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30/11/2023
(Journal du 30.XI.2023) J’ai dit hier que l’adolescent que je fus était sûrement mort en même temps que River Phoenix, cet acteur que j’aimais tant. Il me faut évidemment faire une précision importante. Je ne sais si c’est une loi humaine, mais c’en est une personnelle : tout ce qui meurt en moi (en nous ?) reste vivant d’une certaine manière, sur un certain mode, qui est, chez moi, celui de l’impuissance, c’est-à-dire d’une puissance purement virtuelle, dont aucun des possibles n’est plus jamais réalisé. Il m’arrive encore de croire en ma puissance, mais je suis toujours déçu. Toute ma mélancolie s’explique par l’ombre que continue de projeter sur moi l’adolescent qui, n’étant plus, fait comme me rester davantage à l’esprit. C’est lui d’ailleurs qui, particulièrement vivace pendant la parenthèse enchantée du coronavirus, m’a fait écrire Le Testament d’Attis, dont voici l’exergue. Son cadavre bougeait encore. Il était même alors particulièrement remuant.
Je sens encore en moi l’adolescent qui fut.
Sa forme dans mes bois est toujours à l’affût.
C’est quand il boit à l’onde où se forment mes larmes
Ou qu’il quitte la chasse à nos songes profus
Que je le raperçois : quand il pose les armes
Et s’en vient assoupir contre le pied d’un charme.
Mon chant devient alors le songe de sa nuit.
La fange de mes jours le retient enfoui,
Gisant qui dans mon âme ouvre une large plaie
Où se défont à moi ses restes éjouis :
Aux larmes de mes yeux sa poudre se délaie,
Étoilant de son sel de mes pleurs la saulaie.
30.XI.2023
29/11/2023
(Journal du 29.XI.2023) Je suis allé voir hier soir le Napoléon de Ridley Scott, qui m’a semblé d’un ennui mortel. Le comble est que tout va si vite malgré les longueurs qu’il ne semble y avoir que deux personnages : Napoléon et Joséphine. Pour le reste, on croirait n’apercevoir que des figurants, sauf (peut-être) Alexandre Ier et Wellington. Dans tout le film, les fenêtres des hôtels et des palais sont si peu françaises, toutes, que le point de vue ne pouvait être qu’anglais, comme il se dit beaucoup, je crois. D’ailleurs, les dialogues sont en anglais. On a beaucoup de mal à prendre la chose au sérieux. Mais justement, je me demande si ce n’est pas délibérément que le réalisateur a donné à son épopée ratée des airs de farce, avec ce Napoléon incroyablement fat, falot et pleutre. D’ailleurs, dans le film, avant de devenir empereur, l’homme tombe beaucoup, je veux dire par terre, presque comme si c’était un gag. Ce Napoléon, c’est guignol et grand-guignol. Mais même à la farce on ne croit pas. Elle n’est pas assez assumée. (C’est un peu comme cette mini-série sur Netflix, Toute la lumière que nous ne pouvons voir, dans laquelle j’ai eu grand tort de m’embarquer quand j’eus retrouvé ma connexion Internet, il y a peu, après treize jours d’interruption. Les dialogues y sont aussi en anglais. Mais les personnages allemands semblent s’écrier Heil Hitler à tout propos, et souvent hors de propos ! Bref, là non plus, ce n’est pas du tout crédible. Je me demande comment des Allemands (car certains acteurs sont allemands) peuvent consentir à prononcer des répliques aussi absurdes. Ils doivent tout de même bien savoir ce que signifie Heil Hitler et avoir quelque idée des cas où s’employait cette détestable formule… (Du même ordre, dans le Napoléon de Ridley Scott, Joséphine, à qui le tsar Alexandre rend visite à la Malmaison (fausse Malmaison, beaucoup plus somptueuse que la vraie), donne à ce dernier le titre d’altesse. Mais je ne me rappelle plus si ce mot figure dans le dialogue anglais ou si c’est la traduction dans les sous-titres qui est mauvaise.) Il est vrai qu’avec un tel titre, Toute la lumière que nous ne pouvons voir, j’aurais dû me méfier, mais comme c’est Louis Hofmann qui tient le premier rôle masculin et que cet acteur s’attire toujours des regards complaisants de ma part, je me suis laissé prendre au piège. Hélas, même Hofmann est une déception, parce qu’on lui a donné dans la série un inexplicable air de mocheté, dans certains flash-back du moins.) Mais pour en revenir à Napoléon, j’ai toujours préféré à Joaquin Phoenix son frère aîné, mort trop tôt. J’étais littéralement amoureux de lui, durant mon adolescence, surtout depuis son interprétation du personnage de Mike dans My Own Private Idaho (mais j’aimais aussi beaucoup Keanu Reeves : sans doute étais-je également amoureux de l’improbable, de l’impossible couple que formaient leurs deux personnages dans le film.) Je crois pouvoir dire sans exagération que je ne me suis jamais vraiment remis de la mort de River Phoenix. J’avais dix-sept ans et venais de m’installer dans la ville d’Acaris, pour commencer mes études, qui allaient être désastreuses. L’adolescent que j’étais à l’époque est sans doute mort en même temps que l’acteur. (Comment ai-je pu négliger de parler de cela dans Le Testament d’Attis, où il est pourtant question de cinéma ?) D’un autre côté, si River Phoenix avait vécu, peut-être serait-il devenu aussi disgracieux que son frère. Et comme il se droguait, qui sait même s’il n’aurait pas fini dans le même état qu’Edward Furlong, autre acteur de ma jeunesse dont j’ai beaucoup aimé la grâce, mais qui s’est fort engraissé depuis lors. D’un autre côté, Keanu Reeves vieillit très bien (mais peut-être la chirurgie n’y est-elle pas pour rien.) Dans un registre plus naturel, Ethan Hawke, dont le personnage, dans Bienvenue à Gattaca, est pour moi d’une beauté indépassable, ne vieillit pas trop mal non plus. Comme les injections ni le bistouri ne semblent avoir approché son visage, il a fini par prendre cet air presque bad boy de quelqu’un qui a beaucoup vécu, et qui, certes, n’a plus la beauté apollinienne du personnage de Gattaca ni l’innocence du tout jeune homme du Cercle des poètes disparus, mais qui se laisse tout de même encore regarder sans déplaisir, contrairement à ce pauvre Edward Furlong, dont la vision m’est particulièrement douloureuse, parce que je me souviens encore, en voyant la dévastation de son visage et de son corps, de l’acteur si prometteur qu’il était dans les années quatre-vingt-dix et deux mille : j’ai comme la nostalgie de toute le reste d’une carrière qu’il n’a pas pu avoir. Mais qui suis-je pour le juger ? J’ai moi-même largement commencé à péricliter, à tel point que, passant devant un miroir, j’ai souvent l’impression d’être le personnage d’un film d’épouvante, dont le reflet est celui de quelque créature monstrueuse ! Je ne suis pas loin de sursauter, lorsque je m’aperçois. Par chance, ma vue semble baisser un peu plus chaque année. À ce rythme, dans un lustre ou deux, je n’aurai plus aucune idée de ma propre dévastation physique.
