Journal du 13.XI.2023 : HORTVS ADONIDIS

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(Journal du 13.XI.2023) Peut-être étais-je un peu sévère avec moi quand j’écrivais dans ce journal que, ne me sentant pas dans mon élément parmi la foule assemblée devant le nomarchéion d’Argos, hier après-midi, j’avais quelque peine à me concentrer sur les discours contre l’antisémitisme que prononcèrent les quelques élus qui prirent la parole, car en en reparlant tout à l’heure avec ma mère, qui nous avait invités chez elle pour le déjeuner, Junie et moi, notre hôtesse nous a fait remarquer que ces discours l’avaient déçue, et notamment celui de l’ancienne archontesse d’Argos, qui lui avait semblé mettre sur le même plan (ce que ma mère prend pour une lâcheté) les antisémitismes d’extrême droite et d’extrême gauche (« Ah oui ! l’antisémitisme de souche et l’antisémitisme de chance », s’est écrié mon cousin Ménippe, à qui je rapportais tout à l’heure cette conversation pendant notre téléphonage quotidien.) Et en effet, y resongeant, je me demande si ce n’est pas plutôt la grande faiblesse de discours sans le moindre relief, sans la plus petite saillie pour accrocher un peu l’oreille, qui m’a empêché de rester concentré : je ne parvenais pas à m’intéresser à ces salades insipides, qui nous étaient servies sans aucune vinaigrette. (Pendant les deux ou trois ans que j’eus à présider la Galerie Fabienne, je me suis toujours donné la peine de rédiger correctement mes discours pour les vernissages, ne fût-ce que par respect pour mon auditoire, et surtout pour les artistes que nous lui présentions. Ce fut même le seul plaisir que j’ai trouvé à cette charge pour laquelle j’étais si peu fait. Mais je ne crois pas que mes discours étaient très goûtés pour autant, car l’impatience du buffet qu’on servait ensuite empêchait les amateurs d’art, affamés de nourritures pour le ventre plus que pour l’esprit, de s’intéresser beaucoup à mes périodes un peu trop cicéroniennes : ma vinaigrette oratoire faisait peu le poids à côté des mayonnaises préparées par mon vice-président, grand ordonnateur de nos ripailles et grâce à qui les buffets de la Galerie Fabienne étaient les plus somptueux de tout l’Argos culturel.) À vrai dire, la faiblesse, hier après-midi, n’était pas que dans les discours : mais dans notre chant également, quand est venu le moment d’entonner la Massaliote. Ce n’était pas un chant, mais une espèce de murmure embarrassé, comme si l’on eût craint d’être entendu. Ce n’était plus un cri de guerre, mais un chant de honte, je dirais presque un chant de pleutres, de pleutres arrivés à leur dernière extrémité, mais qui auraient à peine osé faire entendre leur ultime souffle, tâchant de l’étouffer plutôt que de le rendre. Et j’étais le premier d’entre ces pleutres, évidemment, car, détestant la foule et constatant que personne n’osait donner un peu de la voix, je me voyais mal être celui qui donnerait l’exemple ! Devant un tel spectacle, on ne peut que se dire que tout est perdu… Ma mère, tout à l’heure, parlant du lien qu’elle estime voir entre la présence aberrante de l’islamisme sur le sol des Grecs et les flux migratoires déversés parmi nous depuis tant d’années, a cru nécessaire d’ajouter aussitôt, par une sorte d’instinct de survie, qu’on ne peut tout de même pas empêcher les gens de migrer et qu’il y a d’ailleurs de bons musulmans (ce qu’elle entend non pas du point de vue des sectateurs d’un certain aventurier de la Mecque, mais de celui des Grecs soucieux de la conservation de leur hellénité.) « Bien sûr ! », s’est écrié Ménippe, « bien sûr qu’il y a de bons musulmans, comme dit ta mère ma tante, mais que savons-nous de ce que deviendront leurs enfants et leurs petits-enfants ? Ne sont-ils pas des Grecs comme toi et moi ceux qui nous massacrent épisodiquement au nom d’une religion qui n’est pas la nôtre ? » Mon cousin Ménippe pense que consentir à ce qui paraît être l’inébranlable ordre des choses, l’inentamable réalité, c’est être défaitiste, c’est être prêt à la collaboration. Selon lui, il faut oser le ridicule de croire à l’impossible. « Il n’est d’impossible », dit-il, « que pour les impuissants, que pour les émasculés comme toi. » (Ménippe ne me ménage pas toujours autant qu’il le devrait et ne répugne pas à me faire honte, à moi qui ai même renoncé à mon nom, celui de mon père qui perd la mémoire, pour pouvoir écrire en paix, c’est-à-dire en lâche.) Ce que dit Ménippe sur l’intimidante, la décourageante réalité me rappelle une belle page des mémoires d’Éliézer Ben-Yéhouda, dont je recopie ici quelques extraits : « Je dois à la vérité de reconnaître que les dirigeants de l’Alliance Israélite étaient évidemment mieux informés que nous tous sur la situation réelle en Eretz-Israël. […] Certains avaient une connaissance réelle, satisfaisante de l’empire et de la politique de son gouvernement dans tous les domaines. […] Lorsqu’ils disaient que les Juifs qui arriveraient buteraient contre les obstacles que leur dresserait l’administration, ils avaient raison. Nous tous, du propriétaire du Shahar au dernier des ‘‘patriotes’’, dont moi, partis en guerre contre l’Alliance avec le désir de changer son orientation pour qu’elle serve Eretz-Israël, nous n’étions que de parfaits ignorants. Notre intelligence était frappée d’aveuglement par suite de notre enthousiasme national et nous ne voyions point l’amère vérité de cette analyse ; nous la jetâmes à la poubelle avec une légèreté d’esprit presque effrayante, lui répondant par des arguments inconsistants. Pourtant, l’Histoire énoncera une loi pratique : par le succès de la colonisation nouvelle, par l’énoncé clair qui constitue le grand événement de cette année [la déclaration Balfour en 1917], l’Histoire montrera que nous, les aveugles, étions les véritables voyants et avions vu juste. La direction de l’Alliance, si savante, si clairvoyante, avait été aveugle et avait manqué de lucidité. Dans la vie des peuples, il y a des moments où les esprits clairvoyants, en ne saisissant les choses qu’au reflet de la réalité présente, sont incapables d’apporter au peuple le salut qu’exige l’instant. À l’inverse, ces aveugles, qui ne voient la réalité qu’à travers une cloison trouble, y parviennent*. »

 

* La Renaissance de l’hébreu. Éliézer Ben-Yéhoudah, Le Rêve traversé et Ithamar Ben-Avi, Mémoires du premier enfant hébreu, trad. Gérard Haddad, Yvan Haddad et Catherine Neuve Église, Desclée de Brouwer, coll. « Midrash », 1998, p. 122-123.

13.XI.2023

13/11/2023, 22:52 | Lien permanent | Commentaires (0)

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