasses des cafés, me lançait des regards assassins parce que j’avais l’outrecuidance de laisser le mien papillonner d’herbes en roseaux, tant il en poussait aux beaux jours ! Qu’il devait donc manquer de confiance en soi et douter à la fois de mon honnêteté pour me gâcher ainsi le plaisir !) Pour en revenir à Guido Olivieri, voici ce qu’il en est, sous la plume de Montherlant, en 1947 : « Mais on m’arrête. Qu’est-ce que ce ‘‘petit Olivieri’’ ? Il n’en a pas été question. Eh bien, le petit Olivieri était une pure invention d’Alban. […] Alban, se sentant humilié de n’avoir personne d’actuel de qui parler [contrairement à sa mère, qui a Pierre de Chantocé et Christian de Lalandette], et que sa mère dût croire que pendant dix mois par an il avait une vie qui n’était pas intéressante — ce qui était en effet, — avait inventé de toutes pièces un petit Italien, ‘‘Guido Olivieri’’, élève à l’école, et avec qui il était censé être du dernier bien. Tout le côté exotique et romanesque qui, plus tard, devait le séduire en Sandrier [le futur Souplier], il en avait affublé ce mythe : Olivieri était Florentin [sic], il avait vécu en Sicile, etc… [sic] » Ce que je trouve merveilleux, dans ces manuscrits de 1947, c’est de découvrir que je faisais comme Alban de Bricoule lorsque, du temps de ma propre adolescence, j’inventai de toutes pièces un Julien Clément, dont j’étais fort épris, mais que j’avais dû suicider, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, pour expliquer son absence de la surface de la terre. Déjà faussaire dans l’âme (car je me considère encore aujourd’hui (et l’étymologie m’y aide) bien plus comme un faiseur (c’est-à-dire un imposteur) que comme un véritable poète), j’avais fabriqué quatre fausses lettres, dont Julien était censé être l’auteur, en contrefaisant son écriture supposée, et en les plaçant la nuit sous mon oreiller, pour les froisser, et leur donner un air de vécu. Je les possède encore aujourd’hui, et les conserve précieusement, comme les témoins les plus anciens de ma véritable nature. Elles sont pleines d’amour et de mort, ces deux gouffres vertigineux dans lesquels on croit pouvoir sombrer à tout moment (sans jamais pourtant que ce n’arrive vraiment) et qui se rejoignent dans le suicide imaginaire de Julien. Même si ma mère était la dernière personne à qui j’eusse voulu parler de lui (dont elle ne m’entendit en effet jamais dire un mot), c’est probablement mu par le même mouvement qu’Alban de Bricoule (faire croire que ma vie était intéressante) que j’inventai mon petit suicidé. Je pouvais parler de Julien pendant des séances entières au psychiatre qu’on me faisait voir à l’époque, et je ne saurai jamais, hélas, si celui-ci me prenait au sérieux, puisqu’il est mort depuis longtemps. Je sais en revanche que les filles et garçons à qui j’ai pu parler de Julien, pendant mes séjours en Allemagne, surtout, et même plus tard, lorsque j’étais jeune homme (Amalthée, en particulier), ont cru en son existence et à sa mort. Peut-être étais-je finalement plus fait pour être romancier que poète. Aujourd’hui, je crois plutôt qu’il me fallait inventer Julien pour mieux expliquer le deuil de toute chose que je me suis mis à porter dès le sortir de l’enfance, même si, sans doute, je n’en avais pas conscience à l’époque, et si le désir de me rendre intéressant avait sa part. Si je reprenais aujourd’hui ma psychanalyse (mais Tirésias semble avoir littéralement disparu de la surface de la terre, lui aussi, depuis l’épidémie de coronavirus), je dirais sans doute que s’il me fallut un Julien, c’était pour pouvoir dire que « j’eus lien », au moins une fois dans ma vie, avec un être assez clément pour me faire cette faveur. Comme le Guido Olivieri de Montherlant, mon Julien Clément avait son exotisme, qui n’était pas géographique, mais plutôt mythologique. Dans mon esprit, où les bornes qui séparent les différents registres, comme le temps, le goût, l’usage ou la vraisemblance, étaient abolies, Julien était étroitement associé à Daphnis, le berger de Sicile (où est donc également censé avoir vécu Guido Olivieri), qui pouvait charmer les bêtes, les arbres et les pierres. C’est cette association avec Daphnis, surtout, qui était mon grand secret, et dont je ne parlais à personne. Est-ce à dire que ma honte était (bien plus que l’homosexualité, comme le croyait le psychiatre) ce qu’il y a de foncièrement païen en moi ? Je me souviens encore de la rougeur qui me vint aux joues, lors d’une séance avec le psychiatre, durant laquelle un lapsus me fit prononcer le nom du berger au lieu de celui de Julien. Dans mon souvenir, le psychiatre resta inexplicablement impassible. Notons que ce Daphnis est dans mon histoire intérieure, au moins par le vocalisme de son nom, un ancêtre d’Attis. Je l’ai d’ailleurs noté dans l’un des douzains du Testament d’Attis :
Mais hors de mes sonnets, dans les seules ténèbres
De ce plus profond for où n’est plus la vertèbre
Des discours éclairés que nous tient la raison,
Julien prenait l’aspect d’un être moins funèbre,
Dont le cours, se donnant à de plus verts gazons,
Sinuait doucement sous d’autres horizons :
Sous les traits de Daphnis, le berger de Sicile,
Il donnait une forme à son être gracile :
Déjà, c’était d’Attis la première façon,
Et dans son vocalisme il n’est pas difficile
De lire du berger la première leçon
Que dans mon texte intime aura connu son nom.
C’est l’impossible amour avec Clément, à l’Ecole normale, comme on ne doit plus dire, qui m’a jeté dans l’écriture du Testament d’Attis, cette amour impossible et le temps libre que le premier confinement me laissa. Désormais, plus je repense au pénible épisode de Clément, et plus je me dis que si je me suis épris de lui, c’est d’abord à cause de son prénom, qui est le même que le patronyme que j’avais inventé pour Julien. Finalement, ce n’est pas lui, Clément, que j’ai rencontré, à l’école normale, mais c’est encore moi que j’ai retrouvé, le moi des origines, fol et conversant avec Daphnis. Nulle rencontre ne m’est possible en ce monde. Nul lien ne se noue jamais solidement entre un être et moi. Je ne suis pas de ces lieux, ni de ces temps. Je ne suis pas de ce monde, parce que je ne sais pas en jouir, étant né un 2 novembre, jour des morts, pour en porter le deuil uniquement. Mais je me découvre tout de même cette espèce de lien très indirect avec Montherlant. Et que le personnage inventé par Bricoule s’appelle Olivieri comme je m’appelle Olivier est un hasard sacrément curieux ! Le païen que je suis y voit un signe ! Mais je pourrais dire aussi bien que c’est directement avec Montherlant que je me découvre ce lien et non seulement avec le personnage d’Alban de Bricoule, car le fait que l’invention de Guido Olivieri n’apparaisse pas dès les premiers manuscrits de 1929 ne signifie pas nécessairement que l’auteur n’a pas réellement inventé, dans sa jeunesse, un camarade dont il s’imaginait épris avant sa rencontre avec Philippe Giquel, l’inspirateur de Serge Souplier. Peut-être Montherlant n’en a-t-il jamais fait l’aveu, si ce n’est dans les premières ébauches des Garçons. Dans tous les cas, il me semble qu’un homme qui est capable de fausser sa date de naissance pour la faire mieux coïncider avec le symbolisme de son calendrier intime peut très bien s’inventer des péripéties dans la vie pour avoir une existence à la hauteur de l’idée qu’il se fait de lui-même. Le commun des mortels oublie souvent que la réalité n’est qu’un détail quand c’est la vérité de l’être qu’on garde à l’esprit.