29.XI.2023
28/11/2023
(Journal des 23 et 27.XI.2023) Bien que je n’aie pas la prétention d’être exhaustif, je crains de n’avoir pris quelque retard dans la relation de ces derniers jours. Jeudi 23 novembre était convoquée l’assemblée générale du centre d’art, dont la Galerie Fabienne était le lieu (du nom de Fabius, son fondateur, industriel et mécène local mort à la fin du XXe siècle.) Or ce n’est pas à la Galerie Fabienne que nous étions invités à nous rendre, mais dans la vaste Salle Agathée, ainsi nommée en mémoire d’Agathias, qui fut démarque d’Argos de 1962 à 1983. La veille, j’avais appris de la bouche de Philonice, avec qui ma sœur et moi avions passé la soirée (soirée d’ailleurs très arrosée), que la Galerie Fabienne menaçait tellement ruine que Stéléchion, l’actuel président, avait pris la décision de quitter notre siège historique. Ce changement était l’une des grandes annonces de l’AG : le démarque actuel, qui était d’ailleurs présent, consentait à mettre à notre disposition la Salle Agathée pour une durée de trois ans renouvelables. Ce que je n’ai pas réussi pendant les trois ans de ma présidence (je veux dire quitter la Galerie Fabienne, dont la charge était devenue bien trop lourde pour le centre d’art), Stéléchion l’a fait presque du jour au lendemain, tout simplement en en prenant la décision. Il est vrai que son conseil d’administration est entièrement renouvelé, et que n’y siège plus aucun membre ‘‘historique’’ ni aucun contemporain de Fabius, lesquels, de mon temps, considérant la Galerie Fabienne comme constitutive de l’identité de notre association, refusèrent toujours de la quitter, ce qui me causait de grandes angoisses, car rien dans l’immeuble n’était aux normes. Il y avait partout des fuites d’eaux, menaçant l’intégrité des œuvres de notre collection permanente et celles des expositions temporaires. Et je ne parle pas des morceaux de murs qui, déjà, tombaient sur le sol ! Ces mêmes fuites, ces mêmes chutes de pierres, sont désormais des prétextes tout naturels pour quitter l’endroit. Mais il est vrai qu’il pleut désormais des trombes d’eau à l’intérieur, à cause de grands trous dans les sortes de velux en coupole du plafond et c’est sur la voie publique que tombent parfois des pierres de notre façade. Il y a près de deux lustres que notre bail sui generis (d’une durée de trente ou quarante ans) est arrivé à son terme. Contre une somme annuelle modique, l’ancien propriétaire du lieu, qui était un ami de Fabius, consentait à ce que nous fussions comme chez nous dans cet ancien grenier de la minoterie de la ville. En contrepartie, nous avions presque toutes les responsabilités d’un propriétaire pour ce qui était de l’entretien de l’immeuble. Mais quand le bail est arrivé à échéance, le propriétaire avait changé : c’était désormais le fils du précédent, Versutus, vieillard dangereusement procédurier et, je crois, gravement menacé de démence sénile. Combien de fois ai-je dû l’entendre radoter sans jamais pouvoir lui montrer mon impatience, pour ne pas le froisser ni lui donner l’envie de nous nuire en plus de nous plumer ! (D’ailleurs, il nous a nui malgré tout, notamment en nous faisant un procès dont je n’ai pas le courage d’exposer la raison ce soir.) Depuis des années désormais, Versutus prétend nous laisser la responsabilité de l’entretien de l’immeuble tout en exigeant un loyer faramineux ! Eh bien ! sous ma présidence, les exigences exorbitantes de Versutus semblaient ne rien peser, aux yeux du reste de l’équipe, à côté du fait que l’immeuble était une part essentielle de l’identité de notre association ! (Ce n’est pas que je sois insensible à l’importance de l’identité, de l’histoire, etc., mais la survie même du centre d’art était alors en jeu, déjà.) Désormais pourtant, exceptées deux ou trois voix qui n’ont d’ailleurs pas manqué de se faire entendre lors de l’AG du 23, tout le monde semble s’en ficher ! À raison, d’ailleurs, car la Salle Agathée est d’un bien meilleur aloi que la Galerie Fabienne. Les plafonds y sont plus hauts et les volumes plus adaptés à l’exposition de pièces de grand format. Tout le mérite de ce changement d’adresse ne revient sans doute pas à Stéléchion. Il a bénéficié, me semble-t-il, de la mauvaise administration ou, disons, de la malchance des services du démarque pour ce qui est des affaires culturelles de la ville : je crois savoir en effet que les grands travaux de rénovation du musée ont pris du retard (il se dit même que tout n’est pas financé, ce qui me paraît bien étrange.) ‘‘L’offre culturelle’’, si l’on me permet l’emploi d’un tel jargon, s’en trouve fort réduite et pour plus longtemps que prévu, faute de salles d’exposition et parce que le premier ‘‘acteur du secteur’’ est indisponible pour l’instant. Il n’aurait plus manqué que notre centre d’art mît la clef sous la porte ! En mettant à notre disposition la Salle Agathée, le démarque donne ainsi l’impression de faire quelque chose pour la vie culturelle d’Argos, et à peu de frais ! Mais peu importent ses raisons. Grâce à lui, je me fais une joie de la tête que doit avoir Versutus à la pensée de se retrouver avec son vieux grenier sur les bras ! Comme l’un des membres du conseil d’administration était démissionnaire et que personne ne se proposait pour le remplacer, le minimum de six membres risquant de ne pas être atteint (selon une modification des statuts que j’avais moi-même fait adopter en 2017 (avant cela, le minimum était de dix)) : j’ai rejoint de nouveau le CA. Mon marasme est tel à l’approche de l’hiver que je me suis dit qu’une nouvelle implication dans les affaires du centre d’art m’aiderait à sortir de ma langueur. (Je sais bien que « les maladies de langueur ont cessé en 1914 », comme dit Alexandre à Goffredo qui lui parlait des périodes de langueur de sa sœur, dans La Sapienza, mais j’aime beaucoup la réponse que fait le jeune homme à l’architecte : « Ma sœur n’en a pas été avertie. » Quant à moi, je l’ai bien été, mais j’ai tout de même