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30/10/2024
(Journal du 30.X.2024) Soirée très arrosée, plus encore de rires que d’alcools, hier, avec la bande habituelle du dicastère, augmentée des deux nouvelles lieutenantes de la nouvelle catégore. Il y a véritablement une ivresse, et même une ὕϐρις du rire. Nos plaisanteries allaient du plus bas au plus méchant, et nous sautions allègrement du coq à l’âne, c’est-à-dire des considérations les plus graveleuses aux moqueries les plus cruelles au sujet de Chryséis, par exemple, cette fille handicapée de mon service, au physique ingrat, très gentille, mais dont les troubles dys-, comme on dit (elle doit les avoir tous !), ont pour conséquence une grande désorganisation des archives, ce qui rend tout le monde à peu près fou. Je dois confesser ne pas avoir fini dernier, dans ce mauvais concours. Il est même à craindre que ce soit moi qui aie remporté la palme dans les deux catégories, le gras et le méchant… (Chryséis m’inspire hélas beaucoup…) Je pourrais dire pour ma défense que tout cela fait partie de mon personnage, que c’est le masque farcesque derrière lequel je dois me cacher. Et sans doute y a-t-il de cela, en effet. Mais la vérité est que je prends un plaisir extrême à ces orgies verbales, fielleuses et scabreuses. Peut-être est-ce en cette compagnie, et dans ces moments, que je suis le plus poète ; le plus improvisateur, à tout le moins. Il n’y a pas de différence de nature entre la saillie cruelle dans les conversations et la pointe du sonnet en poésie. Finalement, j’aurais pu être un parfait harceleur, au collège. Il n’est d’ailleurs pas impossible que je l’aie été, durant mes études supérieures… Mais tant que toute cette malveillance se donne libre cours à l’insu de la personne concernée, l’on ne peut pas vraiment dire qu’elle en souffre ! Et d’ailleurs, je suis l’un des seuls (et l’on m’admire pour cela, à l’étage de la catégore) à faire la conversation à Chryséis, par souci d’humanité, justement, alors qu’elle a le don de vider tous les sujets de l’intérêt qu’ils pourraient avoir, à cause de tous les détours qu’elle emprunte avant d’arriver au point dont il est en principe question. « Elle n’a pas les codes », comme on dit désormais proverbialement à son sujet. Comme je parlais de mon projet de nouvelle coupe de cheveux, Nouménios a proposé de nous rendre ensemble chez le coiffeur, la semaine prochaine. « Oh ! C’est mignon, ils vont se faire un plan coiffeur », s’est écrié quelqu’un. Arminie n’est pas très favorable à ce rendez-vous, parce qu’elle estime que les cheveux de Nouménios ne sont pas encore assez longs pour devoir être coupés. Elle est probablement plutôt contre le principe d’une rencontre en son absence entre Nouménios et moi. On la comprend. C’est très étrange, cette façon qu’a Nouménios de me tourner autour. Il a parfois des regards d’amoureux transi ne sachant pas comment faire le premier pas. Sans doute peut-il y avoir entre les mâles hétérosexuels des sortes de coups de foudre (mais le mot est trop fort), des attirances irrésistibles pour un autre, sans qu’y entre la moindre part de désir sexuel ou amoureux, mais probablement une autre sorte de désir, qu’il doit bien être possible de qualifier, mais je ne sais comment. Je suis en vacances, la semaine prochaine, mais l’agenda de Nouménios est si chargé qu’il n’est pas certains que nous arriverons à convenir d’une date ni d’une heure, d’autant qu’il faut également que les deux coiffeurs chez qui nous allons habituellement soient disponibles en même temps. C’est un plan à quatre, finalement.
