Journal du 07.IX.2024 : HORTVS ADONIDIS

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(Journal du 07.IX.2024) Ce qui me perturbe tellement depuis que j’ai lu le mémoire en défense du rectorat, ce n’est pas tant le remuement d’événements pénibles mais révolus qu’un fait, ou du moins une hypothèse (la mienne) que me paraît impliquer mon licenciement, même si ce fait ne concerne aucunement le tribunal administratif. Cette hypothèse, c’est celle de ma bizarrerie, et le fait qu’on puisse me la reprocher. Il y a dans la lettre de dénonciation du parent d’élève mécontent un passage que je n’avais plus à l’esprit depuis longtemps (probablement par refoulement) mais que j’ai relu hier, pour développer mon argumentation contre le mémoire de la rectrice. Ce passage me semble avoir une tout autre portée à la lumière des questions que je me pose depuis quelque temps sur ma propre nature, que j’aimerais pouvoir mieux définir et qui me semble relever, à tout le moins, de l’une des formes de ce que je crois savoir qu’on appelle désormais la neuro-atypie. Le père d’élève écrit en effet dans sa lettre que son fils se plaignait depuis le début de l’année du « comportement étrange » de son professeur, c’est-à-dire de moi. Par chance, la lettre est ainsi tournée que je puis me défendre en donnant raison au père et en confirmant qu’il ne s’agit en effet que d’une impression, que du ressenti de l’élève, comme l’auteur de la lettre l’écrit lui-même, et non de la réalité. Mais ne se pourrait-il pas que cet élève, qui était d’un esprit très vif (et relevait peut-être d’ailleurs lui-même, pourquoi pas, d’une forme de neuro-atypie non diagnostiquée à l’époque ; mais je ne suis pas objectif, car c’est ma nouvelle marotte : je vois des neuro-atypiques partout !), ne se pourrait-il pas, donc, que celui-ci m’ait instantanément cerné, qu’il ait très vite compris à quelle sorte de bestiole il avait affaire, et qu’il en ait conçu un grand malaise, qui n’aurait pas aidé à apaiser nos relations ? Et même sans faire d’hypothèse à ce point tirée par les cheveux sur la propre psyché de mon élève, ne serait-il pas possible que, trop absorbé par mes explications scolaires et par la gestion de la classe à la fois, je me sois retrouvé dans l’impossibilité de porter correctement le masque servant à dissimuler habituellement ma véritable nature, c’est-à-dire cette bizarrerie qui est la mienne, et que je nomme ainsi, pour l’instant, faute d’un autre mot, c’est-à-dire faute surtout d’en savoir plus sur moi-même ? Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait par hasard que je choisis ce mot de bizarrerie. C’est parce que la remarque du parent d’élève évoquant mon prétendu (mais très possible, après tout !) comportement étrange me renvoie cruellement à la parole de cette Ponérie, grande amie de Mélite et Lisimène, qui m’avait dit un jour, pendant mes études, qu’elle me trouvait bizarre, mot qui m’avait profondément blessé, à l’époque, mais sans que je susse alors pourquoi ce vocable, je veux dire celui-là en particulier, était pour moi d’une lame si tranchante et tellement de nature à m’entrer profondément dans le cœur. J’avais cru être blessé par la malveillance de Ponérie, par le fait qu’elle se permît de me faire une remarque si déplacée. En réalité, j’avais été terrassé par la vérité qu’elle m’avait dite tout simplement. Le sentiment de ma bizarrerie, ou de mon étrangeté, ne me quitte jamais, sauf quand je suis seul, bien sûr, ou dans la compagnie des chiens. (L’élève dont les parents m’ont perdu était lui aussi un grand ami des chiens. Ses camarades s’étaient moqués, à une époque, de cette passion, et celui-ci en avait beaucoup souffert.) Quand j’y repense, par exemple, (mais je le ressentais déjà sur le moment et ne pouvais pourtant pas m’empêcher de continuer dans cette voie), je me dis que ma défense, j’entends celle que j’ai assurée seul pendant presque toute la procédure disciplinaire engagée contre moi, a dû paraître complètement loufoque aux fonctionnaires à qui j’avais affaire, et surtout à des fonctionnaires de l’Éducation Hellénique, ministère dont la fonction même est de propager le conformisme et de garder aux esprits l’étroitesse indispensable au bon fonctionnement de la société. Comme le parent délateur n’était tout de même pas Démosthène, sa lettre était rédigée de telle façon qu’on ne pouvait dire qu’il me reprochait formellement d’avoir visé son fils en particulier dans le texte litigieux (ce que je ne faisais pas, bien sûr, puisque le petit personnage obèse, et de corps et de bêtise, était une pure invention, à laquelle le fils du délateur ne ressemblait d’ailleurs nullement ; et c’est un comble que ses parents et ma hiérarchie ait cru pouvoir l’y reconnaître, ou aient affecté de vouloir le croire, du moins). D’un côté, le père parlait des griefs que son fils avait contre moi (savoir le mépris dont le garçon se sentait victime, l’impatience qu’il croyait m’inspirer, la dureté dont il estimait que je faisais preuve à son égard ou la discrimination qu’il prétendait subir, au prétexte que je ne lui donnais pas assez la parole quand il levait le doigt, etc. (c’est moi qui traduis le père)) ; de l’autre, il se plaignait du fait qu’un texte scandaleux avait été mis en ligne dans lequel je me permettais, prétendait-il, d’humilier mes élèves. Par chance (c’est du moins ce qu’il me paraissait pour ma défense), le rectorat, n’avait pas été plus précis que le père : j’avais tenu des propos inadmissibles et dégradants pour l’un de mes élèves. Ah oui ? Mais quel élève ? avais-je demandé. Personne n’a jamais été capable de me répondre. Aucun élève, prétendument visé par mon texte, n’a jamais été nommé par mes persécuteurs, même encore aujourd’hui, dans le mémoire en défense du rectorat. Je m’étais rué dans cette brèche : évidemment qu’on ne pouvait pas me désigner un élève en particulier, puisque tout ce petit texte posté sur Facebook n’était qu’une construction purement littéraire. Non, il ne s’agissait pas d’une publication en ligne, puisque le texte n’avait aucun caractère public et n’était accessible qu’à mes ‘‘amis’’ sur le réseau social. J’estimais au contraire que quelqu’un parmi ces amis s’était permis de divulguer ce qui, de mon point de vue, était de la même nature qu’une correspondance privée. J’avais fait toutes sortes d’autres objections du même genre. Mais on sent bien que, du point de vue du rectorat, je passais complètement à côté du véritable enjeu. Le problème n’était pas quel élève était visé, mais le fait qu’un élève fût visé, peu importait lequel. Et même, ce pouvait très bien être un élève archétypal, le principe du mauvais élève ou de l’élève perturbateur représenté à travers un personnage de fiction : en un sens, pour le rectorat, c’était encore pire. Mais justement, ce n’est jamais en ces termes que ma prétendue faute m’a été reprochée au cours de la procédure disciplinaire. Pire, les termes ont changé en cours de procédure, à mesure que je développais ma défense. C’est d’ailleurs l’une des brèches dans lesquelles s’est engouffrée à son tour mon avocate dans la partie de notre requête au tribunal administratif consacrée à la discussion sur l’illégalité externe de mon licenciement : « la décision contestée est illégale, écrit-elle, en ce que la procédure est irrégulière compte tenu du fait que les griefs opposés à M. Antire ont évolué en cours de procédure et in fine dans la décision contestée. » Mais pour en revenir à ma défense, je veux dire à ma défense personnelle (car mon avocate est probablement plus avisée que moi), celle que j’ai soutenue seul pendant la procédure disciplinaire, il me semble que ce qui doit ressortir surtout, du moins aux yeux du commun des mortels, c’est que je joue sur les mots. (On pourrait d’ailleurs considérer que mon ‘‘jeu sur les mots’’ est l’une des manifestations de ce que j’ai désigné l’autre jour, dans ce journal, comme le possible intérêt restreint que constituerait pour moi la langue française (ou les mots), dont procède d’ailleurs probablement ma vocation poétique. Cet intérêt restreint serait l’un des indices de la neuro-atypie que je cherche à définir et qui relèverait peut-être, dans ce cas, de l’autisme. Tout cela me paraît tout de même un peu tiré par les cheveux.) Mais ce à quoi je veux en venir, c’est que pour moi, cette apparence de jeu sur les mots n’est pas un jeu du tout, et, bien sûr, je tiens mes arguments très au premier degré. Mais justement, il me semble que ce premier degré constitue, lui aussi, l’un des éléments qui peuvent aller dans le sens de mon hypothétique neuro-atypie. J’ai prétendu en effet que le parent d’élève ne m’accusait pas de manière explicite dans sa lettre d’avoir spécifiquement visé son fils dans le texte litigieux. Mais est-ce que n’importe quelle personne normalement constituée ne considèrerait pas que cette accusation est, si j’ose le dire en ces termes, manifestement implicite ? Si le père ne pensait pas que son fils était personnellement visé, se serait-il donné la peine d’écrire une lettre à la principale du collège ? Cette ignorance de l’implicite me semble être un autre indice d’une possible neuro-atypie. Il est notoire qu’une grande part d’implicite échappe aux autistes. Et pourtant, beaucoup de faits dans mon existence, dont j’essaie de