(Journal du 24.V.2024) Une fois par mois, l’association de l’Argos judiciaire fait venir au dicastère un foodtruck, comme on dit, pour le repas de midi. Ce mois-ci, le conseil d’administration de l’association ayant été récemment renouvelé a voulu en faire venir un nouveau, plus exotique, qui proposait des plats de la lointaine île de Ménouthias. Le camion était attendu pour dix heures et demie ; il est arrivé à midi moins cinq. Ce n’était pas ce qu’on appelle ordinairement un foodtruck, mais une simple camionnette, contenant les éléments nécessaires au montage d’un étal. La femme de Ménouthias, déjà très en retard, était venue seule, et deux personnes de l’association ont dû l’aider à monter l’étal. Pour une raison qui m’échappe, il n’avait pas été possible de passer commande par téléphone la veille ou dans la matinée, comme avec l’ancien foodtruck, pour éviter l’attente. Les gens du dicastère devaient commander leurs plats au fur et à mesure qu’ils arrivaient devant l’étal. La femme n’avait fait aucune ‘‘mise en place’’, comme je crois qu’on dit dans les métiers de bouche, car elle enfourchait la viande sur les brochettes à mesure qu’on les lui commandait. Aux dires de la plupart, le temps moyen d’attente était d’une bonne cinquantaine de minutes. Pour des gens qui s’accordent en général une heure de pause méridienne, c’était un peu long… Pour ajouter à mon malheur, Cynire était la seule de notre bande, aujourd’hui, à rester déjeuner au dicastère. Nous avons décidé, elle et moi, d’aller prendre un sandwich à la boulangerie qui vient d’être rachetée par des Sabéens. Chemin faisant, j’ai lancé l’idée, pour nous consoler de notre déception, de prendre plutôt un sandwich ottoman dans la gargote qui se trouve juste en face du dicastère : c’était d’un autre exotisme, mais c’était exotique tout de même. Nous entrons dans la gargote : aucun fumet ; rien sur la broche ! Une espèce de type qui était assis sur la terrasse avec de ses pareils vient à notre rencontre. Cynire lui demande, contre toute évidence, s’il ne serait pas possible de nous préparer deux sandwiches ottomans ! Le type nous répond avec son accent à couper au couteau qu’il ne sait pas, qu’il faut qu’il les appelle… Qu’il appelle qui ? Mystère. Je lui ai dit de ne pas se donner cette peine, nous n’avions pas le temps d’attendre. Nous nous sommes donc finalement rabattus sur la boulangerie des Sabéens, où j’ai pris un sandwich au poulet dont je fus très satisfait et qui m’a rappelé mes années d’étudiant. Sur le chemin du retour au dicastère, Cynire m’a confié qu’elle trouvait les boulangers sabéens beaucoup plus aimables que ceux d’avants, les autochtones, qu’elle soupçonnait d’être racistes. Je me suis gardé de lui dire qu’on pouvait les comprendre, compte tenu de leur clientèle bigarrée, venue presque toute du quartier aux abords duquel le nouveau dicastère a été construit : pour que ‘‘nos clients’’ puissent venir à pied jusqu’à nous ; c’est du moins ce que dit une plaisanterie devenue proverbiale entre nous. Ayant rapporté notre déroute ottomane, nous avons surpris nos auditeurs par notre naïveté, ou par notre ignorance, car tout le monde semblait savoir que la gargote en face du dicastère n’était probablement qu’une façade pour le blanchiment de l’argent de quelque trafic de drogue. Quant au désastre de Ménouthias, une magistrate originaire de cette île nous a dit qu’il n’y avait là rien de surprenant : à l’en croire, l’inorganisation était le propre de la culture de cette île. Moralité : le vivre-ensemble, ce n’est pas que des ‘‘attaques au couteau’’ (comprendre : des têtes coupées ou des gorges tranchées), ni seulement des vols, des viols ou des refus d’obtempérer. C’est d’abord toute une désorganisation de la vie quotidienne qui finit par vous rendre complètement fou. C’est d’ailleurs d’excellente stratégie : il faut démoraliser l’ennemi pour en venir plus facilement à bout.
24.V.2024
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