30.X.2024
27/10/2024
(Journal du 27.X.2024) Les idylles, mais surtout les franches idulles, sont parfois l’occasion de se frotter à des régions de la société qu’on ne fréquenterait sans doute jamais autrement. Ainsi, hier soir est venu chez moi un beau jeune homme, Thrasymaque, quem futui, lequel avait beaucoup de conversation. Il m’a donc parlé de sa vie. Ses parents l’ayant abandonné (fait qui me semblait ajouter beaucoup à son charme), il avait grandi dans des familles d’accueil et s’était fait tout seul, disait-il. Il était devenu mécanicien, travaillant dans un garage automobile, où son chef d’atelier lui était particulièrement pénible. Mais en novembre prochain, à l’âge de vingt-quatre ans, il changerait d’employeur, ayant été recruté dans un autre garage en CDI (ils rêvent tous de CDI), spécialisé dans la réparation de je ne sais plus trop quoi, des sortes de camions, je crois. Il vivait en colocation dans un appartement avec ce qu’il est convenu d’appeler des cas sociaux, des ‘‘cassoces’’, (‘‘cassos’’ ? je ne connais pas l’orthographe de ce mot) : un Arménien de trente ans (qui n’abusait que raisonnablement des aides sociales, parce qu’il acceptait régulièrement des missions d’intérim) et une fille mère qui subvenait à ses besoins en faisant la ‘‘maîtresse’’, c’est-à-dire en étant payée par des hommes qui aimaient être maltraités, si j’ai bien compris. Tout ce petit monde s’était associé pour s’entraider. Grâce au prochain nouveau salaire de Thrasymaque, de 2500 drachmes, ils voulaient abandonner leur appartement pour louer une maison avec jardin, afin de pouvoir y faire des barbecues et pour que l’enfant de la fille mère puisse y jouer. Ils pourraient également adopter un chien (Thrasymaque s’est d’ailleurs très bien entendu avec Psaltérion, même si celle-ci s’est d’abord toute hérissée, comme à chaque fois qu’une nouvelle idulle ose ainsi pénétrer chez elle). Ils avaient des plaisirs simples et vivaient ensemble sans faire de mal à personne. Ils allaient parfois au restaurant, mais peu, car tout était devenu très cher, et Thrasymaque attendait avec impatience ses premières 2500 drachmes, pour acheter de nouveaux vêtements, et une nouvelle paire de baskets, car il s’était fait voler celle qu’il avait eu l’imprudence de laisser sur le palier de son appartement. Il était vraiment très impatient de sa nouvelle vie (de cette vie un peu plus confortable), et je ne sais si la perspective de ce bonheur-là me paraissait réjouissante ou, au contraire, d’une grande tristesse (mais comme c’est l’automne, et que tout est empoissé de grisaille, de brume et bruine, les choses on tendance à me paraître tristes. Sans compter que la date de mon anniversaire approche à grand pas, qui est pour moi, mais aussi très littéralement, un jour de mort, puisque c’est le jour des morts.) Mais l’enthousiasme de Thrasymaque faisait plaisir à voir. La vie n’était pas toujours facile, m’expliquait-il. Pour faire des rencontres, il n’allait presque plus jamais en boîte, et privilégiait les saunas, car il était fréquent que les gens s’en prennent à lui, à la sortie des boîtes, en fin de soirée, quand on avait compris qu’il était homosexuel (il était bi, mais préférait tout de même les hommes : il couchait d’ailleurs avec tout ce qui se présentait, hommes, femmes, travestis, transsexuels, et femmes sirènes. (« Des femmes sirènes ? Mais qu’est-ce que c’est donc ? — Ce sont des trans qui ont encore leur b***. Comme j’aime surtout me faire enc***, ça me va très bien. — Mais pourquoi les appelle-on des sirènes ? — Parce que les sirènes sont des femmes avec des queues, des queues de poissons. Mais elles, c’est des queues d’hommes qu’elles ont. — Ah d’accord ! » La poésie va décidément se loger partout.) Il n’était donc pas rare que Thrasymaque eût à se battre au sortir des boîtes. Heureusement, il n’était jamais seul. Un sien ami l’accompagnait dans ces sorties, lequel était un costaud, qui avait donc souvent raison des homophobes, c’est l’occasion d’user de ce mot ! Il y avait aussi que Thrasymaque étant de grande taille, les plus petits voulaient souvent se mesurer à lui, pour se faire valoir. Pour ne pas vexer Thrasymaque, je ne lui ai pas demandé qu’elle gloire pouvait bien retirer ces méchants petits hommes à se battre avec une brindille comme lui. Cela dit, on sait de quoi les grands secs sont capables. Après tout, le travail de Thrasymaque est très difficile, m’a-t-il