(Journal du 27.X.2024) Les idylles, mais surtout les franches idulles, sont parfois l’occasion de se frotter à des régions de la société qu’on ne fréquenterait sans doute jamais autrement. Ainsi, hier soir est venu chez moi un beau jeune homme, Thrasymaque, quem futui, lequel avait beaucoup de conversation. Il m’a donc parlé de sa vie. Ses parents l’ayant abandonné (fait qui me semblait ajouter beaucoup à son charme), il avait grandi dans des familles d’accueil et s’était fait tout seul, disait-il. Il était devenu mécanicien, travaillant dans un garage automobile, où son chef d’atelier lui était particulièrement pénible. Mais en novembre prochain, à l’âge de vingt-quatre ans, il changerait d’employeur, ayant été recruté dans un autre garage en CDI (ils rêvent tous de CDI), spécialisé dans la réparation de je ne sais plus trop quoi, des sortes de camions, je crois. Il vivait en colocation dans un appartement avec ce qu’il est convenu d’appeler des cas sociaux, des ‘‘cassoces’’, (‘‘cassos’’ ? je ne connais pas l’orthographe de ce mot) : un Arménien de trente ans (qui n’abusait que raisonnablement des aides sociales, parce qu’il acceptait régulièrement des missions d’intérim) et une fille mère qui subvenait à ses besoins en faisant la ‘‘maîtresse’’, c’est-à-dire en étant payée par des hommes qui aimaient être maltraités, si j’ai bien compris. Tout ce petit monde s’était associé pour s’entraider. Grâce au prochain nouveau salaire de Thrasymaque, de 2500 drachmes, ils voulaient abandonner leur appartement pour louer une maison avec jardin, afin de pouvoir y faire des barbecues et pour que l’enfant de la fille mère puisse y jouer. Ils pourraient également adopter un chien (Thrasymaque s’est d’ailleurs très bien entendu avec Psaltérion, même si celle-ci s’est d’abord toute hérissée, comme à chaque fois qu’une nouvelle idulle ose ainsi pénétrer chez elle). Ils avaient des plaisirs simples et vivaient ensemble sans faire de mal à personne. Ils allaient parfois au restaurant, mais peu, car tout était devenu très cher, et Thrasymaque attendait avec impatience ses premières 2500 drachmes, pour acheter de nouveaux vêtements, et une nouvelle paire de baskets, car il s’était fait voler celle qu’il avait eu l’imprudence de laisser sur le palier de son appartement. Il était vraiment très impatient de sa nouvelle vie (de cette vie un peu plus confortable), et je ne sais si la perspective de ce bonheur-là me paraissait réjouissante ou, au contraire, d’une grande tristesse (mais comme c’est l’automne, et que tout est empoissé de grisaille, de brume et bruine, les choses on tendance à me paraître tristes. Sans compter que la date de mon anniversaire approche à grand pas, qui est pour moi, mais aussi très littéralement, un jour de mort, puisque c’est le jour des morts.) Mais l’enthousiasme de Thrasymaque faisait plaisir à voir. La vie n’était pas toujours facile, m’expliquait-il. Pour faire des rencontres, il n’allait presque plus jamais en boîte, et privilégiait les saunas, car il était fréquent que les gens s’en prennent à lui, à la sortie des boîtes, en fin de soirée, quand on avait compris qu’il était homosexuel (il était bi, mais préférait tout de même les hommes : il couchait d’ailleurs avec tout ce qui se présentait, hommes, femmes, travestis, transsexuels, et femmes sirènes. (« Des femmes sirènes ? Mais qu’est-ce que c’est donc ? — Ce sont des trans qui ont encore leur b***. Comme j’aime surtout me faire enc***, ça me va très bien. — Mais pourquoi les appelle-on des sirènes ? — Parce que les sirènes sont des femmes avec des queues, des queues de poissons. Mais elles, c’est des queues d’hommes qu’elles ont. — Ah d’accord ! » La poésie va décidément se loger partout.) Il n’était donc pas rare que Thrasymaque eût à se battre au sortir des boîtes. Heureusement, il