(Journal du 08.II.2024) J’ai voulu regarder hier soir Stranizza d’amuri (Giuseppe Fiorello, 2023) pour me délasser un peu du travail des War Sonnets de Rupert Brooke. Je consacre en effet cette semaine de vacances à transposer ces cinq poèmes en vers français, pour les joindre à cinq quatorzains directement écrits dans ma langue et en faire une plaquette dont le titre devrait être Sonnets de guerre et quatorzains de paix. J’ai l’intention d’autoéditer ensuite cet opuscule pour me familiariser avec le site en ligne via lequel je publierai cette année Le Testament d’Attis. Ces séances de travail me prennent la journée entière et me laissent à peu près sans énergie le soir venu. N’importe quel livre me tombe aussitôt des mains. Je ne savais pas trop dans quoi je m’embarquais en regardant ce film. J’avais simplement vu la bande annonce quelques jours plus tôt, et je m’étais dit que le film me plairait sûrement : de beaux paysages, des cheveux ou des barbes magnifiques, deux beaux ragazzi, et qui tombent amoureux, ç’avait l’air parfait. Le film m’a très vite rappelé Respiro (Emanuele Crialese, 2002) : même environnement, la Sicile dans Stranizza d’amuri, Lampedusa dans l’autre film ; mêmes gens du peuple, qui crient ou parlent fort ; les personnages semblent vivre dehors, au grand air ; les communautés dans lesquelles ils évoluent sont constamment de bonne ou de mauvaise humeur, et paraissent extrêmement soudées : tout ce petit monde vit d’ailleurs les uns sur les autres, ce que représente superlativement cette façon qu’ont les personnages de s’entasser sur leurs véhicules à deux roues, de s’y coller l’un à l’autre. Mais on finit par se rendre compte que la pression sociale, dans ces îles, est extrême, et que celui qui dévie y est affreusement traité. Dans Respiro, Grazia, la mère de famille, qui est une originale, passe pour folle et se voit menacée d’internement. Dans Stranizza d’amuri, Gianni, dont l’homosexualité est notoire, reçoit moqueries et coups. Mais parce que Respiro ‘‘se terminait bien’’, Grazia, après une disparition de plusieurs jours (grâce à l’aide de son fils), refaisant surface (au propre et au figuré) lors de la fête du saint local, en émergeant littéralement de la mer, comme une sainte anadyomène, autour de laquelle toute la communauté, dans une très belle scène, s’assemble de nouveau (bouc émissaire ?) ; le rapprochement que j’en faisais avec Stranizza d’amuri, pendant son visionnage, me faisait m’attendre à une fin heureuse également. J’avais complètement oublié la mention « inspiré d’une histoire vraie » qu’on peut lire dans la bande annonce, et qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille, car les histoires vraies dont s’inspire le cinéma se terminent rarement bien. Je n’étais donc pas du tout préparé à la toute fin du film, qui tient réellement dans les cinq dernières secondes, lesquelles précèdent ces mots sur fond noir : « À Toni et Giorgio, qui ont été tués en Sicile en 1980, parce qu’ils s’aimaient ». On ne voit rien, pendant ces cinq dernières secondes que, garée contre le parapet du pont, la mobylette sur laquelle Gianni et Nino sont venus pour se baigner. Mais on entend les deux coups de feu, et leur écho dans la vaste nature. Cette fin, sans y être préparé, est à vous fendre l’âme. J’en ai fait une insomnie, ce qui ne m’arrive quasi jamais. Ce n’est qu’ensuite, en faisant une rapide recherche en ligne, que j’ai appris que le film était inspiré du double meurtre commis à Giarre, en Sicile, en 1980. Je dois confesser que je n’avais jamais entendu parler de ces meurtres, qui semblent avoir contribué à l’émergence du mouvement homosexuel italien, ai-je lu sur la page Wikipedia consacrée au Giarre murder. Les deux victimes de ce meurtre avaient dix ans d’écart. L’aîné, Giorgio Agatino Giamonna, était âgé de vingt-cinq ans, et le cadet, Antonio Galatola, dit Toni, de quinze ans. Mais dans l’œuvre de fiction inspirée de ce double meurtre, les deux garçons n’ont plus qu’un an d’écart : l’un a seize ans ; l’autre dix-sept. Il me semble que ce changement est une concession faite à l’époque, qui ne plaisante pas avec ces questions d’âge. Sans doute le public n’aurait-il pas pu se sentir aussi touché par le sort de Gianni si celui-ci avait eu vingt-cinq ans : on aurait plutôt vu que, s’il ne