mes périodes de langueur, qui commencent en général avec l’automne et se terminent à l’annonce du printemps. Le chant des grues qu’on entend passer dans le ciel à leur départ ou leur retour en sont à peu près les bornes.) Seulement, je risque d’avoir bien moins de temps à consacrer au centre d’art que j’aurais cru, car, lundi 27 novembre, j’ai reçu un appel téléphonique de Calliste qui me proposait de revenir pour un contrat de trois mois au dicastère d’Argos, probablement de nouveau dans les services du catégore, car je prendrai sans doute la suite de Dacrya, comme je m’y attendais dès la fin de mon contrat, cet été : je l’avais d’ailleurs noté dans ce journal, le 28 juillet dernier. J’ai bon espoir que ces trois premiers mois soient suivis d’autres contrats. Quand je pense que je n’attendais rien tant, l’été dernier, que de pouvoir retrouver enfin ma liberté et la pleine jouissance de mon temps. Aujourd’hui, je serais presque heureux de retourner à cette servitude volontaire qu’est le travail rémunéré ! Mais c’est parce que plus je suis libre de mon temps, et plus le risque est grand pour moi de le dilapider en heures languissantes et mélancoliques, surtout en cette saison. Rien ne se passe comme je le voudrais. Je n’ai aucune prise sur ma vie, dont je subis entièrement le cours, qui ressemble d’ailleurs bien plus à une fuite d’eau, comme celles qui sont venues à bout de la Galerie Fabienne !
28.XI.2023
17/11/2023
(Journal du 16.XI.2023) J’ai revu hier soir La Sapienza*, que j’aime beaucoup. À Alexandre, architecte reconnu et primé, qui lui demande pourquoi il veut devenir architecte lui aussi, le jeune Goffredo, qui vient d’avoir sa maturità, répond que c’est « pour créer des espaces. » Alexandre s’étonne : « Les espaces ne sont que des creux. » À quoi Goffredo répond : « Des creux qu’il faut remplir. ALEXANDRE — De quoi ? GOFFREDO — De lumière. Et de gens. ALEXANDRE — Vous avez raison. Je vous félicite. Moi j’ai négligé la lumière. GOFFREDO — Alors il faut l’ajouter. » Un peu plus tôt dans le film, Goffredo à voulu montrer à Aliénor, la femme d’Alexandre, la maquette qu’il a réalisée de la cité nouvelle, qui pourrait être construite, dit-il, n’importe où dans le monde. « GOFFREDO — La cité est construite autour d’un élément central, qui est un temple. ALIÉNOR — De quelle religion ? GOFFREDO — De toutes. ALIÉNOR — Des personnes de religions différentes n’entreraient jamais dans le même temple. GOFFREDO — Ici, si. Dans les temples on trouve une présence. L’architecte doit la convoquer. ALIÉNOR — Comment ? GOFFREDO — Par la lumière. ALIÉNOR — Et pour les gens qui ne croient en aucun dieu ? GOFFREDO — Ils y trouveront la présence. » Moi qui ne crois en aucun dieu, il me semble comprendre ce que veut dire Goffredo. Lorsqu’un rayon de soleil, surtout l’hiver, tombe sur vous, il ne vous réchauffe pas seulement le corps, mais fait aussi comme vous entrer dans l’âme, telle une présence réconfortante, comme si vous vous saviez soudain regardé avec chaleur par ce grand œil brillant dans le ciel. Sans doute est-ce pour cette raison que la lumière est si souvent associée à la divinité. Goffredo croit tellement au pouvoir de la lumière qu’un soir, dans un hôtel, juste avant d’aller se coucher, il a cet échange avec Alexandre, qui semble redouter la nuit qui s’annonce : « GOFFREDO — Vous êtes triste ? ALEXANDRE — Pas du tout. Je vais avoir des insomnies, et écrire. Bonne nuit. GOFFREDO — Je ne ferme jamais ma porte à clé. Si vous avez le cafard, venez me voir. On pourra se dire deux mots. Cela ne me dérangerait pas, car je me rendors toujours tout de suite. ALEXANDRE — C’est gentil. Je ne sais pas si c’est prudent de dormir la porte ouverte. GOFFREDO — J’allume toujours une bougie. ALEXANDRE — Et alors ? GOFFREDO — Je suis protégé. ALEXANDRE — Par la bougie ? GOFFREDO — Par la lumière. » Il me semble que je suis comme le temple dont parle Goffredo, mais qui aurait été si mal conçu par le grand architecte, que ni la lumière ni les gens ne pourraient y entrer. Ou s’ils le peuvent, c’est sans jamais y demeurer. Même don Esteban, qui m’a aimé, je crois, ou du moins qui a réussi à me le faire croire, n’a fait finalement que passer. Peut-être n’y avait-il pas vraiment trouvé la présence espérée. Cependant, le plus extravagant n’est pas là, mais dans le fait que je puisse sérieusement me comparer à un temple ! Peut-être ne suis-je qu’une idée de temple, un temple qui n’a pas encore été bâti, à peine une surface découpée dans le ciel. Il peut y passer tous les oiseaux possibles, comme autant de lettres noires tracées sur une feuille, toujours la page redevient blanche. Il n’y aura jamais d’œuvre, si ce n’est, peut-être, ce journal mal tenu. Ou bien ne suis-je que l’un de ces creux dont parle Alexandre ? Mais un creux impossible à remplir, parce que n’y entre pas la lumière, comme dans cet hôpital que l’architecte dit avoir construit à Sao Paulo, « rectangle suspendu sur deux tiges d’allumettes », mais conçu sans fenêtres « pour permettre un rigoureux contrôle scientifique de la condition des malades » et dont le résultat principal aura été d’habituer ceux-ci « à l’absence de fenêtres dans leur cercueil ». J’écris ces pages, mais je parle dans le vide, aussi muet que si j’étais moi-même une tombe. Pour en revenir à la lumière, je suis allé voir aujourd’hui Mort à Venise, qui était projeté tout à l’heure au cinéma de la place des tauromaques. Je me fais beaucoup penser à ce pauvre Aschenbach, cherchant dans les rues sordides de Venise la lumière dont il manque tant en suivant les pas de Tadzio, ce fragment d’astre tombé sur terre, ce soleil qui se montre au musicien pendant tout le film, presque offert et pourtant intangible, et dont Tadzio, tendant le bras, montre réellement la direction, à la toute fin, quand vient la mort. Je repense au refrain de cette ballade écrite il y a un ou deux ans : « Tristan sans voix de nulle Iseult, je suis mort à Venise. »
* Eugène Green, La Sapienza, 2014.