dit. Il doit souvent porter de lourdes charges, et il arrive qu’il se cogne ou se blesse. Son beau corps, grande herbe souple et comme j’aime, se termine par des mains d’ouvrier, avec des coupures, des brûlures et des cals. Il n’a déjà plus de dos, m’a-t-il dit. Mais hier soir, quand il était dénudé dans mon lit, et que ma main s’approchait des régions où c’était l’onzième doigt qu’il appelait surtout de ses vœux, ses yeux s’entrefermaient, et l’on n’en voyait plus que le blanc, comme s’il avait été une jeune femme qui défaillait, toute frêle et sans défense. Et quand enfin la bague était passée au doigt dont je parlais à l’instant, il gémissait tout mignonnement, comme un petit oiseau qui pépie. Comme il est orphelin, on a envie de prendre soin de lui, de le protéger, et je lui prenais donc souvent la nuque dans la main, comme un père à son fils, tandis que je le besognais, et même après, et même avant d’ailleurs. Mais si je parle de Thrasymaque, ce n’est pas pour cela, mais pour une formulation qu’il a eue au cours de la conversation, et qui m’a paru très saisissante. « Je suis plutôt de droite », m’expliqua-t-il, « je suis d’accord avec certaines idées de gauche, mais dans l’ensemble, je suis plutôt de droite. Surtout, ce que je déteste, c’est toute cette racaille. Pour moi, il faudrait que ça dégage, tout ça. Bon, j’avoue, je suis un peu raciste… » Et il ajouta aussitôt, ce qui m’a saisi : « Mais je suis un bon raciste. Ceux qui s’adaptent, ceux qui s’intègrent, j’ai rien contre eux, du moment qu’ils me laissent tranquille. Nous (il parlait de nouveau de ses colocataire cassoces), on vit entre nous, on se débrouille, on s’entraide, mais on fait de mal à personne. » C’est à cette remarque (un bon raciste !), qui était sans aucune ironie, me faut-il préciser, qu’on voit que nous ne sommes pas du tout du même monde, Thrasymaque et moi. Plus on descend dans la société, et moins le surmoi (ce gauchiste) est développé. Ce qui confirme d’ailleurs l’idée que le gauchisme est une maladie des classes supérieures (si tant est qu’il y ait encore des classes sociales) : des classes économiques supérieures, disons. Thrasymaque m’a tout empuanti la maison de l’odeur de son shit (et du poppers dont il avait besoin pour des raisons de mécanique anatomique plutôt qu’automobile), mais qu’il était joli, qu’il était séduisant ; qu’il avait de candeur et de bonne humeur ; et qu’il connaissait la vie, bien plus que moi, finalement, qui ai deux fois son âge ! Il aimerait que nous nous revoyions. La prochaine fois, nous pourrions aller d’abord dans un fast-food, parce qu’on n’est pas des bêtes, estime-t-il, et qu’on peut socialiser avant de forniquer. Je ne suis pas contre l’idée de le revoir. Peut-être Thrasymaque deviendra-t-il un nouveau Cléomène, dont le départ loin d’Argos m’a laissé bien dépourvu, car je ne me suis jamais aussi bien entendu avec le corps d’un garçon qu’avec celui de Cléomène. Mais quelque chose m’ennuie tout de même un peu dans l’idée de pouvoir être aperçu en compagnie d’un si exemplaire ressortissant du populo. Je crois que j’aurais honte, ce que disant, je m’aperçois que, chez moi aussi, le surmoi gauchiste laisse beaucoup à désirer…
27.X.2024
19/10/2024
(Journal du 18.X.2024) En l’honneur des femmes, de leurs seins, des tumeurs et d’Octobre Rose, il fallait venir au dicastère aujourd’hui avec sur soi une pièce de vêtement ou un accessoire de couleur rose. J’espère que Simos ne tombera pas sur cette page car ce fut pour moi l’occasion de mettre mes baskets de cette couleur, rose pâle, véritablement roses, comme la rose, et que j’aime beaucoup. Comme nous étions vendredi, je portais également un sweat à capuche de couleur verte, d’un vert bien vif et acide, comme une pomme. Le beau Calliste ayant en effet pour habitude de porter des T-shirts fantaisie (il ne faut décidément pas que Simos lise cela !), c’est devenu une sorte de tradition parmi certaines filles des services du catégore, qui est d’ailleurs depuis peu une catégore, de porter de ces sortes de vêtements, ce que je ne fais guère pour ma part (sauf à l’anniversaire de Calliste, où c’est tout le dicastère qui s’habille ainsi), parce que je n’aime pas montrer mes coudes, qui sont tout fripés, et qui, de dos, me donnent l’air d’un homme de quatre-vingt dix ans passés. Or je me suis amusé, vendredi dernier, à venir avec un sweat à capuche mauve. J’avais préparé ma réplique pour