Journal du 07.V.2023
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UR MESSENGER, aujourd’hui, conversation avec Tristan, qui se plaint de ce que j’ai oublié son anniversaire. Je lui réponds que le plus important est surtout que je ne l’aie pas oublié lui. Lui non plus ne s’est pas souvenu de mon anniversaire, mais je ne le lui ai pas fait remarquer, pour ne pas paraître mesquin. Ce qui me frappe, c’est l’aplomb avec lequel Tristan attend que je me rappelle son anniversaire alors qu’il peut oublier le mien sans aucune vergogne. Il y a toujours, dix ans après notre séparation, cette inégalité entre nous, due sans doute en grande partie à notre différence d’âge. Mon aînesse me donnait bien des privilèges, mais sa jeunesse lui en valait aussi quelques-uns ! Je me suis aperçu que Tristan tenait encore avec moi, dans nos échanges webmatiques, le rôle que je tiens toujours avec don Esteban, si longtemps après nos amours, dans notre correspondance (qui s’est d’ailleurs curieusement tarie, dernièrement, ce qui me fait craindre, comme à chaque fois que je suis sans nouvelles de ce dernier, qu’il n’ait fini par mourir ou, pire encore, par rencontrer quelqu’un qui m’aurait complètement éclipsé.) Mais, mort ou vif, don Esteban est toujours mon éraste, comme je le suis encore de Tristan. Je ne parle bien évidemment pas ici des rôles actif et passif de la relation sexuelle (et celui qui me passera dessus n’est pas encore né, c’est à craindre), mais de la supériorité en amour de celui qui est censé être aimé (éromène) sur celui qui est censé aimer (éraste). Il me semble que c’est, par principe, le privilège de la jeunesse et de la beauté que d’être aimées, que de recevoir les témoignages de l’amour qu’on leur porte. La meilleure preuve en est que Tristan, qui m’a beaucoup plus aimé que moi lui, s’est toujours conduit comme s’il était dans l’ordre des choses que je l’aimasse plus lui que lui moi, ce qui n’était pas sans poser quelques difficultés, car je me suis toujours senti plus fait pour recevoir des hommages que pour en donner. Si bien que lorsque c’est moi qui suis épris, la violence du coup qui m’est porté est telle que je suis bien trop blessé non seulement pour pouvoir tenir encore debout, mais même pour poser le genou à terre devant le garçon dont je voudrais faire ma dame, et sous les yeux de qui je me trouve littéralement foudroyé, comme à la vue de Clément, ma Béatrice, qui avait sans doute à peine conscience de la blessure qu’un seul de ses sourires pouvait ouvrir dans ma chair. A la fin de la journée, je n’étais plus qu’une plaie vive, tant j’avais le don de le faire rire et d’attirer ses regards. Mais croiser un seul de ses regards, c’était comme croiser le fer avec lui, et le laisser me percer le cœur, puisqu’il est recommandé par les poètes de laisser l’emporter celui qu’on veut posséder (c’est le conseil que Priape donne à Tibulle : « S’il veut se battre, efforce-toi d’avoir une main frêle, / Offre le flanc, qu’il puisse emporter la querelle », Tib, I, 4, 51-52) Qu’on est heureux sans être épris !
Que furent avisés les pourceaux d’Epicure
De ne pas rechercher de l’Amour la piqûre !
Et qu’il est doux (douceur amère !), depuis les rives du souvenir, d’observer les mouvements d’un cœur révolu, soulevés par des vents jaillis d’une âme impénétrable ! Tout finit toujours par s’échouer sur une plage, même le sublime cadavre de celui qu’on a cru devoir gouverner tous ses désirs, nudus in ignota…
Journal du 11.II.2023
I |
L Y A un peu plus d’un an déjà (c’était le 30 novembre 2021) que la principale de mon collège me convoquait dans son bureau pour me demander de quitter les lieux. Je dis la principale, mais je l’ai bien reconnue, derrière son masque : c’était la mort, qui était venue me faucher sans prévenir, comme souvent fait la mort, qui est partout chez elle et se donne rarement la peine de s’annoncer. Un jour, comme chaque semaine, on est en train de faire la classe à des élèves : à peine une heure passe-t-elle, et l’on n’existe plus pour personne ! Pas même un au revoir n’est permis, comme dans La Ville dont le prince est un enfant. On disparaît littéralement, en étant le premier surpris d’avoir finalement si peu appartenu à ce monde qui prenait tant, en n’en revenant pas d’être paru si dangereux à ce microcosme où l’on n’était pourtant presque rien. Mourir est parfois un soulagement : les copies en souffrance ne seront jamais rendues, on n’aura donc pas à les corriger. On s’en trouve plus léger dans son accablement, plus léger d’un ou deux tas de feuilles, du moins, mais qu’elles pouvaient donc peser sur le cours de la vie ! Qu’elles l’obstruaient plutôt, comme des embâcles au fond de l’âme ! J’ai détesté corriger les copies d’élèves. C’était un véritable supplice des enfers, ce travail toujours à recommencer, un vrai tonneau des Danaïdes ! Je ressentais presque physiquement mon ventre dévoré par tous ces piafs dont j’étais censé nourrir l’esprit. Je traversais leurs copies comme un désert, dont les confins s’éloignaient toujours plus de moi, comme l’eau de Tantale, où tout semblait pousser sans sève et produire des fruits sans vie, où la moindre graine tombée de l’arbre de Culture donnait un mutant monstrueux, une strige infernale, qui me suçait tous les sangs ! Et le semeur, c’était moi ! Ces copies, c’était mon œuvre, c’était tout le résultat du misérable professeur que j’étais, incapable, impuissant, ridicule, obsolète ! Le lundi suivant, quelqu’un m’avait déjà remplacé. La pauvre, me suis-je surpris à penser, quand je l’appris. Je la plaignais presque d’avoir à venir à ma suite ! Quels piteux troupeaux je lui laissais donc ! Comme si ce sale bétail avait besoin de moi pour faire de la mauvaise viande ! Mais lorsqu’on est accusé de quelque chose, on est souvent le premier à prêter foi à l’espèce de légende dont on devient le coupable héros, et même, à force de s’interroger, de s’étudier, de chercher à comprendre, on peut trouver des fondements très sérieux à sa culpabilité. C’est un moyen de se considérer un peu moins comme la victime d’une injustice. Et comme on se sent méprisé de toutes parts, on s’arrange une espèce de grandeur d’âme avec ce qu’on peut, en plaignant par exemple ceux qui croient profiter de la disgrâce où l’on est tombé, comme ma pauvre remplaçante ! Mais c’est surtout pour se rehausser à ses propres yeux qu’on se montre si généreux. Et tout ce grand procès de l’Inquisition qu’on m’a fait, c’était pour quoi ? Pour un texte insignifiant posté sur Facebook, un petit texte tout refermé sur lui-même, presque un poème en prose, mais sans l’art, sans la poésie, comme celui que j’écris maintenant. Je ne sais même pas si je pensais vraiment ce que j’y disais. C’est d’ailleurs à peine si je pense dans la vie. Je rêvasse la plupart du temps, ou bien j’ai des absences, entre deux phrases toutes faites. Je prends surtout des bains, ou bien je devise avec ma chienne Clarinette. Les seuls moments où il m’arrive de penser à peu près sont ceux où l’idée me vient d’écrire. Mal m’en a pris ce jour-là ! Mais ce n’est pas vraiment moi qui pense alors, c’est plutôt mon humeur du moment. Ou mes idées sont appelées par le tour que prend le texte, comme par les rimes de mes vers, quand je poétise. Mais telle idée qui me paraît chère un instant, ne pèse plus rien l’instant d’après : je serais probablement capable de renier tout ce en quoi je pense croire et tout ce que je crois penser pour une tournure de phrase heureuse, ou un paradoxe séduisant. Souvent l’âme varie. Rarement l’être se tient. La tête a beau peser dans la main quand on est à sa table pour écrire, la conscience coule entre les doigts comme de l’eau. Je me fais un peu penser à l’Edouard de la dernière nouvelle de Risibles amours, qui pour séduire une blonde et jolie chrétienne, lui fait croire qu’il croit en Dieu, au point de s’attirer des ennuis dans l’école