16.XI.2023
14/11/2023
(Journal du 14.XI.2023) Il y avait devant moi, ce matin, à la caisse du supermarché, une famille de pauvres gens. C’étaient des Bohémiennes : la grand-mère, la mère et deux fillettes. Elles avaient séparé leurs courses en deux tas, pour payer ces achats en deux temps. Dans le premier tas se trouvaient des denrées de première nécessité ; dans le second quelques biscuits et friandises pour les fillettes. La mère avait dans la main deux billets de dix drachmes pour le nécessaire, et la grand-mère un autre billet de dix pour le superflu. N’ayant pas assez des vingt drachmes, elles ont renoncé à un fromage et un paquet de jambon, qu’elles ont rendus à la caissière. Quant aux fillettes, elles sont reparties contentes. Ces pauvresses ne semblaient pas avoir honte de devoir exposer ainsi leur gêne aux yeux de tous. Elles m’avaient plutôt l’air d’être heureuses au contraire, alors que moi, je me tenais derrière elles comme une âme en peine, malgré le beau temps qu’il fait depuis hier, et la douceur de l’air. Mais c’est après trois semaines au moins de grisaille et de pluie presque ininterrompues. Tous les ans, vers mon anniversaire, qui tombe le 2 novembre, je fais comme entrer dans la mort. Et c’est à cause de cette saison au lavis, où tout est détrempé, où l’ombre et la nuit viennent empoisser le regard, pour mieux l’éteindre. Et pour ne rien arranger, en sortant du supermarché, il m’a semblé entendre l’un des premiers vols de grues fuyant vers le sud. Je passe l’hiver à attendre leur retour. Tant qu’elles ne sont pas revenues, je suis plus mort que vif. Mes fonctions vitales ne sont pas interrompues, mais j’ai tout de même plus l’air d’un transi sur une pierre tombale que d’un vivant sur la surface de la terre. Il n’y a pour moi que deux saisons : celle du gésir, du gémir et du transir, et celle de l’extase, du pur sortir de ces glaces où j’étais pris. Mais même l’été a pour moi quelque chose de blessant, car rien ne me semble plus cruel que le déclin des jours sitôt passé le solstice. Avec une telle complexion, je m’aperçois qu’il ne m’est pas permis de jouir de toute la part de vie qui m’a été donnée. Je ne posséderai jamais que la moitié de mon âge, ce qui, en soi, est une raison de geindre. Je tourne en rond dans cette vie comme dans un cercle vicieux.
14.XI.2023
13/11/2023
(Journal du 13.XI.2023) Peut-être étais-je un peu sévère avec moi quand j’écrivais dans ce journal que, ne me sentant pas dans mon élément parmi la foule assemblée devant le nomarchéion d’Argos, hier après-midi, j’avais quelque peine à me concentrer sur les discours contre l’antisémitisme que prononcèrent les quelques élus qui prirent la parole, car en en reparlant tout à l’heure avec ma mère, qui nous avait invités chez elle pour le déjeuner, Junie et moi, notre hôtesse nous a fait remarquer que ces discours l’avaient déçue, et notamment celui de l’ancienne archontesse d’Argos, qui lui avait semblé mettre sur le même plan (ce que ma mère prend pour une lâcheté) les antisémitismes d’extrême droite et d’extrême gauche (« Ah oui ! l’antisémitisme de souche et l’antisémitisme de chance », s’est écrié mon cousin Ménippe, à qui je rapportais tout à l’heure cette conversation pendant notre téléphonage quotidien.) Et en effet, y resongeant, je me demande si ce n’est pas plutôt la grande faiblesse de discours sans le moindre relief, sans la plus petite saillie pour accrocher un peu l’oreille, qui m’a empêché de rester concentré : je ne parvenais pas à m’intéresser à ces salades insipides, qui nous étaient servies sans aucune vinaigrette. (Pendant les deux ou trois ans que j’eus à présider la Galerie Fabienne, je me suis toujours donné la peine de rédiger correctement mes discours pour les vernissages, ne fût-ce que par respect pour mon auditoire, et surtout pour les artistes que nous lui présentions. Ce fut même le seul plaisir que j’ai trouvé à cette charge pour laquelle j’étais si peu fait. Mais je ne crois pas que mes discours étaient très goûtés pour autant, car l’impatience du buffet qu’on servait ensuite empêchait les amateurs d’art, affamés de nourritures pour le ventre plus que pour l’esprit, de s’intéresser beaucoup à mes périodes un peu trop cicéroniennes : ma vinaigrette oratoire faisait peu le poids à côté des mayonnaises préparées par mon vice-président, grand ordonnateur de nos ripailles et grâce à qui les buffets de la Galerie Fabienne étaient les plus somptueux de tout l’Argos culturel.) À vrai dire, la faiblesse, hier après-midi, n’était pas que dans les discours : mais dans notre chant également, quand est venu le moment d’entonner la Massaliote. Ce n’était pas un chant, mais une espèce de murmure embarrassé, comme si l’on eût craint d’être entendu. Ce n’était plus un cri de guerre, mais un chant de honte, je dirais presque un chant de pleutres, de pleutres arrivés à leur dernière extrémité, mais qui auraient à peine osé faire entendre leur ultime souffle, tâchant de l’étouffer plutôt que de le rendre. Et j’étais le premier d’entre ces pleutres, évidemment, car, détestant la foule et constatant que personne n’osait donner un peu de la voix, je me voyais mal être celui qui donnerait l’exemple ! Devant un tel spectacle, on ne peut que se dire que tout est perdu… Ma mère, tout à l’heure, parlant du lien qu’elle estime voir entre la présence aberrante de l’islamisme sur le sol des Grecs et les flux migratoires déversés parmi nous depuis tant d’années, a cru nécessaire d’ajouter aussitôt, par une sorte d’instinct de survie, qu’on ne peut tout de même pas empêcher les gens de migrer et qu’il y a d’ailleurs de bons musulmans (ce qu’elle entend non pas du point de vue des sectateurs d’un certain aventurier de la Mecque, mais de celui des Grecs soucieux de la conservation de leur hellénité.) « Bien sûr ! », s’est écrié Ménippe, « bien sûr qu’il y a de bons musulmans, comme dit ta mère ma tante, mais que savons-nous de ce que deviendront leurs enfants et leurs petits-enfants ? Ne sont-ils pas des Grecs comme toi et moi ceux qui nous massacrent épisodiquement au nom d’une religion qui n’est pas la nôtre ? » Mon cousin Ménippe pense que consentir à ce qui paraît être l’inébranlable ordre des choses, l’inentamable réalité, c’est être défaitiste, c’est être prêt à la collaboration. Selon lui, il faut oser le ridicule de croire