(Journal du 17.XII.2023) La lecture de Propos réfractaires m’a fait ressouvenir de Tristan. Pour reprendre la distinction qu’y fait d’Algange, je dirais que Tristan était un touriste, alors que je suis un flâneur. Tristan était toujours pressé, et même toujours inquiet d’être en retard. Il semblait me traîner comme un boulet, et moi lui. Seulement, je le ralentissais ; tandis qu’il me pesait. Pendant les vacances qu’il nous est arrivé de passer ensemble, je l’ai toujours vu plus attentif au temps qu’il nous restait ou au retard que nous avions pris, qu’à ce que nous avions sous les yeux, qu’à l’endroit où nous nous trouvions ou qu’à l’instant que nous partagions (si peu, en réalité). Tristan est de ceux qui ne font que passer, quand j’aime à m’attarder, à demeurer un moment, à faire durer l’instant. Nous ne pouvions pas être plus mal accordés : nous n’avions simplement pas le même rythme. Autant dire que nous ne vivions pas dans le même monde, si tout cela est bien une question de prosodie, comme je le disais dans la note marginale écrite hier à propos d’Eugène Green et Luc-Olivier d’Algange. Tristan était sans doute beaucoup plus fait que moi pour l’action, même si l’action chez lui, mais comme chez la plupart de ses contemporains, tient plutôt de l’agitation. D’ailleurs, il est devenu l’un de ces hommes assez à leur aise dans le monde comme il va pour gagner beaucoup d’argent (par rapport à moi, veux-je dire), assez d’argent, du moins, pour s’offrir tous les mois cette espèce de prothèse capillaire dont la possession fut la grande ambition de ses vingt ans. (Il est vrai que perdre ses cheveux dès l’âge de vingt ans doit vous faire envisager les choses autrement qu’à un vieux chevelu comme moi. Le temps doit vous sembler passer plus vite…) Tristan croit sincèrement que j’ai raté ma vie. Et sans doute en effet l’ai-je ratée. Mais Tristan ne saurait comprendre que la jouissance du temps que je me suis laissé, du temps que j’ai perdu, compense largement ce gâchis. Je dis souvent être avare de mon temps. Mais ce n’est pas parce que je n’aime pas en perdre ! C’est au contraire parce que j’ai besoin d’en avoir beaucoup pour pouvoir le perdre à ma guise, à ne rien faire, à être sur le point de faire quelque chose, ou à m’imaginer le faire. J’aime m’attarder dans le temps, comme dans un bain d’eau chaude en hiver, ou froide en été. J’ai pourtant vu Tristan prendre des bains, lui aussi… J’aimais l’y regarder, parce qu’il était enfin installé dans l’instant, à la merci de mes regards. Je ne serais pas surpris qu’il en eût mauvaise conscience. Mon regard le gênait. Il relevait le genou pour que ne je visse pas entièrement sa nudité. Tristan avait alors dans le regard une pudeur, une roseur sur la joue à vous dérégler tous les sens. Partout où nous allions, sa grande question était de savoir à quelle heure nous avions prévu de partir (nous, c’est-à-dire lui.) Je me souviens d’un jour où, comme nous nous promenions dans un beau jardin, quelque part dans le sud de la France, j’ai senti l’angoisse monter en lui à mesure que je cherchais à m’installer dans l’instant : sa présence gâchait tout. Ni lui, ni moi ne pouvions être heureux. Du moins ne le pouvions nous pas ensemble. Et si cela se produisait, c’était en quelque sorte par accident, ou par concession, par parenthèse, comme il arrive parfois qu’on consente à se livrer à une activité qu’on n’aime pas d’ordinaire, parce qu’on se trouve par hasard d’assez bonne humeur pour ne pas en être affecté négativement. Hélas, les temps sont devenus tels que, bien souvent, même moi, je suis pressé. Mais c’est parce que je cherche à fuir, à me réfugier dans quelque repli du monde où mon rythme propre soit encore permis. La plupart des endroits où je me trouve, le monde tel qu’il est désormais, semblent avoir été conçus pour qu’on ne s’y arrête pas (et tout spécialement pour me faire fuir !) : pour qu’on ne fasse qu’y passer, pour qu’on s’y comporte comme un flux de données dans un système numérique. J’ai dû l’écrire quelque part dans une note de mes Nuits Argiennes : si la stance est devenue ma forme de prédilection, c’est parce qu’elle m’est un asile : le dernier lieu où j’aie encore ma place, le seul instant qui me soit accordé.
17.XII.2023
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