où il enseigne, à l’époque communiste. Moi non plus je ne crois pas vraiment aux idées que je parais professer dans mes petits textes. Mais je voudrais pouvoir y croire, comme « Edouard éprouve le désir de Dieu, car seul Dieu est dispensé de l’obligation de paraître et peut se contenter d’être ; car lui seul constitue (lui seul, unique et non existant) l’antithèse essentielle de ce monde d’autant plus existant qu’il est inessentiel. » La seule différence entre Edouard et moi, c’est que je ne sais pas très bien qui je cherche à séduire avec mes calembredaines. Et pourtant, je continue à disposer les phrases ensemble comme des fleurs dans un bouquet. Cette blonde idéale pour qui j’écris, inconnue, inexistante, c’est peut-être cela qu’on appelle la Muse. J’écris parce qu’il m’est commandé d’écrire, parce qu’elle me commande de le faire, peu importe quoi, peu importe qu’elle ne soit qu’une chimère. Lui obéir est une forme de recueillement devant le vide et l’absence. Je vais à ma table pour écrire comme « Edouard vient de temps à autre s’asseoir à l’église et lève vers la coupole des yeux rêveurs. » Mais je sais bien que la coupole vers laquelle je lève mes yeux n’est que de mots, et que tous ces mots ne sont que du vent, exactement comme Edouard sait que Dieu n’existe pas. Les mots sont aussi vides de sens que les églises de la présence réelle. Dieu est mort depuis belle lurette, évidemment, mais le diable non pas. L’enfant est le prince de ce monde. Tout semble s’être plié à son caprice. Il est la nouvelle idole, que j’ai eu le malheur de blasphémer, ce qui se dit, en termes académiques : tenir « sur le réseau social ‘‘Facebook’’ des propos inacceptables et dégradants relatifs à [mon] métier d’enseignant et susceptibles de se référer à des élèves de [ma] classe » ! ‘‘Susceptibles’’ seulement, car personne n’a jamais pu démontrer que j’avais réellement visé des élèves de l’une de mes classes, évidemment. Mais à ma connaissance, l’absence de preuve n’a jamais empêché l’Inquisition d’allumer des bûchers, ni l’Ecole d’étouffer la flamme des Lumières, comme me l’a confirmé mon expérience personnelle. Il y a tout de même de quoi rire, quand on songe que, comme Dieu, les élèves n’existent plus depuis belle lurette. Ce qu’on entasse dans les classes, désormais, ce sont des troupeaux d’enfants capricieux et diaboliques, qui ne cherchent qu’à s’abaisser toujours davantage, et qui vous entraînent avec eux. Ah ! vraiment, il n’y a pas que nos amours qui soient risibles ! Mais je ne voudrais pas paraître amer, et comme le frère d’Edouard, qui eut le premier à souffrir de la Cechackova, devenue ensuite la directrice de l’école où travaille le héros, dont la rééducation passe par le troussage du laideron qu’il a pour supérieur hiérarchique, je pourrais dire : « Cette Cechackova est une salope, mais il y a longtemps que je lui ai pardonné. Je lui ai pardonné parce qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait. Elle voulait me faire du tort, mais c’est grâce à elle que je suis si heureux. » Car on ne peut pas être heureux dans l’enceinte d’une école : elle est trop le temple du prince de ce monde. Et depuis que j’en ai été chassé, je suis aussi heureux qu’il m’est permis de l’être, n’ayant jamais été d’un abord très facile à des gus comme le bonheur ou sa copine Félicité. Mais j’exagère un peu. Je n’ai pas été si malheureux, du temps de mon professorat. D’ailleurs, il y a des élèves que j’ai aimés. J’en ai même admiré certains, qui avaient une volonté, une rigueur et un optimisme que je n’ai jamais eus. J’ai aussi beaucoup ri, d’eux ou avec eux. Je les ai souvent vus rire de moi, eux aussi, et j’ai même parfois ri de moi avec eux. Mais je ne voudrais pas non plus me voiler la face : tous ces rires n’étaient qu’une forme séduisante de l’éternel sanglot.
9.XII.2022
De profundis
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UTRE, ÉVIDEMMENT, ses descriptions du ghetto de Varsovie et du camp d’Isbica Lubelska (qu’il prend pour Belzec), ce que je retiens le plus de ma lecture du témoignage de Jan Karski, ce sont les analogies qu’il est possible de faire, me semble-t-il, entre la situation de la Pologne (pays à la disparition duquel concourent nazis et soviétiques) pendant la Seconde Guerre mondiale et celle de la France de nos jours. Je suis conscient de l’indécence qu’il peut y avoir à faire un tel rapprochement, la révérence que nous inspirent les victimes du nazisme et du communisme nous tenant lieu de garde-fou, grâce à quoi nous évitons la plupart du temps de dévaler au bas des degrés de la comparaison la plus anachronique et de l’amalgame le plus indigne. Mais ceux qui écrivent sans prendre réellement le risque d’être indécents, et sans tomber donc parfois dans l’obscénité, du moins aux yeux des lecteurs, ne peuvent s’accommoder d’une telle sécurité que parce qu’ils n’ont probablement rien à dire en réalité, rien du moins qui mérite d’être dit et encore moins écrit : quoiqu’on les reconnaisse souvent à ce qu’ils écrivent des romans, ce ne sont tout bonnement pas des écrivains, ce que j’ambitionne d’être quant à moi (et je suis parfaitement conscient de l’espèce d’obscénité que c’est déjà d’afficher une telle prétention.) J’oserai donc dire que le devoir que nous nous faisons de regarder nos propres malheurs comme très éloignés et très au-dessous de ceux du XXe siècle nous empêche peut-être de prendre la réelle mesure de la catastrophe en cours. Sans doute l’histoire ne repassant jamais les mêmes plats donne-t-elle des leçons dont il est difficile d’appliquer les préceptes dans de nouveaux contextes. Mais peut-être est-ce l’ennemi ou, si la volonté de nul n’est à l’origine de nos malheurs (car je ne voudrais pas être accusé de complotisme), peut-être sont-ce les conditions historiques elles-mêmes qui ont tiré les leçons de l’histoire, en faisant en sorte que les crimes du XXIe siècle soient commis ‘‘en douceur’’, contrairement à ceux du XXe, douceur toute relative, évidemment, et qui ne paraît telle que rapportée aux duretés extrêmes du siècle passé (car, en soi, il n’est pas si doux d’avoir à perdre la vie pour une cigarette, un blasphème ou un regard de travers, d’avoir à perdre la vue pour ne pas se faire remarquer et risquer ainsi la mort sociale ou d’avoir à perdre son âme pour pouvoir respirer encore un peu dans ce monde à bout de souffle que nous nous sommes forgé.) Je me permets donc d’écrire qu’il me semble bien apercevoir de possibles analogies entre la Pologne des années quarante et la France de nos jours (même si, à la fin, c’est-à-dire aujourd’hui, la Pologne a sans doute bien plus réussi à demeurer la Pologne que la France la France.) Ainsi, lorsque Karski écrit ces lignes, au sujet de Tadek Lisowski (alias Krzysztof Lasocki) et de son jeune frère, deux fils de famille, mais d’une famille appauvrie, à cause de la guerre, dont la mère courage a épousé un noceur invétéré : « Les enfants, qui admiraient tous deux leur écervelé de père, furent abandonnés à leur fantaisie et cédèrent rapidement à l’influence de fréquentations douteuses et à l’insidieuse propagande allemande, qui visait à la complète démoralisation de la jeunesse par la pornographie et le jeu. » (Jan Karski, Mon témoignage devant le monde. Histoire d’un Etat clandestin, traduction anonyme de l’anglais, révisée et complétée par Céline Gervais-Francelle, Robert Laffont, 2010, chapitre XXVII, « L’école clandestine », p. 256.) Combien sont-ils, de nos jours, à admirer des écervelés ? Combien sommes-nous à avoir eu des pères noceurs ? La pornographie n’est-elle pas l’un des premiers produits consommés par la jeunesse, mais même par une grande part des adultes ? Cet adjectif dont les élèves ne connaissent pas le sens, « ludique », n’est-il pas l’un des maîtres mots de la pédagogie officielle (ce qui, m’a-t-il néanmoins semblé pouvoir observer dans ma courte