à l’impossible. « Il n’est d’impossible », dit-il, « que pour les impuissants, que pour les émasculés comme toi. » (Ménippe ne me ménage pas toujours autant qu’il le devrait et ne répugne pas à me faire honte, à moi qui ai même renoncé à mon nom, celui de mon père qui perd la mémoire, pour pouvoir écrire en paix, c’est-à-dire en lâche.) Ce que dit Ménippe sur l’intimidante, la décourageante réalité me rappelle une belle page des mémoires d’Éliézer Ben-Yéhouda, dont je recopie ici quelques extraits : « Je dois à la vérité de reconnaître que les dirigeants de l’Alliance Israélite étaient évidemment mieux informés que nous tous sur la situation réelle en Eretz-Israël. […] Certains avaient une connaissance réelle, satisfaisante de l’empire et de la politique de son gouvernement dans tous les domaines. […] Lorsqu’ils disaient que les Juifs qui arriveraient buteraient contre les obstacles que leur dresserait l’administration, ils avaient raison. Nous tous, du propriétaire du Shahar au dernier des ‘‘patriotes’’, dont moi, partis en guerre contre l’Alliance avec le désir de changer son orientation pour qu’elle serve Eretz-Israël, nous n’étions que de parfaits ignorants. Notre intelligence était frappée d’aveuglement par suite de notre enthousiasme national et nous ne voyions point l’amère vérité de cette analyse ; nous la jetâmes à la poubelle avec une légèreté d’esprit presque effrayante, lui répondant par des arguments inconsistants. Pourtant, l’Histoire énoncera une loi pratique : par le succès de la colonisation nouvelle, par l’énoncé clair qui constitue le grand événement de cette année [la déclaration Balfour en 1917], l’Histoire montrera que nous, les aveugles, étions les véritables voyants et avions vu juste. La direction de l’Alliance, si savante, si clairvoyante, avait été aveugle et avait manqué de lucidité. Dans la vie des peuples, il y a des moments où les esprits clairvoyants, en ne saisissant les choses qu’au reflet de la réalité présente, sont incapables d’apporter au peuple le salut qu’exige l’instant. À l’inverse, ces aveugles, qui ne voient la réalité qu’à travers une cloison trouble, y parviennent*. »
* La Renaissance de l’hébreu. Éliézer Ben-Yéhoudah, Le Rêve traversé et Ithamar Ben-Avi, Mémoires du premier enfant hébreu, trad. Gérard Haddad, Yvan Haddad et Catherine Neuve Église, Desclée de Brouwer, coll. « Midrash », 1998, p. 122-123.
13.XI.2023
12/11/2023
(Journal du 12.XI.2023) Je suis allé au rassemblement contre l’antisémitisme organisé cette après-midi devant le nomarchéion d’Argos. C’est la première fois de ma vie que je participe à une manifestation, si du moins je ne compte pas le jour, il y a tant d’années, où je fus à la gaypride d’Acaris avec Augustin (ou bien il me faudrait mentionner également tous les carnavals auxquels il a pu m’arriver de participer dans mon enfance. Je me souviens que, pour cette gaypride, l’un des amis d’Augustin s’était vêtu d’une robe de mariée. Chaussé de patins à roulettes, il s’amusait à me tourner autour en jouant d’un sifflet qu’il avait au cou, comme si nous nous fussions trouvés dans une boîte de nuit, où les sifflets étaient fort à la mode en ce temps-là. À cause de ce garçon, mes premiers pas dans la fierté homosexuelle furent pour moi presque aussi traumatisants que ceux que je fis dans un bar gay, où je n’avais pas eu le temps de parvenir au comptoir que la main d’un inconnu me tâtait déjà le croupion, exactement comme on aurait fait d’un melon vendu au marché d’Argos ! Je crois bien que cette main fut la première dont il m’arriva de subir la violence, je veux dire en dehors du collège, évidemment ! Et encore : au collège, on se contentait de me bousculer en m’insultant !) Ce n’est pas que je sois sans opinions politiques, mais ayant toujours détesté les foules, je préfère les éviter, d’où ma faible expérience des défilés ou des rassemblements. Or il y avait foule aujourd’hui, pour mon malheur (mais pour le succès de la manifestation !) Ou du moins, je crois qu’il y avait foule, car n’ayant jamais participé à un tel rassemblement, j’ignore si ce qui me paraissait en être une l’était bien pour une ville comme Argos ou pour un événement de cette nature. Mais si j’en crois les quelques commentaires satisfaits entendus autour de moi, c’était bien un succès. Bien que je tinsse absolument à participer à cet événement exceptionnel, je ne me sentais vraiment pas dans mon élément, au point que je n’arrivais pas à me concentrer sur les discours des élus qui ont pris la parole. Le hasard a voulu que j’aie commencé à m’initier à l’hébreu biblique environ quinze jours avant les massacres du 7 octobre. Depuis lors, je considère mon étude comme une sorte d’hommage. En traçant sur mes cahiers les lettres hébraïques, il me semble faire comme un geste en direction des Juifs, geste discret, et bien laborieux pour l’instant, mais sincère et sans contrepartie, complètement désintéressé (contrairement à beaucoup des prises de positions publiques actuelles, qui donnent lieu à toutes sortes de règlements de comptes.) Ce geste n’est fait que pour moi sans doute, dans la solitude de mon étude, et son sens m’échappe en grande partie (je peine d’ailleurs à formuler ce que je cherche à dire), mais du moins revient-il à faire quelque chose, plutôt que rien… La méthode que j’utilise opte pour la prononciation de l’hébreu moderne. Je me dis ainsi que je prononce également un peu de la langue ressuscitée par Éliézer Ben-Yéhoudah en même temps que je m’initie à ce qui fut en quelque sorte son latin. J’ai lu récemment les courts mémoires de ce dernier, ainsi que ceux de son fils*, Ithamar Ben-Avi, ‘‘le premier enfant hébreu’’, le premier de l’époque moderne dont les babils ont été de l’hébreu vivant. Je ne connais rien de plus miraculeux, de plus bouleversant, de plus admirable que la renaissance de l’hébreu presque par la volonté d’un seul homme, Ben-Yéhoudah, qui réussit (au prix de combien de sacrifices !) à faire la preuve, en engendrant un fils, mais en en sacrifiant presque l’enfance à cette cause à laquelle personne ne croyait, tel un nouvel Abraham, que l’hébreu pouvait redevenir une langue vivante dès le berceau. Même si ce sont des Juifs qui furent le plus hostiles à sa résurrection, à la fin du XIXe siècle, cette langue, du moins, personne ne vient la leur contester !