méritait certes pas la mort, il était tout de même condamnable, parce qu’il couchait avec un garçon beaucoup plus jeune que lui, et mineur, surtout. Nous, les homosexuels (l’occasion ne m’est pas souvent donnée de dire « nous, les homosexuels » !), maintenant que nous nous sommes assimilés à la société (ou bien que nous nous sommes assimilé la société, en contribuant fort à sa désorganisation, cf. notre dénaturation du mariage*), nous avons oublié que nos mœurs ont longtemps été associées à la pédérastie (elle-même peu distinguée de la pédophilie) et à la prostitution. Désormais, nous faisons la leçon à presque tout le monde, nous prétendons montrer l’exemple, indiquer le chemin de la dissolution, en enseignant le maquillage dans les ateliers drag queen des écoles ou la fluidité du genre dans les collèges et les lycées ; et surtout, nous définissons à notre convenance les nouvelles catégories de criminels, que nous dénonçons parce qu’ils nous déplaisent ou que nous leur déplaisons. Mais nos pères, si j’ose dire, n’avaient pas cet aplomb (et sans doute, à la fois, en avaient-ils infiniment plus, pour vivre dans les conditions qui leur étaient faites), car les criminels, en leur temps, c’étaient eux (c’étaient nous…) Ou du moins passaient-ils pour tels. Parce que nous l’avons oublié, nous sommes devenus implacables, impitoyables envers tous ceux qui ne nous comprennent pas, tous ceux qui ont encore l’audace d’être dégoûtés par nous. Mais est-ce entièrement leur faute, si nous les dégoûtons ? Il me semble qu’ils n’ont pas plus choisi leurs dégoûts que nous n’avons choisi nos goûts. Et je pourrais dire la même chose des pédophiles. Mon intention n’est évidemment pas de défendre ici leur vice épouvantable. Mais à chaque fois qu’il est question d’un pédophile, il y a toujours un moment où je me surprends à le plaindre après l’avoir blâmé : quel malheur, me dis-je, d’être condamné à aimer ce qu’il n’est pas permis d’aimer, et d’être condamné pour cela… Mais dit en ces simples termes, neutres, sans référence à la nature de l’objet aimé, « être condamné à aimer ce qu’il n’est pas permis d’aimer, et être condamné pour cela », c’était exactement notre situation, il n’y a pas si longtemps, à nous, les homosexuels ! Nous devrions nous en souvenir, et en concevoir quelque indulgence envers tout ce qu’il peut y avoir d’attardés et de fossiles autour de nous. Mais cette chose étant dite, je ne voudrais pas donner l’impression qu’il m’aurait échappé que l’homophobie la plus crasse redouble d’assauts dernièrement, concomitamment d’ailleurs à ceux de l’antisémitisme. L’autre jour sur une chaîne de télévision française (car, la France étant l’un des phares du monde, il est toujours intéressant de regarder sa télévision), j’ai entendu le directeur d’un journal hebdomadaire, un jeune homme qui me semble d’ailleurs être plutôt de mon obédience politique, expliquer très sérieusement, et sans contradiction sur le plateau, que les foules des stades de football n’étaient pas homophobes lorsqu’elles criaient « enculés ! » dans les gradins, je ne sais trop à quelle fin, n’étant pas familier de ce sport ni de ces sortes de spectacles (est-ce que c’est une sorte d’encouragement ?) Cet aimable journaleux semble ignorer qu’il en est de l’homophobie comme de l’amour : il n’y a pas plus d’homophobie qu’il y a d’amour : il n’y a que des preuves d’amour et de d’homophobie. Ces preuves sont les paroles et les actes. Nul ne saurait sonder les reins et les cœurs, et chacun peut bien être homophobe s’il lui chante. Ce sont les paroles et les actes qui sont condamnables. Et tous ces amateurs de foot qui, c’est évident, ne sont pas homophobes en criant « enculés ! », crient néanmoins une parole qui, elle, est d’une homophobie parfaitement établie. Au train où vont les choses, je n’arrive pas à distinguer si le sort qui me sera fait dans vingt ans visera plutôt l’enculé (enfin, l’enculeur !) ou le kouffar…
* Mais sans doute fallait-il que le mariage ne tînt déjà plus très solidement sur ses jambes pour se laisser abattre si facilement par nos assauts (je dis « nous », mais je n’ai qu’une angoisse, c’est que quelqu’un vienne me proposer le mariage ! Et ma grande honte est que personne ne l’ait jamais fait !)
08.II.2024
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