Journal du 16.II.2024 : HORTVS ADONIDIS

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

(Journal du 16.II.2024) Mon ordinateur étant en panne depuis mercredi, j’écris ces lignes sur ma tablette, à laquelle j’ai connecté souris et clavier. J’accède à mes fichiers en passant par les nuées du cloud. Les fonctionnalités du traitement de texte en ligne n’étant pas exactement les mêmes que celles auxquelles je suis habitué, j’éprouve un grand inconfort, qui confine à l’angoisse. Je suis si désargenté que je dois attendre la fin du mois et le versement de mon misérable traitement pour pouvoir faire réparer la machine, si du moins celle-ci est bien réparable, car rien n’est moins sûr. En attendant, je m’impose le déplaisir de tenir ce journal dans ces conditions, pour rendre compte de l’assemblée générale extraordinaire à laquelle j’ai participé ce soir. La dissolution de la Galerie Fabienne était à l’ordre du jour : nous voulions faire voter par l’assemblée les dernières décisions du conseil d’administration, qui a fait récemment une demande de liquidation judiciaire, l’audience devant le juge étant prévue pour la mi-mars. L’association est en cessation de paiement depuis la fin décembre. Notre dette, qui s’élève à plus de 30000 drachmes, est constituée, outre les factures courantes, de plusieurs loyers impayés ainsi que de notre condamnation à relever notre propriétaire de travaux qu’il a dû réaliser dans le cadre de son litige avec la société propriétaire des murs voisins, soit environ 17000 drachmes, dont le vieux Versutus a fini par exiger le paiement, sans doute réveillé et attiré hors de sa tanière par Stéléchion, le nouveau président de la Galerie Fabienne, qui ne s’est pas montré des plus diplomates avec lui, dois-je dire, même si cela ne change pas grand-chose au fond du problème, qui est que notre association n’est plus viable : nos prochaines subventions ne tomberont pas avant le mois de mai et, en admettant qu’elles suffisent à payer notre dette, il ne nous resterait plus rien pour organiser nos expositions en 2024, ce qui nous ôterait tout espoir de subventions pour 2025. Dans tous les cas, nous n’avons aucun argent pour tenir jusqu’au mois de mai. Je crois même que notre employé n’a pas touché son dernier salaire, ce qui montre à quel point la nouvelle équipe est imprévoyante, qui n’a pas seulement songé à le licencier plus tôt… Lorsque j’étais moi-même le président de la Galerie Fabienne, jusqu’il y a cinq ou six ans, je n’avais qu’une angoisse, c’était d’en être le dernier : car à l’époque, déjà, et même sous Arthénice, la précédente présidente, les signes étaient nombreux de notre extrême fragilité. Que nous ayons duré si longtemps tient finalement du miracle. Il y a encore eu un autre président après moi pendant trois ou quatre ans, puis Stéléchion désormais et depuis un peu plus d’un an, dont l’extrême légèreté n’a fait que tout précipiter. Mais la faute n’incombe pas seulement à Stéléchion de n’avoir jamais réussi à trouver de financements privés pour compléter nos subventions publiques. On parlait de cette nécessité depuis le temps d’Arthénice déjà et, sous ma propre présidence, les fonctionnaires des collectivités territoriales auxquels j’avais affaire me menaçaient assez ouvertement de ne plus nous financer si nous ne franchissions pas à moyen terme cette étape des financements privés. D’ailleurs, je ne crois pas que la diminution de nos subventions publiques doive s’expliquer seulement comme étant la conséquence inévitable des temps heureux (ai-je trouvé, à titre personnel), mais désastreux pour la société, du regretté coronavirus, qui fut le prétexte tout trouvé pour bien des saloperies. Après tout, ces diminutions sont le résultat de délibérations des assemblées territoriales concernées, et non seulement le fruit d’un pur hasard épidémique. Mais le risque personnel d’être le dernier président de la Galerie Fabienne étant définitivement éloigné de moi, grâce à Stéléchion et son prédécesseur, qui me séparent nettement de ce déshonneur, je me suis découvert, ces dernières semaines, une incroyable ardeur pour mettre à mort (mort certes inévitable) notre association moribonde. Je crois pouvoir dire sans me vanter (et il n’y a là rien de glorieux en effet) que j’ai été le principal artisan de la disparition de la Galerie Fabienne. Sans ma réélection au conseil d’administration fin 2023, les membres de cette fine équipe de velléitaires seraient probablement tous encore en train de se demander par quelle folie ils s’étaient embarqués dans cette galère, paralysés qu’ils étaient par l’insoluble question. Je me la suis posée moi aussi, cette question, mais, de mon point de vue, la galère n’était pas tant l’agonie de la Galerie Fabienne que ma situation à moi, venu me joindre inexplicablement à cette équipe de bras cassés et d’indécis congénitaux. Stéléchion m’a trouvé si méritant dans mon travail de fossoyeur qu’il m’a