* La partie des mémoires d’Ithamar Ben-Avi concernant la résurrection de l’hébreu. Cf. La Renaissance de l’hébreu. Éliézer Ben-Yéhoudah, Le Rêve traversé et Ithamar Ben-Avi, Mémoires du premier enfant hébreu, trad. Gérard Haddad, Yvan Haddad et Catherine Neuve Église, Desclée de Brouwer, coll. « Midrash », 1998.
12.XI.2023
11/11/2023
(Journal du 11.XI.2023) Il y a trois jours que je n’ai plus de fibre internet. Cela ne signifie pas que je ne peux plus me connecter au réseau, car j’y ai toujours accès sur mon téléphone portable. Je peux même relier ce dernier à mon ordinateur pour naviguer plus confortablement. Mais je ressens tout de même cette absence de fibre comme une gêne constante, modifiant toutes sortes de petites habitudes et nécessitant autant de menues adaptations formidablement irritantes, auxquelles s’ajoute l’inquiétude de ne pas savoir quand la situation sera rétablie (l’opérateur étant incapable de me le dire : mais la panne semble être assez importante ; peut-être est-elle liée aux grands travaux de voirie qui ont lieu à deux ou trois rues d’ici ou bien à quelque inondation survenue ailleurs en Argolide, qu’en sais-je…) Je vérifie à cette occasion ce que je soupçonnais depuis longtemps déjà, c’est à savoir combien je suis devenu dépendant de cet outil que je sers plus qu’il ne me sert. Non seulement mes séances d’écriture, mais même de lecture sont troublées par cette difficulté de connexion au réseau, parce que je ne peux plus consulter aussi promptement qu’à mon habitude certains des dictionnaires en ligne qui me sont devenus indispensables. Pourtant je fus longtemps réfractaire à ces ‘‘nouvelles technologies’’ que ne sont plus depuis longtemps le téléphone portable et Internet. J’ai même dit « l’Internet » jusqu’à trente ans passés, comme si j’en avais eu quatre-vingts (mais il est vrai que nous n’avons jamais vraiment coïncidé, mon âge et moi) ! Je me souviens que l’un de mes professeurs de grec à l’université nous avait parlé, à mes camarades et moi, du Thesaurus Linguae Graecae, cette édition, sur CD-ROM à l’époque (je parle des années quatre-vingt-dix), de l’ensemble des textes grecs écrits depuis Homère jusqu’à la chute de Constantinople. Dans mon souvenir, la position de notre professeur devant ce projet éditorial était ambiguë. Le principe de la numérisation semblait l’enthousiasmer. Mais je crois me souvenir qu’il se désolait de ce que l’Europe se désintéressât alors complètement d’un tel projet, au point, disait-il (si du moins ma mémoire ne m’abuse, car tout cela est fort ancien), que les éditeurs scientifiques du vieux continent avaient quasi livré tout leur matériel aux Américains pour leur collecte de textes, perdant ainsi l’occasion historique, selon mon professeur, d’élaborer un projet éditorial équivalent en Europe. Cette imprévoyance européenne me paraît tellement énorme (quoiqu’en même temps très prévisible) que j’ai quelque mal à prêter foi à mon souvenir… Mais là n’est pas mon propos. Le plus extraordinaire, dans cette anecdote, est que ni mes camarades ni moi, qui sortions pourtant à peine de l’adolescence, ne comprenions ce qu’un tel projet pouvait avoir d’authentiquement moderne (et je ne le dis pas ici péjorativement). Bien sûr, l’espèce de pillage auquel se livrait la Californie nous scandalisait, mais beaucoup moins que la dimension dérisoire à nos yeux, et complètement extravagante à la fois, du projet éditorial en soi. Quoi ? des philologues, qui, en principe, sont gens de quelque sérieux, reconnaissaient au CD-ROM, qui n’était pour nous qu’un gadget aussi ridicule que ces téléphones portatifs et autres Tatoo, autant de dignité qu’au livre ? Même Augustin, qui fut l’un des premiers à posséder un portable, tant il avait la passion du téléphone (au point que j’ai cru qu’il allait me casser le nez, un jour que, pour une raison que j’ai oubliée, comme nous étions en train de nous battre violemment chez lui, demi-nus (à cause du plein été, qui nous avait probablement tourné les têtes), l’idée m’est venue de fracasser son téléphone fixe contre un mur : Augustin s’est alors jeté sur moi, m’a fait tomber sur son lit, réussissant à m’immobiliser de ses jambes et d’un bras, levant l’autre au-dessus de mon visage, le poing refermé pour l’abattre sur ma face, mais s’immobilisant soudain, parvenant à se retenir inexplicablement, et me donnant ainsi l’une des plus mémorables preuves d’amitié qui fût. Je me suis alors retrouvé arrosé de larmes et de sang : Augustin, pleurant de rage, s’était mordu la lèvre pour donner à sa fureur quelque chose à déchirer. Ce doit être la seule fois de ma vie que je me suis vraiment battu, sans grand succès, comme à mon habitude) ; eh bien ! même Augustin n’a pas compris l’absolue nécessité de ce Thesaurus Linguae Graecae. Il est vrai que l’accentuation de ses thèmes grecs l’indifférait au plus haut point (ce qui me