(Journal du 13.X.2024) « Il faudrait faire un guide des lieux sans image, sans personnalité, sans aspérités dans un sens ou dans l’autre — pas nécessairement affreux, n’exagérons pas, et puis ceux-là risqueraient encore d’attirer les foules […]. Non, des endroits neutres, pas du tout touristiques, pas du tout quoi que ce soit, parfaitement quelconques, flagrants et nuls comme l’ossuaire des saisons ». Lisant ces mots dans Cancer, le journal de Renaud Camus pour l’année 2023, j’ai d’abord pensé qu’Argos, je veux dire la véritable ville cachée derrière ce nom de façade, était peut-être un tel lieu, mais Camus ajoute aussitôt : « des endroits où l’on aurait encore une chance, à la bonne saison (c’est-à-dire à la mauvaise, mais pas trop mauvaise non plus), de surprendre la vraie vie, la vie au premier degré, telle qu’elle était avant la civilisation des loisirs* ». Or il ne me semble pas du tout qu’Argos vive comme avant la civilisation des loisirs, puisque ceux-ci ont en quelque sorte vidé les rues de la ville de sa population, qui reste probablement chez elle pour regarder la télévision ou se connecter au reste du monde via le Réseau. On n’en voit encore qu’une certaine partie, en fin d’après-midi et le soir, aux terrasses de cafés sans doute anormalement nombreux, si l’on compare avec les autres commerces, dont la ville a perdu avec le temps une grande part, à cause de la concurrence des centres commerciaux périphériques. Et bien sûr, il y a cette rue du centre, largement annexée par les aubains, qui l’occupent à leur façon étrangement statique et désordonnée à la fois, garant leurs voitures sur le trottoir, devisant sur la chaussée, entre hommes uniquement, les femmes étant probablement restées soit au foyer soit au pays. Junie et moi faisons sans doute partie de cette population piccolo-vespérale des terrasses, car nous nous sommes retrouvés elle et moi, vendredi soir, dans l’un de ces cafés-restaurants dont je parlais à l’instant, pour boire, hélas sans aucune modération, d’un petit vin rosé du Roussillon qui m’a paru excellent. Nous étions tellement ivres que, dans un éclair de sagesse éthylique, je ne sais plus lequel d’entre nous a suggéré qu’il serait peut-être judicieux de boire moins quand nous nous rencontrons elle et moi, disons moitié moins, alternant par exemple vin ou vodka et eau pétillante. N’étant pas en état de conduire, j’ai voulu rentrer chez moi à pied (je me demande d’ailleurs pourquoi j’étais venu en voiture, car j’habite littéralement à sept minutes en marchant de l’endroit où nous avions rendez-vous, ma sœur et moi ; mais je me donne souvent le prétexte des risques d’averse (ou de la canicule, ou du danger des mauvaises rencontres) pour ne pas avoir à me rendre à pied quelque part). Mais Junie, qui n’était pourtant pas en meilleur état que moi, a voulu me reconduire chez moi, et c’est un miracle que nous n’ayons tué personne sur le trajet, même si, peut-être, Junie, trop consciente de son état, ne roulait pas assez vite pour tuer vraiment quelqu’un (encore que je n’en sois pas sûr, car on meurt si facilement !) Mais j’y pense, c’était quoi, la vie avant la civilisation des loisirs ? Je ne suis pas certain de l’avoir jamais connue. Si ! peut-être dans l’enfance. Il y avait des dimanches où l’on pouvait s’ennuyer parfaitement. Mais nous ne nous ennuyions pas, Junie et moi. Nous massacrions le jardin de notre grand-mère, récoltant les pétales des fleurs pour faire des feux d’artifice en les lançant depuis le balcon. (Mais nous faisions toujours ensuite ‘‘le ménage’’, pour rendre à la belle herbe grasse sa verte monochromie.) Il y eut aussi cette fois où nous avions inondé le rez-de chaussée de la maison, où logeait notre arrière-grand-mère, pour le plaisir de voir sa réaction quand elle s’aperçut, depuis son fauteuil, qu’elle avait les pieds dans l’eau. C’était tout de même mieux que les livres, les vers, les corps ou les conversations ! Et que ‘‘les loisirs’’, bien sûr.
* Renaud Camus, Cancer. Journal 2023, Éditions du Château, 2024, p. 281-282.
13.X.2024
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