Journal du 03.XI.2023 : HORTVS ADONIDIS

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(Journal du 03.XI.2023) Contrairement à don Esteban, Tristan continue chaque année à prendre de mes nouvelles et à me donner des siennes, lors de mon anniversaire et pour le nouvel an. Il attend évidemment que j’en fasse autant pour lui. Aussi était-il peiné que j’eusse oublié de le faire en février dernier, pour son anniversaire. Je ne le lui avais pas dit, mais ce n’était pas un oubli. Parce qu’il avait lui-même oublié mon anniversaire en novembre 2022, je m’étais senti dispensé de penser au sien la fois suivante. Sans doute était-ce un peu mesquin de ma part, mais j’étais heureux de ne plus avoir à jouer la comédie des bonnes relations avec quelqu’un que je n’ai pas cessé de mépriser avec les années, et qui, lui aussi, continue de détester mes goûts, mes idées, mes manières. Surtout, je voulais m’éviter l’une de ces pénibles conversations auxquelles donnent invariablement lieu l’institution non plus de notre ‘‘mariage’’, mais des bons vœux à nous renouveler chaque année ! Hélas pour moi cette fois, Tristan s’est souvenu de ne pas oublier mon anniversaire, si bien que j’ai dû subir une fois de plus la conversation redoutée. Comme tous les ans, il voulait savoir où j’en étais dans ma vie. Et comme à chaque fois, je ne savais que lui répondre. Comment savoir où l’on en est, si l’on n’a pas de plan de carrière ? Et je ne parle pas seulement de la carrière professionnelle. Je la dis au sens où l’on peut en cheveux blancs terminer sa carrière. À la question sur mes amours, j’ai répondu que je n’aspirais plus vraiment à de tels divertissements, que l’amour n’avait sans doute été pour moi qu’une passade, ce que j’espère qu’il aura pris pour lui ! Alors lui est venue cette phrase extraordinaire : « À ton âge, tu as déjà abdiqué ? Il faut te bouger, Antire ! » Que voulez-vous répondre à quelqu’un qui vous dit qu’il vous faut vous bouger ? Mais comme il est pénible de se sentir jugé par qui l’on méprise, je n’ai pu m’empêcher de commencer à lui répondre, évidemment : que je n’avais jamais dit une telle chose ; que c’étaient ses propres conceptions qui le faisaient me parler d’abdication ; que j’en avais d’autres, etc. Qu’étais-je donc allé lui parler de mes conceptions ? J’ai senti que je risquais de réveiller le commissaire politique qui me sautait dessus au moindre écart de pensée du temps de notre cohabitation, qu’il faut entendre au sens politique du terme ! Je me suis souvenu que je ne pouvais faire taire ce petit procureur de chambre à coucher qu’en lui fourrant ma langue dans la bouche, ou autre chose. Seulement, hier, nous étions, lui dans Athènes et moi dans Argos : avec une telle distance entre nous, même monstrueusement pourvu, je n’aurais pu espérer le faire taire par l’introduction d’une part de moi dans le peu qu’il avait d’ouverture ! Je me suis donc efforcé de le feinter comme je pouvais, non sans quelque succès d’ailleurs, puisqu’il a fini par dire, d’un ton paterne : « Antire, quel misanthrope tu fais ! » La misanthropie passant pour un trait de caractère a quelque chose de plus acceptable qu’une opinion contraire aux siennes. On ne cherche pas plus à changer des traits de caractère que ceux d’un visage : on les prend comme ils sont, ou l’on s’en détourne. Et c’est ce que je voudrais faire désormais : me détourner définitivement de Tristan, dont je n’ai plus de raison de subir l’ombrageuse susceptibilité, maintenant que je ne peux plus jouir de ce que ses couverts recelaient d’agréments. Je me demande si je ne vais pas ajouter son nom à ma liste de personæ non gratæ. J’ai si peu mauvais fond, ou je manque tellement de constance, que je suis obligé de tenir une liste des personnes à qui je ne veux plus avoir affaire. Sans cette liste, que je m’astreins à relire régulièrement, pour ne pas oublier de détester tel ou tel (ou du moins pour me rappeler que leur commerce ne me vaut rien de bon), je serais capable de renouer des liens que j’ai oublié avoir moi-même rompus. La vie est trop courte, et ma complexion me porte trop à dilapider mon temps pour que j’en perde encore à de mauvaises fréquentations. Tityre a été le premier nom de cette liste. Je dois le connaître depuis mes dix-sept ans ! J’ai toujours su qu’il était parfaitement odieux, immoral, dangereux même, mais il n’y a qu’un an que l’idée m’est venue de couper tous les ponts avec lui ! Il y avait déjà eu des ruptures, mais je finissais toujours par en oublier les raisons. Je ne m’étais pas avisé que Tityre était infréquentable par principe ! Comme j’en ai moi-même assez peu, ma liste m’en tient lieu. Bien sûr, il m’arrive encore de croiser Tityre, à la Galerie Fabienne surtout, pour les vernissages ou lors des assemblées générales. Mais grâce à ma liste, je suis mieux sur mes gardes. Le problème avec Tristan, c’est que je ne sais pas si son éventuelle mise à l’index me serait inspirée par les idées fausses qu’il se fait sur moi ou si c’est au contraire parce qu’elles sont justes que ces idées me sont désagréables au point que je veuille en mettre l’auteur à l’index. Il m’est très pénible de penser que me connaisse aussi bien quelqu’un dont toute l’ambition aura été de gagner assez d’argent pour pouvoir assurer à son chef l’ornement de ces prothèses capillaires aussi bluffantes qu’onéreuses. Tous les matins, je m’en souviens, le premier geste de Tristan, après avoir ouvert les yeux, était de vérifier sur le drap le nombre de cheveux que, déjà, son émouvante jeunesse avait perdus dans la nuit ! Lorsque je me réveillais d’humeur cruelle, je m’amusais à lui demander s’il n’en avait pas semé ce matin-là plus que la veille. Peut-être a-t-il acquis à cause de cela le droit de me juger sévèrement. Mais peut-on dire vrai, quand on s’affuble de faux cheveux ? Tristan est encore plus beau maintenant, c’est vrai. Mais il est surtout plus faux. Et le vrai venu du faux m’est proprement insupportable. Est-il moins vrai pour autant ? N’ai-je pas abdiqué, comme le dit Tristan ? Tout le fiel de ce journal ne prouve-t-il pas mon amertume ? Ma prétendue misanthropie n’est-elle pas qu’une déficience psychique. Mes velléités d’écriture ne sont-elles pas que mon inertie, mon impuissance ‘‘en action’’ ? Lorsque Tristan se met à me regarder de haut, ou à dire vrai (mais c’est tout un), je dois me faire violence pour ne pas laisser échapper quelque méchante allusion à sa chevelure postiche. Si bien que c’est pour son bien, pourrais-je dire, que je dois rompre tout à fait avec lui : pour ne pas le blesser encore.

03.XI.2023

03/11/2023, 23:37 | Lien permanent | Commentaires (0)

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