scandalisait, car j’étais l’auteur de ces thèmes qu’il recopiait si mal !), aussi ne pouvait-il se sentir concerné que de très loin par la numérisation du corpus ! Notre professeur avait trente ou quarante ans de plus que nous, mais c’était nous, la jeunesse, qui avions bien cinquante ans de retard : nous n’étions déjà que de splendides vieux cons ! Sans doute, il est vrai, le choix des lettres classiques que nous avions fait pour nos études était-il un indice du peu de prédispositions que nous avions pour la farce moderne. Mais ce que je dis là est peut-être injuste pour beaucoup de mes camarades, qui n’avaient probablement rien choisi du tout : car la plupart étaient des filles de familles acaridiennes, à socquettes blanches et jupes écossaises, à qui l’on faisait faire du grec et du latin en attendant de les marier. Mais même si j’étais alors un indéniable con rétrograde (c’était pourtant avant mon retournement dextrogyre), même si je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez, du moins sur la question du numérique appliqué aux lettres classiques (mais sur bien d’autres sujets également, sur à peu près tous à la vérité), je crois que j’avais raison dans le fond : la numérisation en cours ne pouvait rien nous valoir de bon. J’ai cru me convertir librement, j’ai cru faire le choix des outils numériques, quoique sur le tard. Je fus en réalité contraint de m’agenouiller, de me soumettre, en recourant à leur aide corruptrice. Le retard que j’ai dit était une résistance en réalité, mais qui n’a pas tenu. Pour dire à quel point j’ai été dénaturé par ces technologies, il me faudrait procéder à une introspection douloureuse et à laquelle je sens presque tout mon corps se refuser, comme lors de certaines manifestations du refoulement (preuve de la profonde incorporation du numérique à mon être, qu’il semble avoir colonisé jusqu’aux régions les plus enfouies de l’inconscient.) Sans doute n’aurais-je jamais écrit (même ce journal) sans l’aide du traitement de texte. Sans le soutien de l’ordinateur, je n’aurais jamais pu élaborer ces phrases à rallonge, alambiquées même, mais qui sont ma manière, qui sont un reflet syntaxique de mes complications labyrinthiques, qui sont mon style, pourrais-je dire finalement, si le style est l’homme même. Car avant mon utilisation de cette technologie, les feuilles de papier, à force de ratures, d’incises, de repentir, devenaient complètement illisibles. Je m’y perdais littéralement, n’arrivant à rien. C’était une grande souffrance. Mais cette douleur disait une vérité que je n’aurai donc jamais voulu entendre : c’est que je n’étais pas fait pour écrire, parce que je ne le savais pas, tout simplement. Et ce n’est que par artifice que j’y parviens désormais. Mais quel scandale, tout de même, que cette singerie d’un homme qui, ne sachant pas écrire, écrit malgré tout ! Il y a entre l’écrivain et moi la même distance qu’entre l’agriculteur et le paysan d’autrefois. Antire, tu n’es qu’un imposteur, et même un destructeur, exactement comme l’agriculteur d’aujourd’hui ! Or sans cette imposture, peut-être serais-je devenu davantage un poète. Mes vers s’écrivent encore entièrement ‘‘à la main’’, sur la feuille. Les sillons qu’ils y forment sont tracés à la seule force de l’homme, comme autrefois ceux du paysan étaient creusés à la seule force des bêtes. Le mètre est une borne qui m’empêche de me perdre tout à fait dans mes repentirs. La feuille se noircit, mais reste lisible. Si nombreux que soient mes détours, mes ratures, mes hésitations, mes repentirs, il n’y a toujours qu’un certain nombre de syllabes à écrire, ni plus, ni moins. Je sais donc toujours où je vais, même quand je n’en ai pas la moindre idée. Et puis il y a la rime, la merveilleuse rime, qui me sert de guide, comme un fil d’Ariane. Et pourtant, à cause de l’ordinateur, je me partage (je me disperse !) entre ces vers, traditionnels, et cette prose quasi mécanisée ! J’aurais été si différent sans l’ordinateur ! Je me serais resté tellement plus fidèle, me contentant probablement du clos d’une page, comme la bienheureuse vache dans son pré ! Mais même cette vache n’existe plus ! Deux choses ont ruiné ma vie : Internet et la fréquentation des hommes (mais Internet n’est qu’une surfréquentation des hommes, comme on dit la surproduction ou la surexploitation), de ces hommes dont la parlure, en devenant irrésistiblement mienne, a fini par entièrement dénaturer ma propre langue, à tel point que j’écris ces lignes avec aussi peu de spontanéité, avec aussi peu de naturel et d’aisance que si j’étais en train de composer l’un de mes thèmes grecs d’autrefois. Hélas ! Je suis si peu cet écrivain qui n’existe plus que je ne saurais dire à quel point me manque l’homme que je n’ai pas pu devenir, celui que j’aurais été dans un monde ou ni l’ordinateur ni l’Internet n’auraient fait à nos âmes ce qu’à nos amours le Sida.