répondre aux questions inspirées par la surprise de me voir ainsi vêtu : « Mais, c’est la journée sweat à capuche aujourd’hui, non ? — Mais non, voyons ! C’est la journée T-shirt ! Qu’il est bête, cet Antire ! » Grands éclats de rire. Grand succès. Et donc, aujourd’hui, j’ai voulu renouveler l’expérience, parce que je savais que ce vert qui attire l’attention se ferait plus remarquer que le rose de mes baskets, moins dans l’axe des regards. J’avais également préparé ma réplique, pour répondre aux mécontentes de ne pas me voir respecter le dress code de la journée : « Ça n’est pas la journée Nature et Écologie ? — Mais pas du tout ! C’est la journée Octobre Rose ! Ah ! ah ! ah ! » Ce fut un triomphe, d’autant que tout le monde tomba d’accord pour trouver que le rose allait très bien avec le vert, et que j’en étais encore rajeuni. Si j’aime les hoodies, c’est surtout pour la variété de leurs couleurs. Grâce à mes petits scenarii, je puis m’autoriser à les porter, mais au second degré ; ainsi, l’honneur est sauf. Je prends un grand plaisir à ces futilités. C’est mon côté féminin ! (Après tout, j’ai été élevé par des femmes.) Ces futilités me donnent l’impression d’être quelqu’un de normal. Je crois qu’il y a toujours une part de soi qui voudrait être de son temps, qui voudrait l’accepter pour en être accepté, qui est donc toute prête à l’aimer, qui aspire de bonne grâce à la ruine qu’il implique, qui veut bien faire (très volontiers même) son deuil de la beauté, et qui sourit à l’avènement de la laideur. Ces frivolités font surtout partie du personnage que je compose pour dissimuler la nature de la véritable personne qui se trouve derrière le masque, assumant une petite part d’originalité pour en cacher la plus grande part de déviance, contredisant gentiment l’ordre des petites choses comme elles vont, pour ne pas laisser paraître tout ce que je trouve au cours du monde de méchanceté ; de cruauté au cœur des hommes.
18.X.2024
17/10/2024
(Journal du 17.X.2024) Je ne sais si les conversations du dicastère ne m’avaient pas du tout manqué ou si, au contraire, je suis heureux de les retrouver (même si la plupart me heurtent ou me blessent) pour pouvoir les noter dans ce journal. Par exemple, hier, Éryxis, notre factotum, qui est sur le point de prendre sa retraite et venait d’assister, par curiosité, à une audience de procès d’assises, n’avait pas de mots assez durs contre les plaideurs de la défense, dont le révoltait la mauvaise foi qu’ils montrèrent en interrogeant tel expert, auquel ils voulaient apparemment faire tenir des propos défavorables à la victime. Éryxis est généralement très apprécié, pour sa bonne humeur et son franc parler, et sera fort regretté après son départ, y compris de moi, car il pouvait se montrer très utile, mais les propos qu’il tenait hier étaient d’une sauvagerie inimaginable. Il postillonnait, il éructait de haine sans aucune vergogne et sans du tout songer à s’imposer la retenue la plus élémentaire, surtout entre les murs d’un palais en principe dédié à la bonne administration de la justice, c’est-à-dire dans le respect des formes. À l’entendre, les plaideurs n’étaient que des manipulateurs, des voyous, des bandits, des êtres diaboliques, qui nuisent aux honnêtes gens et qu’il ne faudrait pas laisser exercer leur art proprement criminel, puisque complice, c’est-à-dire coupable (je traduis un peu). Éryxis était même si emporté qu’il nous disait regretter de ne pas avoir une hache entre les mains, non pour l’abattre symboliquement sur les droits de la défense, mais bien pour faire aux défenseurs ce que la populace veut plutôt faire habituellement aux violeurs et aux assassins. Si la Grèce était plus délabrée et sa justice, s’il est possible, plus permissive encore qu’elle ne l’est aujourd’hui, rendant la police définitivement impuissante et la populace entièrement livrée à elle-même, de quoi donc un Éryxis serait-il capable, entraîné par d’autre canaille, quand, par exemple, un innocent serait accusé, à tort, d’un crime particulièrement odieux ? Il est assez vraisemblable que cette canaille voudrait ‘‘se faire elle-même justice’’, selon la formule consacrée, mais « faire soi-même sa police » serait sans doute mieux dire, car je ne vois pas quelle justice il y aurait à laisser libre cours à ses plus bas instincts, sur le fondement de croyances absurdes et de rumeurs fantaisistes. Seulement cette police-là serait d’une si pure