carrière de professeur, n’empêche pas bien des élèves de ne pas s’amuser du tout à l’école, où ils s’ennuient ferme ; sans doute, il est vrai, y avait-il beaucoup de ma faute lorsqu’il s’agissait de mes élèves) ? Mais à la pornographie et au jeu s’ajoutent désormais la drogue, dont la plus dangereuse est probablement le cannabis, parce que sa résine est la drogue la plus massivement répandue, et qu’elle a su se faire passer pour douce, alors qu’elle est l’un des moyens actuels les plus efficaces de la démoralisation de la jeunesse évoquée par Karski. Ce dernier ayant accepté, à la demande de la mère, de prendre en charge le jeune Tadek, commence par faire à l’adolescent un sermon, dans lequel on peut lire ces mots : « C’est une grave erreur, lui dis-je, de croire que la résistance consiste seulement à opposer une force physique à l’envahisseur. Bien plus important encore est le maintien de notre caractère et de notre esprit en face des brutalités et des flagorneries de nos ennemis. » (p. 259) Mais que reste-t-il aujourd’hui du caractère et de l’esprit français ? Il est vrai qu’il semble difficile à beaucoup d’identifier l’envahisseur, c’est-à-dire l’ennemi, d’autant qu’il n’est pas certain que cet ennemi soit de ceux auxquels il faut opposer une force physique. Si la force physique n’est pas en jeu, comment les Français, qui sont des veaux pour la plupart, auraient-ils seulement l’idée de puiser leurs ressources dans leur force d’âme, hélas très entamée ? Mais la situation est plus grave encore que cela : la plupart n’ont tout bonnement pas l’idée qu’il y a un ennemi. Parce que celui-ci n’a pas de nom, pas de visage, ils ne peuvent croire en son existence. Mais la réalité, du point de vue des hommes, qui ont nécessairement la vue courte, ne se limite pas à ce qui peut s’observer directement : il est parfois possible d’en tracer les contours par le calcul, comme font par exemple les astronomes. C’est par le calcul qu’Urbain Le Verrier, pour expliquer les anomalies dans le mouvement d’Uranus, a deviné l’existence de Neptune, qu’observera ensuite Johann Gottfried Galle, grâce aux informations du premier. Le commun des mortels ne s’est-il donc pas aperçu que rien n’allait plus dans le cours des choses et que cette anomalie pourrait s’expliquer par l’existence d’un Neptune, dieu des tempêtes et des séismes, qui aurait une influence néfaste sur notre Uranus, c’est-à-dire sur Ouranos, sur un ciel littéralement en train de nous tomber sur la tête ? Mais je ne suis pas complètement juste en disant que l’ennemi n’a pas de nom. Si cet ennemi est un phénomène, comme le sont en effet les mouvements des planètes et des peuples, quelqu’un, qu’on hésite à nommer, tant est solide le garde-fou, quelqu’un a bel et bien su donner un nom à ce phénomène, nom qu’on répugne également à écrire, tant on tient à sa tranquillité, même si l’on se prétend écrivain : c’est Renaud Camus, qui a forgé le syntagme de Grand Remplacement. Ce qui me ramène à la Pologne des années quarante, sur le sol de laquelle le projet nazi était bien de procéder à un grand remplacement (des malheureux Polonais par des Allemands ou des Polonais ‘‘aryens’’ germanisés.) L’analogie fonctionne encore. Ce qui se tramait en Pologne, c’était, à tout le moins, les Allemands ayant l’intention de germaniser ce pays, un « génocide par substitution », expression qui passe pour être de Césaire, mais que Camus reprend souvent. Bien sûr, le génocide des Juifs a été mené infiniment plus loin et plus violemment, si bien que l’analogie avec un génocide des Polonais semble, cette fois encore, indécente et obscène. Pourtant, si l’on se réfère à la définition qu’en donne Raphaël Lemkin, qui a forgé le terme, un génocide, ne consiste pas nécessairement dans la destruction immédiate d’une nation, il peut consister, en vue d’anéantir des nations, dans la destruction « des institutions politiques et sociales, de la culture, de la langue, des sentiments nationaux, de la religion et de la vie économique de groupes nationaux, ainsi que [dans] la suppression de la sécurité personnelle, de la liberté, de la santé, de la dignité, voire de la vie des personnes appartenant à ces groupes. » (Cf. Raphaël Lemkin, Axis rule in occupied Europe, laws of occupation, analysis of government, proposals for redress, Washington, Carnegie Endowment for International Peace, Division of International Law, 1944, p. 79.) Beaucoup de ces conditions étaient réunies en Pologne. Tout Polonais pouvait être pris dans la rue comme otage et fusillé (sécurité personnelle). La liberté et les institutions politiques et sociales étaient officiellement abolies (même si les Polonais ont réussi à maintenir sur leur sol, pendant la guerre, un Etat clandestin). Les rations alimentaires étaient définies de telle manière que les Polonais fussent physiquement affaiblis (santé). « Les Allemands, écrit Karski, p. 263, avaient détruit tous les monuments qui commémoraient des héros polonais ou des événements patriotiques. » (Culture) L’allemand devenait la langue des territoires polonais intégrés au Reich. Cet extrait, que je recopie entièrement, illustre la solidité des sentiments polonais, que les nazis tentèrent en vain d’annihiler : « Au coin des avenues Marzalkowska et Aleje Jerozolimskie, au cœur même de Varsovie et à côté de la gare centrale, on avait enlevé les pavés et creusé une immense fosse commune pour les soldats inconnus. Elle était couverte de fleurs et entourée de cierges allumés. Une foule en deuil était agenouillée et priait. J’appris plus tard que cette veillée incessante n’avait jamais été interrompue depuis l’ensevelissement, trois mois plus tôt. / Pendant les semaines suivantes, je continuai de voir des personnes en pleurs à côté de la fosse depuis l’aube jusqu’au couvre-feu. Graduellement, ces cérémonies cessèrent d’être uniquement un hommage aux morts pour devenir en même temps une manifestation de résistance politique. En décembre, le gauleiter nazi de Varsovie, Moser, comprit la signification qu’avait prise la fosse commune et ordonna que les corps soient déterrés et transférés dans un cimetière. Cependant, même après cette mesure, des Varsoviens venaient encore s’agenouiller et prier à ce carrefour et des cierges continuaient à brûler, comme si l’endroit avait été sanctifié par une présence que les pelles des soldats nazis ne pouvaient chasser. » (Karski, op.cit., chapitre IV, « La Pologne dévastée », p. 35.) Nous ne sommes pas affamés comme en Pologne, c’est entendu, encore que notre jeunesse soit à peu près entièrement privée de nourriture spirituelle. Mais notre langue, nos sentiments, notre culture, notre sécurité, notre dignité ne laissent pas d’être gravement entamés. La réunion des Polonais autour de la fosse commune ou des monuments détruits par les nazis n’est pas sans m’évoquer l’appel de Renaud Camus à se rassembler devant les monuments aux morts, le dimanche matin ; appel peu entendu, pour ce que j’en sais, et auquel je ne réponds pas moi-même, par pure lâcheté, je dois bien le reconnaître. Il y avait, en Pologne, des hommes pour s’assembler en ces lieux faits pour la foi en soi d’un peuple menacé de disparition. Mais qui reste-t-il en France, de nos jours, pour s’assembler autour de la fosse commune ? Il n’y a plus personne pour appeler des tréfonds de la fosse même où nous sommes tous tombés. La fosse commune, désormais, c’est le monde que nous nous sommes fait, c’est la fausse commune de citoyens qui n’ont plus le sens commun, qui cherchent à ‘‘faire commun’’, comme ils disent, confessant ainsi qu’ils n’ont entre eux plus rien de tel, c’est la fausse cité de l’homme retombé dans la canaille, retourné à sa nature d’animal asocial : ἄνθρωπος φύσει ἀπολιτικὸν ζῷον ! La question que je me pose est s’il n’y a plus personne parce que la démoralisation est achevée ou si c’est parce que le remplacement est trop avancé.