11.XI.2023
03/11/2023
(Journal du 03.XI.2023) Contrairement à don Esteban, Tristan continue chaque année à prendre de mes nouvelles et à me donner des siennes, lors de mon anniversaire et pour le nouvel an. Il attend évidemment que j’en fasse autant pour lui. Aussi était-il peiné que j’eusse oublié de le faire en février dernier, pour son anniversaire. Je ne le lui avais pas dit, mais ce n’était pas un oubli. Parce qu’il avait lui-même oublié mon anniversaire en novembre 2022, je m’étais senti dispensé de penser au sien la fois suivante. Sans doute était-ce un peu mesquin de ma part, mais j’étais heureux de ne plus avoir à jouer la comédie des bonnes relations avec quelqu’un que je n’ai pas cessé de mépriser avec les années, et qui, lui aussi, continue de détester mes goûts, mes idées, mes manières. Surtout, je voulais m’éviter l’une de ces pénibles conversations auxquelles donnent invariablement lieu l’institution non plus de notre ‘‘mariage’’, mais des bons vœux à nous renouveler chaque année ! Hélas pour moi cette fois, Tristan s’est souvenu de ne pas oublier mon anniversaire, si bien que j’ai dû subir une fois de plus la conversation redoutée. Comme tous les ans, il voulait savoir où j’en étais dans ma vie. Et comme à chaque fois, je ne savais que lui répondre. Comment savoir où l’on en est, si l’on n’a pas de plan de carrière ? Et je ne parle pas seulement de la carrière professionnelle. Je la dis au sens où l’on peut en cheveux blancs terminer sa carrière. À la question sur mes amours, j’ai répondu que je n’aspirais plus vraiment à de tels divertissements, que l’amour n’avait sans doute été pour moi qu’une passade, ce que j’espère qu’il aura pris pour lui ! Alors lui est venue cette phrase extraordinaire : « À ton âge, tu as déjà abdiqué ? Il faut te bouger, Antire ! » Que voulez-vous répondre à quelqu’un qui vous dit qu’il vous faut vous bouger ? Mais comme il est pénible de se sentir jugé par qui l’on méprise, je n’ai pu m’empêcher de commencer à lui répondre, évidemment : que je n’avais jamais dit une telle chose ; que c’étaient ses propres conceptions qui le faisaient me parler d’abdication ; que j’en avais d’autres, etc. Qu’étais-je donc allé lui parler de mes conceptions ? J’ai senti que je risquais de réveiller le commissaire politique qui me sautait dessus au moindre écart de pensée du temps de notre cohabitation, qu’il faut entendre au sens politique du terme ! Je me suis souvenu que je ne pouvais faire taire ce petit procureur de chambre à coucher qu’en lui fourrant ma langue dans la bouche, ou autre chose. Seulement, hier, nous étions, lui dans Athènes et moi dans Argos : avec une telle distance entre nous, même monstrueusement pourvu, je n’aurais pu espérer le faire taire par l’introduction d’une part de moi dans le peu qu’il avait d’ouverture ! Je me suis donc efforcé de le feinter comme je pouvais, non sans quelque succès d’ailleurs, puisqu’il a fini par dire, d’un ton paterne : « Antire, quel misanthrope tu fais ! » La misanthropie passant pour un trait de caractère a quelque chose de plus acceptable qu’une opinion contraire aux siennes. On ne cherche pas plus à changer des traits de caractère que ceux d’un visage : on les prend comme ils sont, ou l’on s’en détourne. Et c’est ce que je voudrais faire désormais : me détourner définitivement de Tristan, dont je n’ai plus de raison de subir l’ombrageuse susceptibilité, maintenant que je ne peux plus jouir de ce que ses couverts recelaient d’agréments. Je me demande si je ne vais pas ajouter son nom à ma liste de personæ non gratæ. J’ai si peu mauvais fond, ou je manque tellement de constance, que je suis obligé de tenir une liste des personnes à qui je ne veux plus avoir affaire. Sans cette liste, que je m’astreins à relire régulièrement, pour ne pas oublier de détester tel ou tel (ou du moins pour me rappeler que leur commerce ne me vaut rien de bon), je serais capable de renouer des liens que j’ai oublié avoir moi-même rompus. La vie est trop courte, et ma complexion me porte trop à dilapider mon temps pour que j’en perde encore à de mauvaises fréquentations. Tityre a été le premier nom de cette liste. Je dois le connaître depuis mes dix-sept ans ! J’ai toujours su qu’il était parfaitement odieux, immoral, dangereux même, mais il n’y a qu’un an que l’idée m’est venue de couper tous les ponts avec lui ! Il y avait déjà eu des ruptures, mais je finissais toujours par en oublier les raisons. Je ne m’étais pas avisé que Tityre était infréquentable par principe ! Comme j’en ai moi-même assez peu, ma liste m’en tient lieu. Bien sûr, il m’arrive encore de croiser Tityre, à la Galerie Fabienne surtout, pour les vernissages ou lors des assemblées générales. Mais grâce à ma liste, je suis mieux sur mes gardes. Le problème avec Tristan, c’est que je ne sais pas si son éventuelle mise à l’index me serait inspirée par les idées fausses qu’il se fait sur moi ou si c’est au contraire parce qu’elles sont justes que ces idées me sont désagréables au point que je veuille en mettre l’auteur à l’index. Il m’est très pénible de penser que me connaisse aussi bien quelqu’un dont toute l’ambition aura été de gagner assez d’argent pour pouvoir assurer à son chef l’ornement de ces prothèses capillaires aussi bluffantes qu’onéreuses. Tous les matins, je m’en souviens, le premier geste de Tristan, après avoir ouvert les yeux, était de vérifier sur le drap le nombre de cheveux que, déjà, son émouvante jeunesse avait perdus dans la nuit ! Lorsque je me réveillais d’humeur cruelle, je m’amusais à lui demander s’il n’en avait pas semé ce matin-là plus que la veille. Peut-être a-t-il acquis à cause de cela le droit de me juger sévèrement. Mais peut-on dire vrai, quand on s’affuble de faux cheveux ? Tristan est encore plus beau maintenant, c’est vrai. Mais il est surtout plus faux. Et le vrai venu du faux m’est proprement insupportable. Est-il moins vrai pour autant ? N’ai-je pas abdiqué, comme le dit Tristan ? Tout le fiel de ce journal ne prouve-t-il pas mon amertume ? Ma prétendue misanthropie n’est-elle pas qu’une déficience psychique. Mes velléités d’écriture ne sont-elles pas que mon inertie, mon impuissance ‘‘en action’’ ? Lorsque Tristan se met à me regarder de haut, ou à dire vrai (mais c’est tout un), je dois me faire violence pour ne pas laisser échapper quelque méchante allusion à sa chevelure postiche. Si bien que c’est pour son bien, pourrais-je dire, que je dois rompre tout à fait avec lui : pour ne pas le blesser encore.
03.XI.2023