(Journal du 16.III.2024) Aujourd’hui, la chienne Psaltérion et moi, nous sommes allés à la mer. La journée aurait pu être parfaite, car, avant de partir, j’ai réussi à faire s’afficher un compte rond sur l’écran de la pompe à essence (vingt drachmes exactement), ce qui m’a comblé d’aise, pour ne pas dire de bonheur (qui se loge finalement dans de bien petites choses.) Mais j’ai eu le plus grand mal à trouver un sandwich. L’étal de la boulangerie qui se trouve à côté du dicastère était à peu près vide. Est-ce parce que celle-ci vient d’être rachetée par des sectateurs de Mahom, et que nous sommes en plein milieu de ce mois de ripailles nocturnes qui, on l’oublie trop souvent, sont précédées et suivies d’une stricte diète diurne, probablement pour prévenir l’indigestion ? Quant à la boulangerie qui se trouve non loin de la station d’essence, où l’on trouve habituellement une profusion de sandwiches, elle n’en avait pas un seul non plus : sans doute est-ce parce que le samedi n’est pas un jour travaillé et que cette sorte de repas n’est vendue en ces lieux qu’aux gens des bureaux situés alentour, je ne sais. J’ai dû me contenter d’une espèce de mixture (j’exagère à peine) fourrée dans un pain brioché trouvé dans le premier supermarché venu, car je ne pouvais tout de même pas faire le tour de toutes les boulangeries d’Argos ! Ce fut la seule ombre de cette journée, si je ne compte pas la mienne, bien sûr, projetée sur le sable et dont une eau jalouse tentait de s’emparer pour l’emporter avec elle dans les profondeurs glacées. Je me suis aperçu, en la photographiant, que mon ombre avait l’air plus jeune que je ne suis vraiment. Mais elle coïncide assez avec mon âge de toujours. Il y avait d’ailleurs assez de vent pour soulever mes cheveux et leur donner cet air de désordre que j’associe à la jeunesse, ou à la liberté, qui est, je crois, l’état naturel, ou du moins l’aspiration principale, de cet âge de toujours et que, probablement, je n’ai jamais eu. En sera-t-il de même dans le royaume des ombres ? Est-ce que mourir, ce sera retourner à mon âge véritable ? Autant dire au néant, puisque cet âge, je ne l’ai jamais eu. En attendant, de mon vivant, c’est sans doute pour cela que j’aime tellement aller à la mer : pour le vent et pour cette ombre, qui est mon véritable reflet. « La mer est ton miroir », dit le poète. Dans ce sens, depuis le bord, et en baissant les yeux, comme on ferait les bras, elle est bien mon miroir. J’ai toujours été beaucoup plus un homme des bords et des rives que des plongeons et des grands bains. Je ne sais qu’être sur le point d’être ou de faire quelque chose. Même quand je nage (ce que je n’ai pas fait aujourd’hui, car l’eau était vraiment trop froide), je suis plutôt sur le point de mourir que pleinement occupé à vivre : seulement, il se trouve que le malaise ni la crampe ne surviennent, qui causeraient ma noyade. Mais finalement, je m’en avise, être au bord, ce n’est pas si mal, car la plupart des hommes savent être ou faire pleinement, oui, mais c’est toujours la même chose, et je doute que la déception les effleure souvent. Je suis beaucoup plus frustré que déçu. Mais soyons honnête, c’est bien souvent pour avoir pressenti l’inévitable déception que je ne me donne pas la peine de réaliser la moindre de mes ambitions. Ma frustration n’est qu’une déception anticipée. La chose rêvée me paraît tellement plus vaste que la chose réalisée. Et pourtant cette vastitude n’est sans doute qu’une illusion de vastitude, car c’est par habitude que je l’envisage, et toutes les habitudes ont quelque chose d’étriqué.
16.III.2024
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