(Journal du 16.XI.2023) J’ai revu hier soir La Sapienza*, que j’aime beaucoup. À Alexandre, architecte reconnu et primé, qui lui demande pourquoi il veut devenir architecte lui aussi, le jeune Goffredo, qui vient d’avoir sa maturità, répond que c’est « pour créer des espaces. » Alexandre s’étonne : « Les espaces ne sont que des creux. » À quoi Goffredo répond : « Des creux qu’il faut remplir. ALEXANDRE — De quoi ? GOFFREDO — De lumière. Et de gens. ALEXANDRE — Vous avez raison. Je vous félicite. Moi j’ai négligé la lumière. GOFFREDO — Alors il faut l’ajouter. » Un peu plus tôt dans le film, Goffredo à voulu montrer à Aliénor, la femme d’Alexandre, la maquette qu’il a réalisée de la cité nouvelle, qui pourrait être construite, dit-il, n’importe où dans le monde. « GOFFREDO — La cité est construite autour d’un élément central, qui est un temple. ALIÉNOR — De quelle religion ? GOFFREDO — De toutes. ALIÉNOR — Des personnes de religions différentes n’entreraient jamais dans le même temple. GOFFREDO — Ici, si. Dans les temples on trouve une présence. L’architecte doit la convoquer. ALIÉNOR — Comment ? GOFFREDO — Par la lumière. ALIÉNOR — Et pour les gens qui ne croient en aucun dieu ? GOFFREDO — Ils y trouveront la présence. » Moi qui ne crois en aucun dieu, il me semble comprendre ce que veut dire Goffredo. Lorsqu’un rayon de soleil, surtout l’hiver, tombe sur vous, il ne vous réchauffe pas seulement le corps, mais fait aussi comme vous entrer dans l’âme, telle une présence réconfortante, comme si vous vous saviez soudain regardé avec chaleur par ce grand œil brillant dans le ciel. Sans doute est-ce pour cette raison que la lumière est si souvent associée à la divinité. Goffredo croit tellement au pouvoir de la lumière qu’un soir, dans un hôtel, juste avant d’aller se coucher, il a cet échange avec Alexandre, qui semble redouter la nuit qui s’annonce : « GOFFREDO — Vous êtes triste ? ALEXANDRE — Pas du tout. Je vais avoir des insomnies, et écrire. Bonne nuit. GOFFREDO — Je ne ferme jamais ma porte à clé. Si vous avez le cafard, venez me voir. On pourra se dire deux mots. Cela ne me dérangerait pas, car je me rendors toujours tout de suite. ALEXANDRE — C’est gentil. Je ne sais pas si c’est prudent de dormir la porte ouverte. GOFFREDO — J’allume toujours une bougie. ALEXANDRE — Et alors ? GOFFREDO — Je suis protégé. ALEXANDRE — Par la bougie ? GOFFREDO — Par la lumière. » Il me semble que je suis comme le temple dont parle Goffredo, mais qui aurait été si mal conçu par le grand architecte, que ni la lumière ni les gens ne pourraient y entrer. Ou s’ils le peuvent, c’est sans jamais y demeurer. Même don Esteban, qui m’a aimé, je crois, ou du moins qui a réussi à me le faire croire, n’a fait finalement que passer. Peut-être n’y avait-il pas vraiment trouvé la présence espérée. Cependant, le plus extravagant n’est pas là, mais dans le fait que je puisse sérieusement me comparer à un temple ! Peut-être ne suis-je qu’une idée de temple, un temple qui n’a pas encore été bâti, à peine une surface découpée dans le ciel. Il peut y passer tous les oiseaux possibles, comme autant de lettres noires tracées sur une feuille, toujours la page redevient blanche. Il n’y aura jamais d’œuvre, si ce n’est, peut-être, ce journal mal tenu. Ou bien ne suis-je que l’un de ces creux dont parle Alexandre ? Mais un creux impossible à remplir, parce que n’y entre pas la lumière, comme dans cet hôpital que l’architecte dit avoir construit à Sao Paulo, « rectangle suspendu sur deux tiges d’allumettes », mais conçu sans fenêtres « pour permettre un rigoureux contrôle scientifique de la condition des malades » et dont le résultat principal aura été d’habituer ceux-ci « à l’absence de fenêtres dans leur cercueil ». J’écris ces pages, mais je parle dans le vide, aussi muet que si j’étais moi-même une tombe. Pour en revenir à la lumière, je suis allé voir aujourd’hui Mort à Venise, qui était projeté tout à l’heure au cinéma de la place des tauromaques. Je me fais beaucoup penser à ce pauvre Aschenbach, cherchant dans les rues sordides de Venise la lumière dont il manque tant en suivant les pas de Tadzio, ce fragment d’astre tombé sur terre, ce soleil qui se montre au musicien pendant tout le film, presque offert et pourtant intangible, et dont Tadzio, tendant le bras, montre réellement la direction, à la toute fin, quand vient la mort. Je repense au refrain de cette ballade écrite il y a un ou deux ans : « Tristan sans voix de nulle Iseult, je suis mort à Venise. »
* Eugène Green, La Sapienza, 2014.
16.XI.2023
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