demandé de présenter la situation aux adhérents et de justifier nos décisions lors de l’assemblée générale, qui fut très agitée. Quelqu’un, d’ailleurs, nous a lancé ce mot de fossoyeurs au visage. Tityre, à qui je n’adresse plus la parole depuis que je l’ai mis sur ma liste de personae non gratae, a profité de l’occasion pour verser sur moi tout le fiel qu’il me réservait sans doute depuis notre dernière entrevue. Il a beaucoup été question du sort de notre collection permanente, qui s’est constituée au fil des expositions organisées à la Galerie Fabienne depuis environ quarante ans, les artistes nous donnant ou prêtant une œuvre au terme de leur exposition chez nous. Lorsqu’il était encore temps de vendre quelques-unes de ces œuvres pour nous sauver du désastre, c’était une véritable levée de boucliers : personne n’avait le droit de toucher à ces reliques de notre histoire. Celui qui osait suggérer une telle chose était regardé avec autant d’effroi que s’il avait été un profanateur de tombes. Et maintenant, maintenant qu’il est trop tard, ils n’avaient tous, dans l’assemblée, que ces mots de collection permanente à la bouche pour nous tirer d’affaire. Mais nos archives sont si mal tenues, depuis toujours, que nous ne savons pas, pour la majorité des œuvres, lesquelles nous appartiennent vraiment et lesquelles nous ont seulement été déposées ad nutum, faute de certificats. Quoi qu’il en soit, la poignée d’œuvres que nous savons, sans doute possible, être à nous ne couvrirait pas nos dettes. Et, dans tous les cas, les pièces les plus chères sont la propriété des Fabii, héritiers du fondateur de l’association, qui les ont récupérées dès que nous leur avons annoncé notre situation. Comme il est d’usage dans ce genre de réunion, la masse de ceux qui n’agissent pas, et qui ne sont jamais d’aucune aide, avait les meilleures idées du monde, à les en croire, pour sauver la Galerie Fabienne. Mais quand j’ai rappelé que le conseil d’administration était prêt à remettre sa démission pour qu’une nouvelle équipe se constitue et mette en œuvre ce sauvetage dont nous n’étions pas capables quant à nous, il n’y eut plus personne pour se porter candidat, comme il était prévisible. À la fin, quand il s’est agi de voter, seules deux voix se sont prononcées contre nous, dont celle de Tityre, évidemment. Mais d’où m’est venue cette ardeur ? Était-ce pulsion de mort ? La raison même, j’en suis certain, parlait à travers moi, pendant cette assemblée générale. Mais la vie a-t-elle quelque chose à voir avec la raison ? Nous savons tous, par exemple, que la mort nous attend, au terme du chemin : dans ces conditions, est-ce que la raison ne voudrait pas que nous ne nous donnions pas tant de peine à vivre ? Car c’est tout de même beaucoup de mal pour rien… Pourquoi résister à l’inévitable, semble nous dire la voix de la raison, pourquoi vouloir y surseoir ? Et pourtant, nous ne nous laissons pas mourir, nous tenons tant bien que mal jusqu’à la fin, qui nous semble toujours venir trop tôt. Le défaitisme n’était-il pas la pente d’hommes foncièrement raisonnables, pendant la Seconde Guerre mondiale ? Je me demande quelle espèce de collabo j’aurais pu faire, à l’époque. Un efficace apparemment, et même un assez zélé, peut-être. Avec le temps, quelque chose en moi s’est aigri. Ce n’est pas seulement la mort de ce monde qui m’altère, c’est la conscience, de plus en plus lancinante, d’être, moi aussi, par mes mœurs, par mon caractère, je veux dire par ma faiblesse de caractère, l’une des causes objectives de la fin du monde. Moi, je n’irais jamais mourir pour mon pays, par exemple, comme ils font en Israël, ou comme a fait Rupert Brooke, en son temps, même si l’apollinienne piqûre d’un moustique des îles grecques lui épargna de connaître la sordide réalité de Gallipoli. Nous, la guerre nous est épargnée, mais nous avons à connaître la sordide réalité de cette paix. C’est à peu près ce que je voudrais dire dans Sonnets de guerre et quatorzains de paix, dont voici l’un :

 

Je n’ai pas plus connu la paix que vous fîtes la guerre.

Comme un moustique à vous venu pour mordre dans ce corps

Qui fut d’Albion, dit le poète, un des plus beaux décors,

Vous offrit le trépas (car votre sang ne coula guère

Dans les combats ; il a pourri, loin du feu, loin des cors) ;

On m’a planté dans un sol sec, tel un croc dans la terre,

Dans une terre exsangue, et loin de ce coin d’Angleterre,

Si loin ! qu’un sol enclot, là-bas, au pied d’un olivier.

J’ai poussé là, portant ce nom, le tronc tort, Olivier,

Et l’œil clair, moi aussi, l’œil bleu, comme à vous, comme un ciel,

Mais traversé d’éclats de guerre, œil sec, plein d’un gravier

Fusé des trous d’obus d’un monde atroce et démentiel.

Mon cœur en guerre est induré : tissu cicatriciel,

Froid comme pierre, il ne bat plus, ce cippe calcifié.

 

 

16.II.2024

16/02/2024, 23:44 | Lien permanent | Commentaires (0)

Les commentaires sont fermés.