Journal du 10.III.2024 : HORTVS ADONIDIS

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

(Journal du 10.III.2024) Vendredi, c’était la journée de la femme. Mais ce n’était vraiment pas le jour de ma sœur. Celui d’une occasion manquée, plutôt. Nous nous étions donné rendez-vous au Chêne Vert, mardi 5. Quand je suis arrivé, j’ai trouvé une Junie inhabituellement sans couleur, jusqu’au sens propre : ses vêtements étaient d’un gris complètement sinistre, et aussi larges que ceux d’une adolescente enrobée ou trop belle qui voudrait cacher ses charmes ou ses laideurs ; mais, surtout, elle ne s’était pas maquillée, ce qui est absolument contraire à son usage. Ce n’était pas la Junie que je connais, d’habitude si superlativement femme, qui se trouvait devant moi, mais une ombre de femme, une femme qu’on avait réussi à voiler sans même la couvrir d’un voile. Elle avait beaucoup à me dire, c’est-à-dire à se plaindre, comme toujours, d’Hipponaüs, son mari. Ce n’était pas par choix qu’elle était accoutrée comme je la voyais, mais pour plaire à ce dernier, pour éviter d’éveiller encore un peu plus sa jalousie congénitale. Elle envisageait de profiter du fait qu’Hipponaüs devait aller à l’étranger à la fin de la semaine (vendredi, donc) pour le quitter. Elle voulait rassembler ses affaires, les entreposer chez notre mère, et aller s’installer chez une amie en attendant de pouvoir réinvestir son appartement, qu’elle a mis en location. S’installer chez notre mère lui semblait en effet trop risqué, car lorsqu’Hipponaüs, après une crise de jalousie, avait mis ma sœur à la porte de chez eux, il y a quelques mois, jetant tous ses vêtements dans la rue, sous des trombes d’eau, c’est chez celle-ci que Junie avait trouvé refuge, résignée, puis résolue au divorce, quoique toujours amoureuse. Mais quelques jours plus tard, Hipponaüs avait débarqué chez notre mère et ramené sa femme chez lui. Junie craignait donc que celui-ci, la retrouvant trop facilement, ne réussît à la détourner de nouveau de sa résolution. Autant dire qu’elle voulait se cacher. Depuis plus de dix ans qu’ils sont ensemble, Junie m’a toujours raconté les scènes et les accès de jalousie d’Hipponaüs. Mais ce qu’elle m’a rapporté mardi m’a mis dans une colère noire, et qui me fait encore sentir une boule au ventre au moment où j’écris ces lignes. Non seulement Junie ne peut plus s’habiller comme elle l’entend, mais encore Hipponaüs lui impose-t-il des heures de sortie, au-delà desquelles ma sœur doit être impérativement rentrée chez eux. Il lui interdit de voir certaines amies, qu’il estime avoir mauvaise influence sur elle. Il connaît les mots de passe de ses téléphone et ordinateur, qu’elle n’ose pas changer, de peur qu’il s’en aperçoive et ne lui fasse une nouvelle scène. (Les scènes dont je parle sont de véritables séances de lavage de cerveau, qui peuvent durer des nuits entières : c’est de la pure torture psychologique.) Les jours où Junie ne travaille pas, Hipponaüs rentre déjeuner chez eux, mais c’est pour s’assurer qu’elle est bien à la maison plutôt que pour jouir vraiment de sa compagnie. Pendant les scènes qu’il lui fait, il la traite invariablement de p***, n’ayant jamais accepté que ma sœur ait un passé : à l’en croire, si elle a pu connaître d’autres hommes avant lui, c’est parce qu’elle n’est qu’une p***… À cause d’une affaire dont je ne puis rien dire, Hipponaüs est allé casser la figure à un ami de Junie. Et pire, il a menacé de le faire tuer, ainsi qu’une autre amie, qui était présente au côté de ma sœur au moment de cette affaire. Comme à chaque fois, je réponds à Junie en tâchant de nommer la réalité de ce qu’elle vit, pour lui ouvrir les yeux ; pour lui donner, à tout le moins, quelques armes pour se défendre lors des scènes de jalousie et des séances de lavage de cerveau. Je lui dis qu’elle est sous influence, qu’elle a raison de vouloir quitter Hipponaüs, qu’il est le type même du manipulateur, du harceleur, qu’il s’est déjà rendu coupable d’un nombre effrayant d’infractions, qu’il est plus