Journal du 11.XI.2023 : HORTVS ADONIDIS

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(Journal du 11.XI.2023) Il y a trois jours que je n’ai plus de fibre internet. Cela ne signifie pas que je ne peux plus me connecter au réseau, car j’y ai toujours accès sur mon téléphone portable. Je peux même relier ce dernier à mon ordinateur pour naviguer plus confortablement. Mais je ressens tout de même cette absence de fibre comme une gêne constante, modifiant toutes sortes de petites habitudes et nécessitant autant de menues adaptations formidablement irritantes, auxquelles s’ajoute l’inquiétude de ne pas savoir quand la situation sera rétablie (l’opérateur étant incapable de me le dire : mais la panne semble être assez importante ; peut-être est-elle liée aux grands travaux de voirie qui ont lieu à deux ou trois rues d’ici ou bien à quelque inondation survenue ailleurs en Argolide, qu’en sais-je…) Je vérifie à cette occasion ce que je soupçonnais depuis longtemps déjà, c’est à savoir combien je suis devenu dépendant de cet outil que je sers plus qu’il ne me sert. Non seulement mes séances d’écriture, mais même de lecture sont troublées par cette difficulté de connexion au réseau, parce que je ne peux plus consulter aussi promptement qu’à mon habitude certains des dictionnaires en ligne qui me sont devenus indispensables. Pourtant je fus longtemps réfractaire à ces ‘‘nouvelles technologies’’ que ne sont plus depuis longtemps le téléphone portable et Internet. J’ai même dit « l’Internet » jusqu’à trente ans passés, comme si j’en avais eu quatre-vingts (mais il est vrai que nous n’avons jamais vraiment coïncidé, mon âge et moi) ! Je me souviens que l’un de mes professeurs de grec à l’université nous avait parlé, à mes camarades et moi, du Thesaurus Linguae Graecae, cette édition, sur CD-ROM à l’époque (je parle des années quatre-vingt-dix), de l’ensemble des textes grecs écrits depuis Homère jusqu’à la chute de Constantinople. Dans mon souvenir, la position de notre professeur devant ce projet éditorial était ambiguë. Le principe de la numérisation semblait l’enthousiasmer. Mais je crois me souvenir qu’il se désolait de ce que l’Europe se désintéressât alors complètement d’un tel projet, au point, disait-il (si du moins ma mémoire ne m’abuse, car tout cela est fort ancien), que les éditeurs scientifiques du vieux continent avaient quasi livré tout leur matériel aux Américains pour leur collecte de textes, perdant ainsi l’occasion historique, selon mon professeur, d’élaborer un projet éditorial équivalent en Europe. Cette imprévoyance européenne me paraît tellement énorme (quoiqu’en même temps très prévisible) que j’ai quelque mal à prêter foi à mon souvenir… Mais là n’est pas mon propos. Le plus extraordinaire, dans cette anecdote, est que ni mes camarades ni moi, qui sortions pourtant à peine de l’adolescence, ne comprenions ce qu’un tel projet pouvait avoir d’authentiquement moderne (et je ne le dis pas ici péjorativement). Bien sûr, l’espèce de pillage auquel se livrait la Californie nous scandalisait, mais beaucoup moins que la dimension dérisoire à nos yeux, et complètement extravagante à la fois, du projet éditorial en soi. Quoi ? des philologues, qui, en principe, sont gens de quelque sérieux, reconnaissaient au CD-ROM, qui n’était pour nous qu’un gadget aussi ridicule que ces téléphones portatifs et autres Tatoo, autant de dignité qu’au livre ? Même Augustin, qui fut l’un des premiers à posséder un portable, tant il avait la passion du téléphone (au point que j’ai cru qu’il allait me casser le nez, un jour que, pour une raison que j’ai oubliée, comme nous étions en train de nous battre violemment chez lui, demi-nus (à cause du plein été, qui nous avait probablement tourné les têtes), l’idée m’est venue de fracasser son téléphone fixe contre un mur : Augustin s’est alors jeté sur moi, m’a fait tomber sur son lit, réussissant à m’immobiliser de ses jambes et d’un bras, levant l’autre au-dessus de mon visage, le poing refermé pour l’abattre sur ma face, mais s’immobilisant soudain, parvenant à se retenir inexplicablement, et me donnant ainsi l’une des plus mémorables preuves d’amitié qui fût. Je me suis alors retrouvé arrosé de larmes et de sang : Augustin, pleurant de rage, s’était mordu la lèvre pour donner à sa fureur quelque chose à déchirer. Ce doit être la seule fois de ma vie que je me suis vraiment battu, sans grand succès, comme à mon habitude) ; eh bien ! même Augustin n’a pas compris l’absolue nécessité de ce Thesaurus Linguae Graecae. Il est vrai que l’accentuation de ses thèmes grecs l’indifférait au plus haut point (ce qui me scandalisait, car j’étais l’auteur de ces thèmes qu’il recopiait si mal !), aussi ne pouvait-il se sentir concerné que de très loin par la numérisation du corpus ! Notre professeur avait