(Journal du 12.XI.2023) Je suis allé au rassemblement contre l’antisémitisme organisé cette après-midi devant le nomarchéion d’Argos. C’est la première fois de ma vie que je participe à une manifestation, si du moins je ne compte pas le jour, il y a tant d’années, où je fus à la gaypride d’Acaris avec Augustin (ou bien il me faudrait mentionner également tous les carnavals auxquels il a pu m’arriver de participer dans mon enfance. Je me souviens que, pour cette gaypride, l’un des amis d’Augustin s’était vêtu d’une robe de mariée. Chaussé de patins à roulettes, il s’amusait à me tourner autour en jouant d’un sifflet qu’il avait au cou, comme si nous nous fussions trouvés dans une boîte de nuit, où les sifflets étaient fort à la mode en ce temps-là. À cause de ce garçon, mes premiers pas dans la fierté homosexuelle furent pour moi presque aussi traumatisants que ceux que je fis dans un bar gay, où je n’avais pas eu le temps de parvenir au comptoir que la main d’un inconnu me tâtait déjà le croupion, exactement comme on aurait fait d’un melon vendu au marché d’Argos ! Je crois bien que cette main fut la première dont il m’arriva de subir la violence, je veux dire en dehors du collège, évidemment ! Et encore : au collège, on se contentait de me bousculer en m’insultant !) Ce n’est pas que je sois sans opinions politiques, mais ayant toujours détesté les foules, je préfère les éviter, d’où ma faible expérience des défilés ou des rassemblements. Or il y avait foule aujourd’hui, pour mon malheur (mais pour le succès de la manifestation !) Ou du moins, je crois qu’il y avait foule, car n’ayant jamais participé à un tel rassemblement, j’ignore si ce qui me paraissait en être une l’était bien pour une ville comme Argos ou pour un événement de cette nature. Mais si j’en crois les quelques commentaires satisfaits entendus autour de moi, c’était bien un succès. Bien que je tinsse absolument à participer à cet événement exceptionnel, je ne me sentais vraiment pas dans mon élément, au point que je n’arrivais pas à me concentrer sur les discours des élus qui ont pris la parole. Le hasard a voulu que j’aie commencé à m’initier à l’hébreu biblique environ quinze jours avant les massacres du 7 octobre. Depuis lors, je considère mon étude comme une sorte d’hommage. En traçant sur mes cahiers les lettres hébraïques, il me semble faire comme un geste en direction des Juifs, geste discret, et bien laborieux pour l’instant, mais sincère et sans contrepartie, complètement désintéressé (contrairement à beaucoup des prises de positions publiques actuelles, qui donnent lieu à toutes sortes de règlements de comptes.) Ce geste n’est fait que pour moi sans doute, dans la solitude de mon étude, et son sens m’échappe en grande partie (je peine d’ailleurs à formuler ce que je cherche à dire), mais du moins revient-il à faire quelque chose, plutôt que rien… La méthode que j’utilise opte pour la prononciation de l’hébreu moderne. Je me dis ainsi que je prononce également un peu de la langue ressuscitée par Éliézer Ben-Yéhoudah en même temps que je m’initie à ce qui fut en quelque sorte son latin. J’ai lu récemment les courts mémoires de ce dernier, ainsi que ceux de son fils*, Ithamar Ben-Avi, ‘‘le premier enfant hébreu’’, le premier de l’époque moderne dont les babils ont été de l’hébreu vivant. Je ne connais rien de plus miraculeux, de plus bouleversant, de plus admirable que la renaissance de l’hébreu presque par la volonté d’un seul homme, Ben-Yéhoudah, qui réussit (au prix de combien de sacrifices !) à faire la preuve, en engendrant un fils, mais en en sacrifiant presque l’enfance à cette cause à laquelle personne ne croyait, tel un nouvel Abraham, que l’hébreu pouvait redevenir une langue vivante dès le berceau. Même si ce sont des Juifs qui furent le plus hostiles à sa résurrection, à la fin du XIXe siècle, cette langue, du moins, personne ne vient la leur contester !
* La partie des mémoires d’Ithamar Ben-Avi concernant la résurrection de l’hébreu. Cf. La Renaissance de l’hébreu. Éliézer Ben-Yéhoudah, Le Rêve traversé et Ithamar Ben-Avi, Mémoires du premier enfant hébreu, trad. Gérard Haddad, Yvan Haddad et Catherine Neuve Église, Desclée de Brouwer, coll. « Midrash », 1998.
12.XI.2023
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