dangereux qu’elle ne croit et que tout cela pourrait très mal finir. Parfois, je me laisse emporter un peu, mais je le fais alors contre ma sœur, qui me paraît si velléitaire, si bêtement amoureuse. J’arrive à me ressaisir, gagné par la honte de n’être finalement pas si différent d’Hipponaüs lorsque je tente d’imposer mes choix à Junie. Il ne manquerait plus qu’elle quitte un mari abusif sous l’influence d’un frère autoritaire (et lui-même suspect de jalousie, car, même avant le mari, j’ai toujours méprisé les amants de ma sœur.) Mardi soir, néanmoins, le divorce me semblait en bonne voie. Mais le lendemain, j’ai reçu un message de ma sœur dans lequel celle-ci m’annonçait qu’elle avait eu une bonne discussion avec Hipponaüs et qu’il l’avait écoutée. C’était bien la première fois, disait-elle. Il semblait comprendre enfin qui elle était. Elle en avait profité pour lui dire qu’elle irait le dénoncer à la police s’il lui reparlait de ‘‘contrat’’ sur la tête de qui que ce soit. Elle ne pouvait pas le quitter. Elle l’aimait. Elle voulait leur laisser une chance encore. Je ne peux pas dire que je fus étonné par ce message, puisque c’est toujours comme cela que se terminent les bonnes résolutions amoureuses de ma sœur. Mais il m’a tout de même semblé être plus en colère que d’habitude. J’avais cru ma sœur si près du but… Elle m’a téléphoné hier, samedi, pour me dire qu’Hipponaüs était bien allé passer la fin de semaine à l’étranger avec des amis. Elle en avait profité pour aller dîner en ville, vendredi, avec des amies à elle. Elle m’a assuré que c’était grâce à moi, et aux armes que je lui avais données lors de notre conversation, qu’elle avait pu tenir tête à Hipponaüs, et lui dire à quelles conditions elle consentait à rester encore avec lui ! J’étais consterné. Je n’avais pas aidé ma sœur : j’avais été l’un des ressorts du piège d’Hipponaüs, qui fait feu de tout bois, et qui a déjà battu en retraite, évidemment, pour mieux lancer ensuite ses assauts dévastateurs dans la vie de ma sœur. Bien sûr, Junie m’a fait promettre de ne rien dire de tout cela à personne. Je l’ai donc trahie deux fois : non seulement en écrivant ces lignes aujourd’hui, mais en confiant mon inquiétude à mes amies juristes du dicastère, desquelles je voulais savoir si j’avais raison de reconnaître dans les exactions d’Hipponaüs tous les signes d’un mari abusif ou si, au contraire, je me faisais des idées (mu simplement par ma jalousie de frère.) Mes amies m’ont assuré que la violence sur conjoint était parfaitement caractérisée, celle-ci n’étant pas nécessairement physique, mais pouvant être également psychologique ou économique. Cependant, c’était à ma sœur de décider du cours de sa vie. Tout ce que je pouvais faire, c’était l’écouter, la conseiller, l’orienter vers des associations de femmes ou de victimes, si besoin. Dans tous les cas, je ne devais surtout pas la brusquer, ce que je ne fais pas qu’à grand peine. En attendant, je vais devoir continuer à subir Hipponaüs, sans grands efforts d’ailleurs, car c’est un séducteur né. Il est fréquent que je passe avec lui de bons moments, même s’ils sont scandés d’une infinité de détails pénibles qui me rappellent à quel point je le trouve méprisable pour ce qu’il est, et détestable pour ce qu’il fait à ma sœur. Et à ma mère et moi. Car il nous trompe et nous détourne de nos devoirs envers Junie. Il nous rend complices de ses mauvais plans. Il nous plie à ses sales volontés, faisant de nous des hypocrites ou des aveugles, qui tournent le dos quand ils devraient faire face pour mieux voir. À cause de lui, je me trouve aussi contourné que le tronc tors d’un olivier. À la fin je ne sais plus si je le déteste d’être entré dans la vie de Junie ou dans la mienne. Quelque chose en moi me répond que sa vie ou la mienne, c’est tout un ! Mais c’est de nouveau le frère possessif qui parle ici, le frère de la même trempe qu’Hipponaüs, quoique d’une meilleure patine…

 

10.III.2024

10/03/2024, 19:25 | Lien permanent | Commentaires (0)

Les commentaires sont fermés.