(Journal du 22.IX.2024) Souvent je finis par oublier dans quel monde je vis, je veux dire oublier cette réalité corruptrice du monde tel qu’il va, tel du moins qu’on veut le faire aller, et qui s’est insinuée profondément dans l’homme, non pas l’homme comme principe, comme idée, non pas cet homme que Joseph de Maistre déclarait n’avoir jamais rencontré de sa vie, mais celui que je risque, moi, Antire, de rencontrer tous les jours, parce qu’il est mon contemporain, celui que je croise dans la rue, au travail ou sur les réseaux sociaux. J’oublie que cet homme me déteste. Je ne crois pas que mon oubli puisse s’expliquer par un excès d’optimisme. Et d’ailleurs, la détestation qu’on porte aux créatures semblables à l’auteur de ces lignes se rappelle assez régulièrement à moi pour que je n’oublie pas définitivement ce que je pense de mes contemporains, ni surtout ce qu’ils pensent de moi. Mon licenciement, par exemple, fut l’un de ces rappels, et des plus violents. Mais enfin, l’on ne peut pas vivre constamment dans l’adversité, la vie ne peut pas être en permanence une tempête qu’on traverse. On doit, pour son repos, pour son salut, croire en la possibilité d’une accalmie. Cette accalmie, c’est moi, démiurge à mon échelle, qui la rends possible par mes efforts, en composant un personnage, en portant un masque. Avec le temps, cet effort m’est devenu si naturel que je finis par l’oublier, lui aussi, ce qui m’amène à croire quelquefois à cette dangereuse illusion qu’on m’aime pour ce que je suis, alors que c’est mon masque qui sait plaire. L’illusion peut fonctionner si bien que je fais moi-même comme oublier qui je suis, je veux dire oublier à quel point le véritable Antire peut être détestable aux yeux de ses contemporains. À tel point que, si de nouveau quelqu’un vient me dire ce qu’il pense de moi, qui me suis démasqué, j’en suis le premier étonné ! Je ne m’y attendais plus. (À moi aussi, il peut arriver d’aimer un film, et même tel personnage du film, alors que j’en déteste l’acteur. Mais justement, une telle aptitude constitue peut-être déjà l’une de ces différences par lesquelles je me rends odieux au reste d’un monde dans lequel, au contraire, si l’acteur est détestable, ni son jeu d’acteur ni, par contamination, le film dans lequel il joue, ne sauraient être appréciés à leur juste valeur, puisqu’on ne doit pas séparer l’homme de l’artiste : si l’homme est mauvais, c’est nécessairement que l’artiste et son œuvre le sont également. Le contraire se produit aussi parfois : il arrive qu’un personnage ait si mauvais fond que son interprète en devient suspect. De même il se peut qu’untel ait une telle réputation de méchant homme que le mépris qu’il inspire à tous rejaillit sur ceux qui sont encore, même de loin, ses amis.) Et c’est ce qu’il m’est arrivé tout à l’heure. Quelqu’un est venu me parler sur une application de rencontre où je ne vais plus que par habitude (car je suis un homme d’habitudes), mais qui ne me sert guère à rencontrer personne qu’exceptionnellement. Celui-ci m’a dit : « Mettre en avant un livre de Céline sur ton profil, c’est sulfureux. » Je sentais bien qu’on commençait sur de mauvaises bases. Il faisait référence à une photographie sur laquelle mon visage est caché par un livre que je suis en train de lire. L’intérêt de la photographie tient plutôt dans le fait que la chienne Psaltérion, au second plan, semble lire le même livre par-dessus mon épaule. N’importe quel livre aurait fait l’affaire. Seulement il se trouve que Guerre était celui que je lisais à l’époque où la photographie fut prise. Il me semblait que cette photographie illustrait plaisamment ce message ‘‘d’accueil’’ de mon profil : « J’aime les chiens, la lecture et, dans une moindre mesure, les garçons. » Je suis assez satisfait de ce message qui, je crois, me protège de la plupart des importuns, à moins que ce ne soient mes autres photos, sur lesquelles il est vrai qu’on voit mon visage entièrement, qui n’est plus celui de mes vingt ans ! Je ne savais pas trop ce que j’allais répondre à cet importun-là, d’autant que je n’étais pas tout à fait sûr qu’il fût le pire d’entre eux, même si je trouvais le choix de l’adjectif « sulfureux » assez peu engageant. Mais c’était peut-être du second degré, ou bien l’expression d’un reproche qui restait ouvert au débat, ou même qui l’appelait de ses vœux, qui sait ! Après tout, la personne avait entendu parler d’un auteur comme Céline, ce qui, dans certaines régions webmatiques, semble relever du miracle. Céline, c’est d’abord une chanteuse populaire. Mais j’oubliais que l’application de rencontre où me parvint ce message est bien plus consacrée aux ébats qu’aux débats. Quant au second degré… Je me demande si ce n’est pas précisément par un manque cruel de second degré que l’homosexuel est porté sur le même. Il me semble que le second degré est plutôt caractéristique de l’hétérosexuel, car je ne vois vraiment pas comment un homme peut aller dire au premier degré qu’il aime une femme ! J’allais répondre quelque chose, je ne savais trop quoi, et je ne le saurai jamais, car j’ai été tout à coup ‘‘bloqué’’ par la personne à qui je n’avais rien demandé, qui n’avait, elle non plus, rien à me dire, mais qui voulait tout de même me le faire savoir ! En d’autres termes : j’étais tombé sur quelqu’un qui avait décidé de me tomber dessus pour me dire sa détestation avant de disparaître. J’avais oublié que cela peut arriver à tout moment, puisque je suis d’une nature détestable aux yeux du monde tel qu’il va. L’espèce de contrariété que j’en conçus est d’autant plus absurde qu’il est presque certain qu’il n’aurait rien pu se passer entre nous, à cause de mes propres critères, car, même s’il n’y avait pas de photo sur son profil, il ne fait presque aucun doute que je n’aurais pas trouvé la personne à mon goût, pour la raison qu’avec le temps je me suis mis à trouver que tout le monde était laid, moi le premier. Et j’estime que des gens que je trouve bêtes ou méchants, et qui se permettent de m’aborder pour me proposer d’aller perdre mon temps à les foutre, pourraient au moins se donner la peine d’être beaux.
22.IX.2024
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