violence illégitime et se donnerait des moyens d’une efficacité si radicale qu’à la fin, selon toute vraisemblance, il ne resterait plus aucun morceau du présumé coupable à remettre aux mains des juges, si bien que, sous le régime de la populace, police et justice seraient de facto confondues en une seule et même institution, si j’ose dire : la canaille se ferait donc finalement bien justice elle-même, mais d’une façon qui paraît tout de même fort source d’injustice, puisque sa fausse justice ne serait plus qu’expéditive et arbitraire, et ses peines toujours capitales. Je ne crois pas élucubrer autant qu’il y paraît en écrivant cela, car il se raconte qu’en Gaule déjà, ce n’est plus seulement la plèbe, mais aussi bien les plus éminents hommes dans la carrière des honneurs qui se laissent aller à dire que l’État de droit n’est pas intangible ni sacré (même si l’honnêteté m’oblige à dire que ces grands personnages prétendent n’avoir pas voulu dire « l’État de droit » mais plutôt « l’état du droit », ce qui est fort plausible, tant il est connu que, même au sein du Sénat, les lois de la grammaire ne sont pas plus respectées dans les discours que celles du législateur dans la société). Et aujourd’hui, c’était Sandriphise qui nous rapportait qu’elle voulait téléphoner au préfet des études du collège de sa fille, parce que cette dernière ayant été convoquée chez lui, je ne sais pour qu’elle raison, y serait tombé sur l’un de ses professeurs de l’année dernière, qu’elle n’aimait pas, et qui peut-être ne l’aimait pas non plus, lequel lui aurait dit qu’il n’était pas surpris de la trouver une fois de plus convoquée à l’endroit où il la rencontrait de nouveau. Fait remarquable, me semble-t-il, quand il s’agit de la parole d’une enfant, surtout dans le cadre scolaire, Sandriphise, moins outrancière qu’Éryxis, ne voulait pas, affectait du moins de ne pas vouloir prendre cette parole pour argent comptant et sans avoir d’abord eu la version du corps enseignant, pour en vérifier le bien-fondé ! On sentait bien que son affectation était de pur principe (mais c’est déjà beaucoup !), puisque sa fille, nous disait-elle, mais comme disent tous les parents, n’était pas une menteuse. Et d’ailleurs, puisqu’elle détestait l’injustice (autre grand classique), comment pourrait-elle se montrer injuste envers son ancien professeur ? Sandriphise voulait donc en avoir le cœur net, bien décidée cependant à en découdre avec le professeur suspect. Le harcèlement des professeurs par les élèves, par les parents d’élèves et par la hiérarchie académique ne commence pas autrement. Alors que, si l’on voulait se donner la peine de formuler en une proposition simple et objective le cas qui occupe Sandriphise, on constaterait que ce qui risque de déchaîner bien des fureurs inutiles, c’est le fait qu’un professeur ait adressé la parole à une élève dans l’enceinte d’un collège. Quel crime, en effet ! Et n’allez pas dire à Sandriphise que l’école est non seulement un lieu de transmission du savoir, mais encore un endroit où apprendre la vie en société, qui consiste souvent à se soumettre à l’autorité d’un supérieur ou d’un aîné, ou même à recevoir une parole déplaisante sans devoir en faire toute une histoire, car celle-ci vous répondra que, justement, si ce professeur était bien élevé, il commencerait par ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas, à savoir de sa fille, qui n’est plus son élève, et à laquelle il n’a donc plus à adresser la parole ; et que d’ailleurs, on est en démocratie, raison pour laquelle la fille de Sandriphise ne saurait être inférieure à son professeur, ni ce dernier son supérieur. Tant de mauvais esprit n’augure rien de bon. Le sursaut n’est sans doute pas pour demain. C’est tout de même burlesque : les mêmes qui voudraient, sans forme de procès, pendre par les c*** les amateurs de ballets bleus ou roses, tiennent absolument à ce que leur progéniture puisse vous les casser impunément. Résultat, il y a quelques années, en Gaule (toujours la Gaule !), ce sont des élèves qui ont désigné dans la rue leur professeur à son assassin ! Mais si l’on suivait la logique de cette canaille dont je parlais tout à l’heure, qui se confond d’ailleurs généralement avec les parents de la petite canaille scolaire, que devrait-il advenir de ces odieux enfants et parfaits petits criminels ? faudrait-il leur séparer la tête du corps, à eux aussi, avec ou sans procès ?