4.X.2022
Homo robur
L |
’UNE DE MES COLLÈGUES, au bureau, ce matin, commentant les affaires de violences intrafamiliales qui lui passent souvent sous les yeux, m’a fait cette confidence qu’elle aimerait bien être réincarnée en homme (mais en vrai salaud, a-t-elle précisé) pour pouvoir ainsi attraper tous ces bourreaux d’enfants, tous ces apprentis féminicides, et leur « frotter la joue sur le trottoir », ces derniers mots ayant été prononcés avec une espèce de joie nasillarde et sauvage (si tant est que les deux soient possibles à la fois), accompagnée d’un geste aussi puéril que peu efficace, à mon avis, si l’on veut vraiment meurtrir une joue en la frottant sur du bitume ou du béton. Je suis toujours un peu frappé de voir à quel point mes collègues se sentent comme personnellement concernés par les malheurs de parfaits inconnus. Je ne compte plus les couilles et les têtes qu’aimeraient voir coupées des personnes qui, la plupart du temps, me paraissent parfaitement inoffensives, amollies qu’elles sont par la fraicheur de l’air conditionné, par le doux chant des claviers d’ordinateur et par les années de routine. La civilisation du bureau semble pourtant avoir produit une espèce d’homo robur, aussi dur que le chêne rouvre, même si le cœur est d’artichaud. Comme dans 1984, Homo robur (l’homme des bureaux) a besoin de ses quotidiennes minutes de la haine. La haine le met en joie. Ça t’écraserait comme de la vermine tout ce qui dévie ! Pourtant, ma collègue semblait avoir conscience de ce qu’il y a d’ignoble dans son mouvement d’humeur, puisqu’elle disait elle-même que le comportement qu’elle voudrait pouvoir se permettre était d’un vrai salaud. Mais il fallait voir comme la sincérité de son sentiment la défigurait alors… Il y avait là quelque chose de réellement glaçant. Elle m’a fait penser à la petite Allemande éprise du héros d’Europa Europa (le film d’Agnieszka Holland) qui, dans une scène très bucolique, quoique les personnages y portent des uniforme des jeunesses hitlériennes, confie à son héroïque jeune amoureux (qui a déjà été au front et a même remporté la compétition de nage, en uniforme et le fusil maintenu bien au-dessus de l’eau, de sa prestigieuse école de futurs cadres du parti) qu’elle aimerait pouvoir trancher elle-même la gorge d’un Juif, si elle en trouvait d’aventure, ignorant que son interlocuteur en est un, justement, qui se fait passer pour un Aryen !
Je ne devrais pas le dire, car on perd très facilement son emploi à cause de ce genre de considérations, mais j’ai parfois le sentiment de travailler au beau milieu des jeunesses hitlériennes ! Et comme Salomon Perel, le héros du film, j’ai l’impression d’être un clandestin, obligé de me faire passer pour ce que je ne suis pas, obligé, surtout, de dissimuler ce que je suis (enfin, ce que je crois être… Un poète ?) pour survivre. Ils ont l’air très gentils, tous, mais je ne maîtrise pas vraiment tous leurs codes. Je traverse à l’aveugle la brume épaisse qu’ils me sont. Je repense à ce plan du film d’Agnieszka Holland, où Salomon a les yeux bandés. C’est par jeu, bien sûr, qu’il est aveuglé de la sorte, mais c’est tout de même le bandeau des fusillés qu’il porte. Ils me font des sourires, tous, mais qui sait si ce n’est pas le même sourire qu’ils auraient s’ils me voyaient disparaître dans l’abîme. Je m’efforce de ne pas me noyer, moi aussi, malgré le style qu’il me faut garder hors de l’eau, mais qui, comme à Salomon Perel le fusil, me pèse horriblement pour traverser la vie, et qui pourrait me faire sombrer.
6.IX.2022
J |
E VIENS DE TERMINER la transposition en vers français de la troisième élégie du premier livre de Tibulle. Et j’ai déjà écrit directement en français une première élégie et presque achevé la seconde. Le distique élégiaque français que j’ai imaginé pour l’occasion, constitué d’un décatétrasyllabe et d’un alexandrin rimant ensemble, se prête assez bien à la traduction de l’élégie latine. Si bien que me vient une nouvelle idée de livre, qui consisterait dans la traduction de tout le premier livre de Tibulle. Je veux écrire aussi un livre d’élégies directement en français, et il y a également Nec amor et Herculanum, qui sont actuellement complètement à l’arrêt. Et pour la prose, Une vague souveraine, également à l’arrêt, sans parler de Sapor et Sopor, qui n’est guère beaucoup plus qu’un titre pour l’instant. Ce sont six livres en tout, que ne peut évidemment pas mener de front quelqu’un qui, à sa table de travail, a déjà bien du mal à garder en équilibre le front qui lui pèse en la main. Et tout cela pour quels lecteurs ? Les maigres extraits qu’il m’arrive de publier sur ma page Facebook sont absolument sans succès. Et quand je vois le peu de zèle que je mets à chercher un éditeur au Testament d’Attis, je me dis que je n’écris à peu près que pour moi, et pour la chienne Clarinette, qui m’écoute me relire. Tous les lecteurs devraient être des chiennes Clarinette : elle ne m’applaudit jamais quand j’ai fini de lui faire la lecture, ne me convie à aucune causerie sur mon œuvre, ne me demande aucun autographe sur son exemplaire inexistant, ne s’adonne à aucune critique littéraire, ne me fait signer aucun contrat d’édition et n’attend pas de moi que je me vende aux étals d’un salon du livre ou d’un marché de la poésie. La prostitution, j’ai déjà donné, mais quand j’avais vingt ans ! par atavisme sous-culturel, ou pour le sport, quand je rivalisais avec S***, mon grand ami de l’époque. Mais aujourd’hui, ce n’est vraiment plus de mon âge. Et d’ailleurs S*** est devenu quelqu’un de très comme il faut. Et puis, qui voudrait payer pour une carcasse déjà si mal ajustée à son cuir distendu, et pleine de vers avant même d’en être mangée ?