n’était jamais seul. Un sien ami l’accompagnait dans ces sorties, lequel était un costaud, qui avait donc souvent raison des homophobes, c’est l’occasion d’user de ce mot ! Il y avait aussi que Thrasymaque étant de grande taille, les plus petits voulaient souvent se mesurer à lui, pour se faire valoir. Pour ne pas vexer Thrasymaque, je ne lui ai pas demandé qu’elle gloire pouvait bien retirer ces méchants petits hommes à se battre avec une brindille comme lui. Cela dit, on sait de quoi les grands secs sont capables. Après tout, le travail de Thrasymaque est très difficile, m’a-t-il dit. Il doit souvent porter de lourdes charges, et il arrive qu’il se cogne ou se blesse. Son beau corps, grande herbe souple et comme j’aime, se termine par des mains d’ouvrier, avec des coupures, des brûlures et des cals. Il n’a déjà plus de dos, m’a-t-il dit. Mais hier soir, quand il était dénudé dans mon lit, et que ma main s’approchait des régions où c’était l’onzième doigt qu’il appelait surtout de ses vœux, ses yeux s’entrefermaient, et l’on n’en voyait plus que le blanc, comme s’il avait été une jeune femme qui défaillait, toute frêle et sans défense. Et quand enfin la bague était passée au doigt dont je parlais à l’instant, il gémissait tout mignonnement, comme un petit oiseau qui pépie. Comme il est orphelin, on a envie de prendre soin de lui, de le protéger, et je lui prenais donc souvent la nuque dans la main, comme un père à son fils, tandis que je le besognais, et même après, et même avant d’ailleurs. Mais si je parle de Thrasymaque, ce n’est pas pour cela, mais pour une formulation qu’il a eue au cours de la conversation, et qui m’a paru très saisissante. « Je suis plutôt de droite », m’expliqua-t-il, « je suis d’accord avec certaines idées de gauche, mais dans l’ensemble, je suis plutôt de droite. Surtout, ce que je déteste, c’est toute cette racaille. Pour moi, il faudrait que ça dégage, tout ça. Bon, j’avoue, je suis un peu raciste… » Et il ajouta aussitôt, ce qui m’a saisi : « Mais je suis un bon raciste. Ceux qui s’adaptent, ceux qui s’intègrent, j’ai rien contre eux, du moment qu’ils me laissent tranquille. Nous (il parlait de nouveau de ses colocataire cassoces), on vit entre nous, on se débrouille, on s’entraide, mais on fait de mal à personne. » C’est à cette remarque (un bon raciste !), qui était sans aucune ironie, me faut-il préciser, qu’on voit que nous ne sommes pas du tout du même monde, Thrasymaque et moi. Plus on descend dans la société, et moins le surmoi (ce gauchiste) est développé. Ce qui confirme d’ailleurs l’idée que le gauchisme est une maladie des classes supérieures (si tant est qu’il y ait encore des classes sociales) : des classes économiques supérieures, disons. Thrasymaque m’a tout empuanti la maison de l’odeur de son shit (et du poppers dont il avait besoin pour des raisons de mécanique anatomique plutôt qu’automobile), mais qu’il était joli, qu’il était séduisant ; qu’il avait de candeur et de bonne humeur ; et qu’il connaissait la vie, bien plus que moi, finalement, qui ai deux fois son âge ! Il aimerait que nous nous revoyions. La prochaine fois, nous pourrions aller d’abord dans un fast-food, parce qu’on n’est pas des bêtes, estime-t-il, et qu’on peut socialiser avant de forniquer. Je ne suis pas contre l’idée de le revoir. Peut-être Thrasymaque deviendra-t-il un nouveau Cléomène, dont le départ loin d’Argos m’a laissé bien dépourvu, car je ne me suis jamais aussi bien entendu avec le corps d’un garçon qu’avec celui de Cléomène. Mais quelque chose m’ennuie tout de même un peu dans l’idée de pouvoir être aperçu en compagnie d’un si exemplaire ressortissant du populo. Je crois que j’aurais honte, ce que disant, je m’aperçois que, chez moi aussi, le surmoi gauchiste laisse beaucoup à désirer…
27.X.2024
Écrire un commentaire