trente ou quarante ans de plus que nous, mais c’était nous, la jeunesse, qui avions bien cinquante ans de retard : nous n’étions déjà que de splendides vieux cons ! Sans doute, il est vrai, le choix des lettres classiques que nous avions fait pour nos études était-il un indice du peu de prédispositions que nous avions pour la farce moderne. Mais ce que je dis là est peut-être injuste pour beaucoup de mes camarades, qui n’avaient probablement rien choisi du tout : car la plupart étaient des filles de familles acaridiennes, à socquettes blanches et jupes écossaises, à qui l’on faisait faire du grec et du latin en attendant de les marier. Mais même si j’étais alors un indéniable con rétrograde (c’était pourtant avant mon retournement dextrogyre), même si je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez, du moins sur la question du numérique appliqué aux lettres classiques (mais sur bien d’autres sujets également, sur à peu près tous à la vérité), je crois que j’avais raison dans le fond : la numérisation en cours ne pouvait rien nous valoir de bon. J’ai cru me convertir librement, j’ai cru faire le choix des outils numériques, quoique sur le tard. Je fus en réalité contraint de m’agenouiller, de me soumettre, en recourant à leur aide corruptrice. Le retard que j’ai dit était une résistance en réalité, mais qui n’a pas tenu. Pour dire à quel point j’ai été dénaturé par ces technologies, il me faudrait procéder à une introspection douloureuse et à laquelle je sens presque tout mon corps se refuser, comme lors de certaines manifestations du refoulement (preuve de la profonde incorporation du numérique à mon être, qu’il semble avoir colonisé jusqu’aux régions les plus enfouies de l’inconscient.) Sans doute n’aurais-je jamais écrit (même ce journal) sans l’aide du traitement de texte. Sans le soutien de l’ordinateur, je n’aurais jamais pu élaborer ces phrases à rallonge, alambiquées même, mais qui sont ma manière, qui sont un reflet syntaxique de mes complications labyrinthiques, qui sont mon style, pourrais-je dire finalement, si le style est l’homme même. Car avant mon utilisation de cette technologie, les feuilles de papier, à force de ratures, d’incises, de repentir, devenaient complètement illisibles. Je m’y perdais littéralement, n’arrivant à rien. C’était une grande souffrance. Mais cette douleur disait une vérité que je n’aurai donc jamais voulu entendre : c’est que je n’étais pas fait pour écrire, parce que je ne le savais pas, tout simplement. Et ce n’est que par artifice que j’y parviens désormais. Mais quel scandale, tout de même, que cette singerie d’un homme qui, ne sachant pas écrire, écrit malgré tout ! Il y a entre l’écrivain et moi la même distance qu’entre l’agriculteur et le paysan d’autrefois. Antire, tu n’es qu’un imposteur, et même un destructeur, exactement comme l’agriculteur d’aujourd’hui ! Or sans cette imposture, peut-être serais-je devenu davantage un poète. Mes vers s’écrivent encore entièrement ‘‘à la main’’, sur la feuille. Les sillons qu’ils y forment sont tracés à la seule force de l’homme, comme autrefois ceux du paysan étaient creusés à la seule force des bêtes. Le mètre est une borne qui m’empêche de me perdre tout à fait dans mes repentirs. La feuille se noircit, mais reste lisible. Si nombreux que soient mes détours, mes ratures, mes hésitations, mes repentirs, il n’y a toujours qu’un certain nombre de syllabes à écrire, ni plus, ni moins. Je sais donc toujours où je vais, même quand je n’en ai pas la moindre idée. Et puis il y a la rime, la merveilleuse rime, qui me sert de guide, comme un fil d’Ariane. Et pourtant, à cause de l’ordinateur, je me partage (je me disperse !) entre ces vers, traditionnels, et cette prose quasi mécanisée ! J’aurais été si différent sans l’ordinateur ! Je me serais resté tellement plus fidèle, me contentant probablement du clos d’une page, comme la bienheureuse vache dans son pré ! Mais même cette vache n’existe plus ! Deux choses ont ruiné ma vie : Internet et la fréquentation des hommes (mais Internet n’est qu’une surfréquentation des hommes, comme on dit la surproduction ou la surexploitation), de ces hommes dont la parlure, en devenant irrésistiblement mienne, a fini par entièrement dénaturer ma propre langue, à tel point que j’écris ces lignes avec aussi peu de spontanéité, avec aussi peu de naturel et d’aisance que si j’étais en train de composer l’un de mes thèmes grecs d’autrefois. Hélas ! Je suis si peu cet écrivain qui n’existe plus que je ne saurais dire à quel point me manque l’homme que je n’ai pas pu devenir, celui que j’aurais été dans un monde ou ni l’ordinateur ni l’Internet n’auraient fait à nos âmes ce qu’à nos amours le Sida.

11.XI.2023

11/11/2023, 23:32 | Lien permanent | Commentaires (0)

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