30.VII.2022
Mots pour morts
J |
’AI ENTENDU l’autre jour dans la bouche de l’une de ces bonnes femmes qui ont particulièrement voix au chapitre (étant régulièrement invitées sur les chaînes de bavardage en continu), mais dont j’ai par bonheur oublié le nom, car ce serait sans doute manquer de courtoisie que de désigner cette baragouineuse à la moquerie de Français qui, de toutes les façons, se moquent surtout de la manière dont on massacre leur langue, ayant d’ailleurs généralement mieux à faire que me lire ; je l’ai donc entendue dire, à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv et au sujet du devoir de mémoire ces mots d’une grammaire douteuse : « cette mémoire que j’ai transmis [sic] à mes enfants »… Car il ne suffit pas à ces bonnes femmes de faire des fautes, il faut aussi qu’elles fassent des enfants… Mais celle-ci a beau faire ces choses-là, elle ne fait manifestement pas les liaisons, si bien qu’il ne fait aucun doute qu’elle n’a pas accordé le participe avec le pronom relatif féminin, complément d’objet direct antéposé. Or il n’y a que trois mots entre le participe « transmis » et l’antécédent « mémoire », que la belle parleuse sait être féminin, semble-t-il, puisqu’elle est capable de dire « cette mémoire » plutôt que « ce mémoire ». Il n’a donc fallu que trois mots à cette locutrice pour perdre le fil, c’est-à-dire pour perdre la mémoire, pour oublier. Et pourtant, cette femme à la mémoire manifestement courte vient nous parler du devoir de mémoire… J’ai du mal à prendre au sérieux quelqu’un qui a le souci du souvenir de la destruction des Juifs d’Europe il y a quatre-vingts ans, mais qui perd la mémoire de sa propre phrase au moment même où il la prononce. J’oserai donc cette sentence un peu sévère : il ne saurait-y avoir sérieusement de devoir de mémoire sans bonne grammaire. Bien sûr, on pourrait m’objecter assez raisonnablement que devoir de mémoire et règle de grammaire ont assez peu de rapport entre eux. C’est vrai. Ou disons plutôt que ce rapport ne nous saute pas aux yeux. Mais ce n’est que parce que nous appartenons à des générations qui ne se contentent pas d’être aveugles : il leur faut aussi se voiler la face, pour être bien sûres de ne rien voir. La question n’est pas si le devoir de mémoire est bien opportun désormais, comme j’ai entendu sur la même chaîne, dans la même émission, Alain Jakubowicz en douter. Après tout, qu’a-t-on besoin de regarder vers le passé quand on est à ce point aveugle ? Et surtout, en est-on vraiment capable ? Quant à moi, je n’ai pas vraiment d’avis sur la question. Mais si la mémoire dont il est question doit faire l’objet d’un devoir à observer, il me semble que ce devoir ne saurait s’accomplir sans un minimum de tenue. On ne se rend pas à des obsèques comme on irait au carnaval, aux putes ou à la plage. On ne balance pas un cercueil dans le trou qui vient d’être creusé comme on ferait d’un supplicié dans une fosse commune. On y met quelques formes. Le souvenir des morts, lui aussi, demande de telles formes. Et la première des formes est celle qu’on donne à la langue, et qu’on appelle généralement grammaire. Il ne suffit pas, pour être formel, de porter costume et cravate, comme font tous ces petits marquis qui, parlant comme des poissonnières, ne trompent personne, si ce n’est leurs semblables, qui tendent à se confondre, il est vrai, avec la grande majorité. Le relâchement de la langue étant devenu à peu près universel, je ne vois pas très bien comment serait possible un accomplissement du devoir de mémoire de manière décente, je veux dire possible en de tels termes, ceux de la méchante parlure de nos contemporains, dont d’ailleurs je ne m’exclus pas, car depuis que je les fréquente un peu davantage, je me suis mis à parler comme eux, moi aussi (par cette raison que, sorti de ma prose et de mes vers, je n’ai aucune personnalité.) La décence ne me semble pas être possible en même temps que la licence. Les mots sont des morts, eux aussi, mais des morts d’un genre particulier, que nous ressuscitons à chacune de nos phrases, pour mieux les massacrer. Il y a dans notre parlure une pente étrangement génocidaire. « Mais ces massacres ne sont que métaphoriques », pourrait-on m’objecter, « massacrer des mots, massacrer la langue, ce n’est pas la même chose que massacrer des hommes. » Non, c’est vrai, et d’abord parce qu’il faut de la volonté pour massacrer des hommes, et beaucoup d’organisation pour le faire comme l’ont fait les nazis ; alors qu’il y a dès l’origine du massacre de notre langue un défaut manifeste de volonté, une espèce de paresse propre à l’époque, mais aussi un certain goût pour la familiarité, pour l’informel, c’est-à-dire pour une forme d’amitié très dégradée, comme j’imagine qu’on doit la pratiquer dans les vestiaires ou dans les réunions tupperware, c’est-à-dire grossière et sotte, sans profondeur, sans doute parfois un peu brutale, comme peut l’être la bête, même brave, mais non pas meurtrière au sens propre. Pourtant, il est bien possible de rapporter le massacre des hommes et le massacre de la langue à un même ordre d’idée : Raphael Lemkin le fait dans la définition qu’il donne de ce qu’il est le premier à nommer génocide, dans Axis rule in occupied Europe, laws of occupation, analysis of government, proposals for redress, paru à Washington en 1944. Selon Lemkin, le génocide ne consiste pas nécessairement dans la destruction immédiate d’une nation. Il peut consister en un plan de destruction. « The objectives of such a plan, écrit-il, would be disintegration of the political and social institutions, of culture, language [c’est moi qui souligne], national feelings, religion, and the economic existence of national groups, and the destruction of the personal security, liberty, health, dignity, and even the lives of the individuals belonging to such groups. » (Op. cit., p. 79) Dans un tel plan figure bien la destruction de la langue du groupe national visé par le génocide. Evidemment, faute de volonté délibérée, la notion de plan est absente de l’espèce d’autodestruction en cours de notre langue. (Peut-être d’ailleurs cette absence de volonté est-elle discutable, si l’on songe, par exemple, à la pauvreté des discours publicitaires ou politiques, qui n’est probablement pas due au hasard, mais admettons, car je ne voudrais pas passer pour un complotiste.) Néanmoins, la langue est un élément vital pour l’homme en tant qu’être enraciné dans une culture, et détruire la langue d’un homme, c’est bien contribuer à détruire celui-ci en tant qu’homme. Lemkin écrit au début du chapitre dans lequel il définit le mot de génocide qu’il vient de forger : « [n]ew conceptions require new terms. » Peut-être est-il temps de forger de nouveaux termes pour désigner ce qui arrive actuellement à notre langue. Il est probablement excessif de dire, comme j’ai fait tout à l’heure, qu’il y a dans notre parlure une pente génocidaire. Pente génosuicidaire conviendrait sans doute mieux. Le massacre de notre langue est moins un glossocide qu’un glossosuicide. Mais même un suicide demande de la volonté, et ce me semble bien être par une absence foncière de volonté chez ses locuteurs que périt notre langue. C’est une sorte d’aboulie qui la frappe, parce que nous sommes si vieux, quoique obsédés de jeunesse, que toute volonté, toute force nous a quittés. La puérilité dans laquelle se vautre notre société n’est rien d’autre que le gâtisme d’un peuple épuisé par l’âge et parfaitement cacochyme. Mais, en réalité, il n’y a là rien de nouveau… Mourir, les langues ne font que cela, depuis que Babel existe. Quel devoir de mémoire sera donc possible quand les mots « devoir » et « mémoire » n’existeront plus ? Et surtout, saurait-on vraiment commémorer encore des morts dans une langue qu’ils n’ont pas parlée de leur vivant, dont ils n’ont pas même soupçonné la possibilité, dont l’avènement n’est possible, pourrait-on dire, qu’à la condition de leur mort ? Je ne crois pas. D’humeur historienne, je pourrais prétendre me souvenir de la Saint-Barthélemy (et c’était déjà un massacre dans ma langue, dans l’adolescence du