17.X.2024
13/10/2024
(Journal du 13.X.2024) « Il faudrait faire un guide des lieux sans image, sans personnalité, sans aspérités dans un sens ou dans l’autre — pas nécessairement affreux, n’exagérons pas, et puis ceux-là risqueraient encore d’attirer les foules […]. Non, des endroits neutres, pas du tout touristiques, pas du tout quoi que ce soit, parfaitement quelconques, flagrants et nuls comme l’ossuaire des saisons ». Lisant ces mots dans Cancer, le journal de Renaud Camus pour l’année 2023, j’ai d’abord pensé qu’Argos, je veux dire la véritable ville cachée derrière ce nom de façade, était peut-être un tel lieu, mais Camus ajoute aussitôt : « des endroits où l’on aurait encore une chance, à la bonne saison (c’est-à-dire à la mauvaise, mais pas trop mauvaise non plus), de surprendre la vraie vie, la vie au premier degré, telle qu’elle était avant la civilisation des loisirs* ». Or il ne me semble pas du tout qu’Argos vive comme avant la civilisation des loisirs, puisque ceux-ci ont en quelque sorte vidé les rues de la ville de sa population, qui reste probablement chez elle pour regarder la télévision ou se connecter au reste du monde via le Réseau. On n’en voit encore qu’une certaine partie, en fin d’après-midi et le soir, aux terrasses de cafés sans doute anormalement nombreux, si l’on compare avec les autres commerces, dont la ville a perdu avec le temps une grande part, à cause de la concurrence des centres commerciaux périphériques. Et bien sûr, il y a cette rue du centre, largement annexée par les aubains, qui l’occupent à leur façon étrangement statique et désordonnée à la fois, garant leurs voitures sur le trottoir, devisant sur la chaussée, entre hommes uniquement, les femmes étant probablement restées soit au foyer soit au pays. Junie et moi faisons sans doute partie de cette population piccolo-vespérale des terrasses, car nous nous sommes retrouvés elle et moi, vendredi soir, dans l’un de ces cafés-restaurants dont je parlais à l’instant, pour boire, hélas sans aucune modération, d’un petit vin rosé du Roussillon qui m’a paru excellent. Nous étions tellement ivres que, dans un éclair de sagesse éthylique, je ne sais plus lequel d’entre nous a suggéré qu’il serait peut-être judicieux de boire moins quand nous nous rencontrons elle et moi, disons moitié moins, alternant par exemple vin ou vodka et eau pétillante. N’étant pas en état de conduire, j’ai voulu rentrer chez moi à pied (je me demande d’ailleurs pourquoi j’étais venu en voiture, car j’habite littéralement à sept minutes en marchant de l’endroit où nous avions rendez-vous, ma sœur et moi ; mais je me donne souvent le prétexte des risques d’averse (ou de la canicule, ou du danger des mauvaises rencontres) pour ne pas avoir à me rendre à pied quelque part). Mais Junie, qui n’était pourtant pas en meilleur état que moi, a voulu me reconduire chez moi, et c’est un miracle que nous n’ayons tué personne sur le trajet, même si, peut-être, Junie, trop consciente de son état, ne roulait pas assez vite pour tuer vraiment quelqu’un (encore que je n’en sois pas sûr, car on meurt si facilement !) Mais j’y pense, c’était quoi, la vie avant la civilisation des loisirs ? Je ne suis pas certain de l’avoir jamais connue. Si ! peut-être dans l’enfance. Il y avait des dimanches où l’on pouvait s’ennuyer parfaitement. Mais nous ne nous ennuyions pas, Junie et moi. Nous massacrions le jardin de notre grand-mère, récoltant les pétales des fleurs pour faire des feux d’artifice en les lançant depuis le balcon. (Mais nous faisions toujours ensuite ‘‘le ménage’’, pour rendre à la belle herbe grasse sa verte monochromie.) Il y eut aussi cette fois où nous avions inondé le rez-de chaussée de la maison, où logeait notre arrière-grand-mère, pour le plaisir de voir sa réaction quand elle s’aperçut, depuis son fauteuil, qu’elle avait les pieds dans l’eau. C’était tout de même mieux que les livres, les vers, les corps ou les conversations ! Et que ‘‘les loisirs’’, bien sûr.
