(Journal du 17.X.2024) Je ne sais si les conversations du dicastère ne m’avaient pas du tout manqué ou si, au contraire, je suis heureux de les retrouver (même si la plupart me heurtent ou me blessent) pour pouvoir les noter dans ce journal. Par exemple, hier, Éryxis, notre factotum, qui est sur le point de prendre sa retraite et venait d’assister, par curiosité, à une audience de procès d’assises, n’avait pas de mots assez durs contre les plaideurs de la défense, dont le révoltait la mauvaise foi qu’ils montrèrent en interrogeant tel expert, auquel ils voulaient apparemment faire tenir des propos défavorables à la victime. Éryxis est généralement très apprécié, pour sa bonne humeur et son franc parler, et sera fort regretté après son départ, y compris de moi, car il pouvait se montrer très utile, mais les propos qu’il tenait hier étaient d’une sauvagerie inimaginable. Il postillonnait, il éructait de haine sans aucune vergogne et sans du tout songer à s’imposer la retenue la plus élémentaire, surtout entre les murs d’un palais en principe dédié à la bonne administration de la justice, c’est-à-dire dans le respect des formes. À l’entendre, les plaideurs n’étaient que des manipulateurs, des voyous, des bandits, des êtres diaboliques, qui nuisent aux honnêtes gens et qu’il ne faudrait pas laisser exercer leur art proprement criminel, puisque complice, c’est-à-dire coupable (je traduis un peu). Éryxis était même si emporté qu’il nous disait regretter de ne pas avoir une hache entre les mains, non pour l’abattre symboliquement sur les droits de la défense, mais bien pour faire aux défenseurs ce que la populace veut plutôt faire habituellement aux violeurs et aux assassins. Si la Grèce était plus délabrée et sa justice, s’il est possible, plus permissive encore qu’elle ne l’est aujourd’hui, rendant la police définitivement impuissante et la populace entièrement livrée à elle-même, de quoi donc un Éryxis serait-il capable, entraîné par d’autre canaille, quand, par exemple, un innocent serait accusé, à tort, d’un crime particulièrement odieux ? Il est assez vraisemblable que cette canaille voudrait ‘‘se faire elle-même justice’’, selon la formule consacrée, mais « faire soi-même sa police » serait sans doute mieux dire, car je ne vois pas quelle justice il y aurait à laisser libre cours à ses plus bas instincts, sur le fondement de croyances absurdes et de rumeurs fantaisistes. Seulement cette police-là serait d’une si pure violence illégitime et se donnerait des moyens d’une efficacité si radicale qu’à la fin, selon toute vraisemblance, il ne resterait plus aucun morceau du présumé coupable à remettre aux mains des juges, si bien que, sous le régime de la populace, police et justice seraient de facto confondues en une seule et même institution, si j’ose dire : la canaille se ferait donc finalement bien justice elle-même, mais d’une façon qui paraît tout de même fort source d’injustice, puisque sa fausse justice ne serait plus qu’expéditive et arbitraire, et ses peines toujours capitales. Je ne crois pas élucubrer autant qu’il y paraît en écrivant cela, car il se raconte qu’en Gaule déjà, ce n’est plus seulement la plèbe, mais aussi bien les plus éminents hommes dans la carrière des honneurs qui se laissent aller à dire que l’État de droit n’est pas intangible ni sacré (même si l’honnêteté m’oblige à dire que ces grands personnages prétendent n’avoir pas voulu dire « l’État de droit » mais plutôt « l’état du droit », ce qui est fort plausible, tant il est connu que, même au sein du Sénat, les lois de la grammaire ne sont pas plus respectées dans les discours que celles du législateur dans la société). Et aujourd’hui, c’était Sandriphise qui nous rapportait qu’elle voulait téléphoner au préfet des études du collège de sa fille, parce que cette dernière ayant été convoquée chez lui, je ne sais pour qu’elle raison, y serait tombé sur l’un de ses professeurs de l’année dernière, qu’elle n’aimait pas, et qui peut-être ne l’aimait pas non plus, lequel lui aurait dit qu’il n’était pas surpris de la trouver une fois de plus convoquée à l’endroit où il la rencontrait de nouveau. Fait remarquable, me semble-t-il, quand il s’agit de la parole d’une enfant, surtout dans le cadre scolaire, Sandriphise, moins outrancière qu’Éryxis, ne voulait pas, affectait du moins de ne pas vouloir prendre cette parole pour argent comptant et sans avoir d’abord eu la version du corps enseignant, pour en vérifier le bien-fondé ! On sentait bien que son affectation était de pur principe (mais c’est déjà beaucoup !), puisque sa fille, nous disait-elle, mais comme disent tous les parents, n’était pas une menteuse. Et d’ailleurs, puisqu’elle détestait l’injustice (autre grand classique), comment pourrait-elle se montrer injuste envers son ancien professeur ? Sandriphise voulait donc en avoir le cœur net, bien décidée cependant à en découdre avec le professeur suspect. Le harcèlement des professeurs par les élèves, par les parents d’élèves et par la hiérarchie académique ne commence pas autrement. Alors que, si l’on voulait se donner la peine de formuler en une proposition simple et objective le cas qui occupe Sandriphise, on constaterait que ce qui risque de déchaîner bien des fureurs inutiles, c’est le fait qu’un professeur ait adressé la parole à une élève dans l’enceinte d’un collège. Quel crime, en effet ! Et n’allez pas dire à Sandriphise que l’école est non seulement un lieu de transmission du savoir, mais encore un endroit où apprendre la vie en société, qui consiste souvent à se soumettre à l’autorité d’un supérieur ou d’un aîné, ou même à recevoir une parole déplaisante sans devoir en faire toute une histoire, car celle-ci vous répondra que, justement, si ce professeur était bien élevé, il commencerait par ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas, à savoir de sa fille, qui n’est plus son élève, et à laquelle il n’a donc plus à adresser la parole ; et que d’ailleurs, on est en démocratie, raison pour laquelle la fille de Sandriphise ne saurait être inférieure à son professeur, ni ce dernier son supérieur. Tant de mauvais esprit n’augure rien de bon. Le sursaut n’est sans doute pas pour demain. C’est tout de même burlesque : les mêmes qui voudraient, sans forme de procès, pendre par les c*** les amateurs de ballets bleus ou roses, tiennent absolument à ce que leur progéniture puisse vous les casser impunément. Résultat, il y a quelques années, en Gaule (toujours la Gaule !), ce sont des élèves qui ont désigné dans la rue leur professeur à son assassin ! Mais si l’on suivait la logique de cette canaille dont je parlais tout à l’heure, qui se confond d’ailleurs généralement avec les parents de la petite canaille scolaire, que devrait-il advenir de ces odieux enfants et parfaits petits criminels ? faudrait-il leur séparer la tête du corps, à eux aussi, avec ou sans procès ?
17.X.2024
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