retracer l’histoire, ne me paraissent pas permettre de confirmer la piste de l’autisme. Et d’ailleurs, en l’occurrence, ce n’est pas que j’ignore l’implicite, que j’y sois inaccessible, mais plutôt que j’y suis indifférent, que je le méprise. Ici, pour moi, et très impérieusement, c’est l’explicite qui doit primer. Mais bien sûr, il n’en va pas toujours ainsi. Quelle littérature, quelle poésie pourrait-il donc y avoir sans implicite ? Si je le méprise ici, c’est parce que j’ai à me défendre, et que je crois pouvoir ne le faire qu’en m’appuyant sur l’explicite. Cette attitude, j’en suis conscient, pourrait passer pour de la mauvaise foi. Mais justement, et je touche là à quelque chose d’inexplicable, même à moi-même, en moi-même (sans le recourir aux mots) : ce n’est pas par mauvaise foi que le mépris de l’implicite s’impose à moi dans ce cas. Au contraire, cette indifférence me vient de manière irrésistible : je n’arrive pas à m’empêcher de ne pas m’engouffrer dans la brèche de l’implicite considéré comme un oubli, une défaillance, un défaut, une faiblesse de raisonnement de ceux qui m’accusent. Je ne peux pas m’empêcher de donner à l’explicite des proportions et une portée qu’il n’a pas dans la réalité, en tout cas pas dans le mode d’expression du commun des mortels. Le comble est que, pour ma défense, j’ai dû mettre en avant toute la part d’implicite que contenait mon propre texte, celui du petit personnage monstrueux qu’on a cru pouvoir prendre pour l’un de mes élèves. C’est l’objet du commentaire dont je parlais tout à l’heure et que je produis pour la première fois à l’attention de mon avocate, pour qu’elle puisse étayer ses remarques sur le mémoire en défense du rectorat. (Peut-on rien concevoir de pire, pour un écrivain, que d’avoir à commenter, à expliquer son propre texte ? Je consens tout de même à tomber bien bas pour la défense de mes intérêts…) Je suis donc amené à expliquer que la raison pour laquelle un personnage monstrueux est rendu nécessaire dans un texte qui, sans cela, ne présenterait aucun intérêt, c’est le retournement complet que sa monstruosité prépare et qui consiste à prendre la défense de celui-ci, qui n’est pas moins homme, ni moins enfant, du fait de sa monstruosité. Évidemment, ce retournement ne saute aux yeux de personne. On m’accuse d’avoir humilié un personnage (car il ne s’agit après tout que d’un personnage de fiction) dont je prends en réalité la défense ! Mais tout le monde se fiche de cela. Et ce n’est pas étonnant. Car du point de vue des gens du rectorat, le problème n’est pas là. Le véritable problème est ma bizarrerie, mon étrangeté (ma propre monstruosité, serais-je tenté de dire), et surtout le fait que celle-ci ait pu fuiter et venir aux oreilles de parents d’élèves. Au rectorat, je crois qu’ils préfèreraient encore avoir des violeurs dans les rangs des professeurs ; des harceleurs dans leurs classes ; des agressions sexuelles dans les toilettes des élèves ; des suicides dans les foyers d’iceux ; tout, n’importe quoi, et du pire ! plutôt que cette étrangeté, cette bizarrerie exposée aux yeux de tous, c’est-à-dire aux regards des usagers du service public ! Et c’est donc là que j’en suis aujourd’hui, un peu perplexe devant cette créature aux contours difficiles à entrevoir nettement et qui n’est autre que moi. Si ces contours sont si difficiles à apercevoir, s’il est si dur de distinguer le masque du véritable visage, c’est parce que je me suis extrêmement adapté, au fil des années, à cet environnement qui, toujours, m’a été très hostile. Un grand nombre de ces adaptations me sont devenues inconscientes, presque spontanées et naturelles. Et pourtant, leur nécessité est constante et me demande un effort soutenu en permanence. Je crois que c’est par cet effort sans fin que peuvent s’expliquer ma fatigue générale et incessante depuis la fin de l’adolescence et ce qui est devenu désormais mon caractère : cette paresse (qui n’est que de l’épuisement), cette procrastination, ce grand sentiment d’impuissance (sauf peut-être parfois au sein des mots), ce révoltant manque d’ambition et jusqu’à ce besoin de périodes de chômage pour reconstituer mes forces après les avoir épuisées dans les périodes de travail et de vie sociale intense qu’elles impliquent. L’étrange est que ce soit aujourd’hui que je m’en avise, c’est-à-dire une fois parvenu à cette sorte d’équilibre grâce à quoi je ne souffre presque plus de tous ces maux qui m’ont rendu la vie si difficile, la fatigue exceptée, et le sentiment d’impuissance.

 

07.IX.2024

07/09/2024, 23:58 | Lien permanent | Commentaires (0)

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