* Renaud Camus, Cancer. Journal 2023, Éditions du Château, 2024, p. 281-282.
13.X.2024
12/10/2024
(Journal du 12.X.2024 bis) Fait étrange, cette après-midi, j’ai reçu dix exemplaires du Testament d’Attis. Il se dégageait du carton une très forte odeur de parfum, de la même qualité que celui que diffusent ces petites choses que certains automobilistes suspendent aux rétroviseurs intérieurs de leurs voitures. La couverture, les pages semblent avoir été parfumées. Est-ce parce que la personne qui a fait l’emballage cocotait atrocement le parfum bon marché, ou bien s’agit-il de quelque nouveauté d’imprimeurs, de très mauvais goût (et senteur) ? J’en ai la gorge qui pique. Je me demande si des lecteurs ne pourraient pas faire une réaction allergique à mon livre. Par chance, de lecteurs il n’y a pas !
12.X.2024
(Journal du 12.X.2024) Allé en ville pour acheter du thé et des enveloppes, j’ai aperçu de loin, tout à l’heure, Hiéronymus, l’empoisonneur de ma sœur, grand cadavre fantomatique, toujours vivant, lent et remarquable, haut et maigre, diminué mais superbe, toujours majestueux, surtout de dos, comme un guerrier Massaï, les cheveux lui tombant sur l’épaule, mais laissant désormais entrevoir un peu l’arrière du crâne, seul signe de l’âge. Malgré la maladie, depuis tant d’années, il a toujours l’air d’un jeune homme, fatigué, mais jeune homme. Avec le temps, Junie s’est mise à le haïr. Moi, c’est le contraire, je lui ai tout pardonné. Et d’ailleurs, je n’avais rien à lui pardonner, car, à moi, il n’a rien fait. Je lui suis même reconnaissant, quand je tombe sur lui par hasard, environ une fois l’an, de me donner l’occasion d’être si magnanime en m’apitoyant sur lui. Je le trouve plus à plaindre qu’à blâmer : il avait tiré le mauvais sort, deux poisons allaient lui couler dans les veines. Moi qui n’aime rien tant que la jeunesse, j’arrive à voir désormais dans les traits de son visage cette beauté qui m’échappait un peu, du temps de sa splendeur souffreteuse, mais dont Junie était captive. Je lui envie sa beauté tragique, ténébreuse et miraculée, humaine et maléfique. Et quel pas ! On le croirait tombé d’un autre monde, comme s’il était revenu d’entre les morts, ou qu’il se sût déjà parmi eux (eux, c’est-à-dire nous).
12.X.2024
09/10/2024
(Journal du 09.X.2024) Je ne sais pourquoi quelque chose me tracasse, pourquoi la conscience m’est mauvaise, depuis que j’écrivis il y a quelques jours pour les Nuits Argiennes une note (et même une apostille) au sujet de l’État de droit. Et trouver hier soir dans Cancer, le journal de Renaud Camus pour l’année 2023, une référence « au prétendu ‘‘État de droit’’ » (page 204) ne fait qu’aggraver mon malaise. Quand l’événement majeur est la conquête d’un pays, peut-on bien se soucier autant que je semble le faire de l’état dans lequel se trouve l’État de droit ? Et d’ailleurs, en ai-je tellement le souci ? La vérité est qu’en écrivant cette note, j’étais d’abord animé par la mauvaise humeur dans laquelle me plonge la chaîne de télévision que je regarde parfois pour me tenir informé, depuis l’Argolide, des affaires de la France. Me met particulièrement hors de moi telle émission dont les débats très décousus me font invariablement penser aux propos de comptoir d’un bar PMU. Je crois d’ailleurs que le ‘‘tenancier’’ est un ancien journaliste sportif. Et donc, l’autre jour, à force d’écouter tous ces piliers, je m’étais laissé entraîner à mon tour à des considérations qui semblent, comme dit Camus, « se dérouler dans un rêve, dans une bulle, dans un espace totalement abstrait, n’importe où hors du monde, et certainement hors du nôtre, de la réalité du nôtre*. » Car enfin, quel État de droit ? Que reste-t-il de la liberté, si l’on ne peut plus rien dire, comme ne cesse de le répéter le patron du café des sports dont je parlais à l’instant ? Je viens juste de lire ce titre, par exemple, je