français) ; d’humeur biblique, je pourrais me souvenir du massacre des Innocents. Mais, en réalité, je ne me souviens de rien ni de personne. Je sais seulement, ou plutôt je crois savoir, mais je ne me souviens pas. Et ne me souvenant pas, je ne sais pas grand-chose. Il n’y a que le touriste qui, pour avoir visité les chambres à gaz pendant la digestion d’un bon repas, puisse prétendre savoir ce qu’ont vécu les Juifs exterminés. Comment lui faire comprendre qu’une chambre à gaz ne se visite pas, non plus qu’un camp d’extermination ? Mais pour le touriste, une chambre à gaz est une chambre : c’est une pièce, dans laquelle on peut entrer ; on peut donc la visiter… « Quoi ? dit le touriste. On n’a pas visité les chambres à gaz tant qu’on n’y est pas mort soi-même ? Mais que m’importe la nuance, du moment que j’ai fait mon selfie ! » C’est que notre langue est également frappée d’une sorte d’acédie. Notre paresse intellectuelle, notre viscérale indifférence aux nuances du sens, appauvrissent celle-ci autant que son appauvrissement nous rend impuissants à saisir les nuances du sens, à nous engager dans l’exercice intellectuel. La crise que connaît notre langue s’explique d’abord par la crise morale majeure que nous traversons. Nous perdons notre langue à mesure que nous perdons notre âme. Il y a dans cette perte une foncière indécence, qui me semble rendre impossible l’exercice d’un quelconque devoir. Celui-ci tourne nécessairement à la farce. Il faut être un Jan Karski pour avoir visité un camp d’extermination ou le ghetto de Varsovie. Un tel homme a pu le dire parce qu’il devait en témoigner. Ce n’est pas dans l’un de ces parcs d’attraction mémoriels où s’amusent des foules de touristes en goguette qu’a pénétré ce grand témoin, c’est en enfer : « En vérité, écrit-il, en ce temps-là, cette maison [par laquelle il entra deux fois dans le ghetto] était devenue comme une version moderne du fleuve Styx, qui reliait le monde des vivants avec le monde des morts. » (Jan Karski, Mon témoignage devant le monde. Histoire d’un Etat clandestin, traduction anonyme de l’anglais, révisée et complétée par Céline Gervais-Francelle, Robert Laffont, 2010, « Chapitre XXIX. Le ghetto », p. 281-282.) Voici comment Karski décrit les habitants de cet enfer : « Était-ce un cimetière ? Non, car ces corps se mouvaient encore, pris souvent d’une agitation violente ; ils étaient encore vivants, mais à part la peau qui les recouvrait, les yeux et la voix, il n’y avait plus rien d’humain dans ces formes palpitantes. » (Op. cit., p. 282) « Tandis que nous nous frayions un chemin dans la boue et les décombres, des ombres qui avaient jadis été des hommes ou des femmes s’agitaient autour de nous, à la poursuite de quelqu’un ou de quelque chose, avec des yeux étincelants aux regards affamés et avides. » (Ibid.) Peut-il être permis d’évoquer ces ombres en se tenant mal, en parlant mal, en se photographiant, en digérant son repas, en songeant à demain, impatient de je ne sais quoi ? Peut-on vraiment invoquer des ombres, quand on est soi-même une ombre, faute de ce sang que la langue est pour l’âme, quand son âme se vide de sa langue, comme un corps de son sang ? On ne commémore pas, avec nos sales mots : on profane. On ne témoigne pas : on falsifie. On nie le crime en le disant, parce que les mots disent autre chose : ils dénoncent malgré eux la flagrance du crime qui est en cours dans la langue plutôt qu’ils ne convoquent le souvenir du crime qui fut commis dans le passé. Si bien que l’hommage témoigné aux victimes du crime n’est pas sans dommage sur les vivants qui s’en souviennent : dans un certain ordre d’idée, les témoins deviennent des complices.
20.VII.2022
La fente ou la tente ?
I |
L Y A PROBABLEMENT un jeu de mot de la part de Pétrone, lorsqu’il fait dire à Ascylte s’adressant à Encolpe : « Sic dividere cum fratre nolito. » (Pétrone, 11, 4). Ernout traduit : « C’est ce que tu appelles partager le bien fraternel ! Foin d’un pareil partage ! » Louis de Langle (cf. Itinera electronica) : « Ça t’apprendra une autre fois à rompre avec ton frère ». Grimal : « Voilà comme il ne faut pas partager en frère ! » Il a bien été question, plus tôt, d’un partage, quand Encolpe dit à Ascylte (Pétrone, 10, 4) : « Itaque communes sarcinulas partiamur ac paupertatem nostram privatis questibus temptemus expellere. » Ascylte, que ne satisfont pas les accords du partage, vient donc ici réclamer en quelque sort sa part de Giton. Mais alors qu’Ernout et Grimal donnent à dividere le sens de partager, de Langle, choisit celui de rompre, poétique selon Gaffiot. Ce que dénonce alors Ascylte, c’est une espèce de rupture unilatérale, dans laquelle Encolpe a gardé le meilleur pour lui (Giton). Les coups que donne l’un (« et me coepit non perfunctorie verberare ») serviront à l’autre de leçon : après quoi, Encolpe ne se risquera plus à de tels procédés : « Tu ne rompras plus de cette façon avec un frère ! » Dans tous les cas, le frater de cum fratre désigne Ascylte. Mais dividere peut avoir un sens obscène, celui de fendre, au sens où l’on peut dire que la femme possède une fente que l’homme n’a pas. Dividere, c’est fendre ou pourfendre quelqu’un au sens sexuel. Les mots d’Ascylte pourraient donc être aussi bien ceux d’un jaloux uniquement, qui n’aurait plus tant à l’esprit les termes d’un partage inéquitable, que l’objet de son désir, soit le petit Giton, que représenterait alors frater dans cum fratre : « Tu ne pratiqueras plus comme ça l’acte de fendre avec le mignon ! », s’écrierait Ascylte. Mais peut-être cette interprétation est-elle un peu forcée, parce que, dans un tel sens, plutôt que dividere cum fratre, on attendrait sans doute dividere fratrem, fendre le mignon. Mais à côté d’un sens obscène de dividere fondé sur l’idée de fendre, comme dans Plaute, Aulularia, 286 (« Post si quis vellet, te haud non velles dividi », « tu ne refuserais pas de te laisser fendre »), ne pourrait-on pas imaginer un sens obscène fondé sur l’idée de partage ? Ce qui serait partagé, ce serait le lit, et donc l’intimité sexuelle, comme le mot contubernium, soit la camaraderie des soldats qui partagent la même tente (tabernaculum), a fini par désigner l’intimité, les liens d’amitié. Ce qui serait partagé, dans la seconde origine que je suppose au sens obscène de dividere, ce serait la couche, le drap (ou même le vêtement que s’échangent parfois les amis), comme le mot vesticontubernium, rencontré un peu plus tôt dans le texte (Pétrone, 11, 3), le suggère : « Quid agebas, inquit, frater sanctissime ? Quid ? Vesticontubernium facis ? » (Ernout : « Hé quoi ? Logé à deux sous la même tente ? » ; de Langle : « Quoi ! Vous logez à deux dans un seul manteau ? » : Grimal : « Eh bien, tu fais de la cohabitation ? » (Il est plaisant de noter que la « tente » d’Ernout est un homophone de l’injurieux « tante », dont nos personnages ont les mœurs ; que le « manteau » de de Langle a une espèce de parenté sonore avec le début de « mentula », sans laquelle on ne saurait dividere au sens obscène de fendre ; et qu’on entend « bite » dans la « cohabitation » de Grimal. Mais peut-être ne faut-il pas imputer ces hasards, heureux ou non, à nos traducteurs, et sans doute est-ce moi qui ai l’ouïe un peu trop fine…)) Ainsi le jaloux s’écrierait-il quelque chose comme « Tu ne cohabiteras plus ainsi avec le mignon ! », « Tu ne feras plus ce partage [sexuel] avec le mignon ». Mais, dans tous les cas, que le sens obscène de dividere soit fondé sur l’idée de fendre ou sur celle de partager la couche, s’il est obscène, c’est parce que l’acte auquel il est fait allusion, c’est l’enculade. Or, on pourrait imaginer que, le frater de cum fratre, désignant de nouveau Ascylte, ce dernier fasse un usage figuré du verbe dividere au sens d’enculer, et qu’il veuille dire : « Tu ne feras plus ainsi l’enculade avec un frère », c’est-à-dire « Tu n’enculeras plus ton frère comme ça ». Nous voici donc revenus à notre point de départ d’un partage inéquitable, dans lequel Ascylte s’estime lésé : il s’est fait enculer, comme on dit très grossièrement, et ça ne se reproduira plus.