ne sais plus où : « Mathieu Kassovitz dérape sur la pollution à l’antenne de France Inter, l’Arcom saisie » ! Je ne sais pas ce qu’a pu dire ce mauvais conducteur… Probablement n’était-ce pas très intelligent. Mais être un sot est-il donc si répréhensible ? Et moi, est-ce que je saisis l’Académie française dès qu’une phrase va contre la règle de grammaire, comme font les gardiens de la pensée orthodoxe à l’encontre de ceux qui s’en éloignent ? (En réalité, je rêve d’une tyrannie des Quarante ! Sous leur dictature, le solécisme serait un crime capital ! Tout homme dont la langue ne serait pas châtiée mériterait le châtiment suprême. Ce serait une mesure d’écologie en même temps que de purisme : car, soucieuse à la fois du respect de la Terre Mère et de la grammaire (qu’on a presque envie de prononcer Grand-Mère en cette occasion), elle aiderait à purifier l’air en épurant la langue, puisque, à l’évidence, la nature et la culture ont pour commune menace la surpopulation ; et très nombreux sont ceux qui encourraient cette peine ainsi doublement salutaire !) Mais pour en revenir à ‘‘l’État de droit’’, ne sert-il pas plutôt, dans sa forme actuelle, à museler ceux qui s’aperçoivent trop de ce qui survient et qui, surtout, ont le front de le dire ouvertement ? Et si encore ce n’était que cela ! Mais ‘‘l’État de droit’’ semble bien organiser (comme système) et légitimer (comme principe dévoyé) l’horreur du crime en cours de perpétration, et que je n’ose nommer, de peur de subir les conséquences d’une telle audace ! D’un autre côté, le jour où les victimes de ce crime se décideraient à le combattre enfin, ne devraient-elles pas respecter le plus rigoureusement, le plus religieusement, les principes fondamentaux, qui sont bien intangibles et sacrés, comme celui de l’État de droit, pour ne pas tomber dans une barbarie égale en violence à celle qu’il s’agirait de combattre ? Je ne sais que penser exactement sur ce sujet. Je me demande d’ailleurs parfois pourquoi j’écris, puisque je n’ai pas vraiment de pensée propre, trop mouvante qu’elle est, trop incertaine, et si encline à tomber d’accord successivement avec des arguments incompatibles mais bien tournés… En revanche, je sais ce que j’entends. Et quand j’entends parler certains piliers des comptoirs de la chaîne de télé qu’il m’arrive de regarder, ce que j’entrevois clairement (notamment à travers la langue, qui est si maltraitée), c’est une pure barbarie, et qui ne demande qu’à se déchaîner.
* Renaud Camus, Cancer. Journal 2023, Éditions du Château, 2024, p. 205.
09.X.2024
07/10/2024
(Journal du 07.X.2024) Assistant ce matin à l’audience solennelle d’installation des nouvelles catégore et proèdre du dicastère d’Argos, je me suis fait la réflexion que, décidément, les magistrats du siège, qui sont principalement des magistrates, il est vrai, non seulement n’ont pas du tout la voix qui porte, mais ne se donnent jamais la peine de la faire porter, l’une d’entre elles ayant même réussi le tour de force de se rendre inaudible en parlant dans un micro, dont son visage se détournait inexplicablement, comme celui d’une jeune fille écœurée par une médecine infecte qu’on aurait voulu la forcer à prendre. On était vraiment loin de Démosthène et de ses exercices d’élocution des cailloux plein la bouche ! La justice hellénique se rend désormais en marmonnant, comme si celui, mais plus souvent celle, qui prononce une sentence était persuadé, en la disant, de commettre une bévue…
07.X.2024
04/10/2024
(Journal du 04.X.2024) J’ai repris depuis mardi mon travail au dicastère. Les merveilleuses trouvailles orthographiques des rédacteurs des différents documents qui me passent sous les yeux m’avaient bien manqué, comme celle-ci, que je n’ai pas comprise à la première lecture : « l’association du Haut Césaine d’Épidaure et Trézène ». Il fallait comprendre l’association diocésaine.
04.X.2024