26.V.2022
Danse macabre
S |
I JE DEVAIS SYNTHÉTISER à l’extrême le sentiment que m’inspire le voile islamique (du plus charmant fichu, dès lors qu’il est de mode musulmane, à la bâche la plus intégrale), je recourrais à cette analogie (qui n’est bien qu’une analogie, et en aucun cas une identification) : Comme signe de ralliement ou de revendication, le voile est à mes yeux l’équivalent de la croix gammée du nazisme ; comme marqueur de l’infériorité de la femme, il est un équivalent de l’étoile jaune. Je précise encore que mon analogie ne compare pas ici le sort des femmes à celui des Juifs, ni l’islam au nazisme, mais bien la fonction de trois pièces de tissus différentes, sous deux régimes distincts, mais qui ne sont ni l’un ni l’autre très propices à l’épanouissement des hommes (au sens générique). La servitude volontaire de ces femmes qui, prétendant exercer leur liberté en décidant de se voiler, se voilent surtout la face si vraiment elles se croient complètement innocentes du sang versé dans les pays où leur voile est porté par contrainte, si vraiment elles ignorent être les complices, même de très loin, de crimes perpétrés jusque dans des pays où les têtes ont normalement des cheveux, crimes commis par des hommes qui, parfois, peuvent même séparer certains corps de ces têtes, en prenant bien le temps qu’il faut pour découper celles-ci, parce qu’ils pensent que les femmes devraient avoir les leurs emballées ; cette servitude faite choix, disais-je, me paraît aussi indécente que s’il advenait un jour que mon voisin décidât d’arborer une croix gammée à son bras, s’estimant libre de proclamer ses convictions par ce moyen, au prétexte que tous les nazis n’étaient pas des tueurs sanguinaires et que le nazisme, c’était aussi des Coccinelles et des autoroutes ; elle est aussi incongrue que si cet assez peu sympathique voisin réussissait à me persuader, je ne sais trop comment, de me coudre un triangle rose sur la poitrine, sans doute par une manipulation grossière, par exemple en prétendant que le port de ce triangle me faciliterait les rencontres avec mes semblables (car il est vrai qu’il est devenu difficile de s’y retrouver, maintenant que tous les homme s’épilent et que les plus jeunes d’entre eux peuvent même se vernir les ongles !) Mais ce vers quoi j’irais avec ce triangle, ce n’est pas l’heureuse rencontre que, pour m’appâter, l’on m’aurait promise, à moi qui déteste tant faire connaissance, ou même seulement tomber dans la rue sur l’une des miennes (Ah ! l’heureux temps des masques, qui nous donnait la parfaite excuse pour ne reconnaître personne dans la rue ! Et d’ailleurs, il était réellement difficile de reconnaître quelqu’un dans la rue ! C’est à croire que nous avons tous de beaux yeux, et que c’est à nos gros nez, aux petits rictus de nos bouches, que les autres nous reconnaissent plutôt…) ; non, ce à la rencontre de quoi j’irais surtout, je le crains, c’est les crocs des chiens qui dévorèrent l’ami de Pierre Seel au camp de Schirmeck, c’est la plus haute tour de la ville, d’où l’on me jetterait à la fin dans le vide, c’est-à-dire en direction d’un sol bien concret, et fait d’une matière qui, à tous les coups, me paraîtrait avoir une consistance un peu trop ferme pour l’intégrité de mes os et de mes organes ! Moi qui aime tant les chiens, je crois que j’aimerais tout de même mieux la tour… Mais si vraiment ces femmes tiennent tellement à l’idée de voile, pourquoi ne s’avisent-elles pas que leurs cheveux sont le voile qui nous dissimule la peau de leur crâne, et que leur peau est le voile qui recouvre leurs os, dont le savant assemblage a la forme d’un squelette ? La vie est un voile, un voile qui tombe. Après quoi, c’est la mort. Leur voile à elles est un linceul, qu’elles veulent porter de leur vivant. Elles font le choix de nous exhiber leur mort à tous les coins de nos vies. Elles sont des spectres pleins de morgue, qui transforment le monde même en une vaste morgue, qu’elles hantent en allant d’une danse macabre et chantant sans même s’entendre chanter : « Vive la mort ! »
25.V.2022
La bourse ou le vit ?
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LFRED ERNOUT TRADUIT l’ablatif absolu « prolatoque peculio » (Pétrone 8, 3) par « pièces en main » ; Louis de Langle (traduction reprise sur les Itinera electronica) par « et, mettant bourse en main ». Les deux traducteurs donnent donc au mot peculium le sens de pécule. Mais Gaffiot (dans l’édition de son dictionnaire reprise sur le site Collatinus) donne pour dernier sens possible à ce mot celui de penis, c’est-à-dire « queue » au sens de membre viril, et renvoie précisément à l’extrait de Pétrone (8, 4, i. e. 8, 3 dans la collection Budé ou sur les Itinera electronica ; dans mes vieilles éditions imprimées du Gaffiot, le renvoi est incomplet : est indiqué le chapitre 8, suivi d’une virgule, puis le second chiffre manque, il y a seulement une espace à la suite). C’était d’ailleurs ma première interprétation dans ma lecture du latin directement : « le sexe à l’air » ou « le sexe en évidence » ou même, carrément, « m’ayant mis son sexe sous les yeux » (prolatum, de profero, « produire au jour, mettre devant les yeux »). Puisque la scène se déroule dans un lupanar et que le pauvre Ascylte est encore tout suant d’avoir failli être déshonoré par le bon bourgeois (le cochon de bourgeois !) qui lui a fait si cavalièrement ses avances, ne devant son salut qu’au fait d’être plus fort que ce vieux satyre, on est en droit d’imaginer dans ce prolatoque peculio quelque chose d’un peu plus effrayant qu’un simple porte-monnaie. Ernout et Meillet expliquent ainsi le sens obscène de peculium dans leur dictionnaire étymologique : « […] puis ‘‘pécule’’ (peculium castrense) ; propriété particulière ; quelquefois dans un sens obscène (= membrum virile). » Une transposition en français, qui s’efforcerait de garder un équivalent de l’aspect pécuniaire de l’image (peculium/pecunia), dont le ressort est la grande valeur qu’un homme prête généralement à son petit bout de chair, se rencontrerait peut-être dans nos scintillants bijoux de familles. (Mais ce qui semble être à l’origine de l’image selon Ernout-Meillet et le Lewis & Short, c’est plutôt l’idée de private property, ce qu’on a de bien à soi, son petit bien.) Je m’avise qu’il y a sans doute un double sens dans le « pièces en main » d’Ernout : c’est presque le service trois pièces qui vient à l’esprit du lecteur, et donc dans la main de l’entreprenant pater familias ; de même chez de Langle, d’ailleurs, les bourses n’étant pas nécessairement des sacs qui contiennent de l’argent… Pierre Grimal, en revanche, dont je viens de consulter la version, traduit très nettement prolatoque peculio par « en m’offrant de l’argent ». (Il n’a pas dû beaucoup fréquenter les backrooms ; moi non plus d’ailleurs (une fois seulement, et parce qu’elle était vide, et parce que j’étais accompagné !), ce qui ne m’empêche pas d’avoir l’imagination plus hardie que lui.) Mais ce double sens se trouve probablement d’abord dans le texte de Pétrone lui-même, ce qui en rend la lecture plus plaisante. — Et pourquoi pas quelque chose comme : « m’offrant un paquet d’argent/m’offrant son paquet », « m’offrant un paquet » (au lecteur de deviner lequel) ? — Ou alors : « m’offrant la bourse et le vit » !
21.V.2022