Journal du 22.XII.2023 : HORTVS ADONIDIS

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(Journal du 22.XII.2023) J’ai appris hier la disparition de mon ami Frédéric Tison. Il est mort le 13 novembre dernier. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais nous correspondions ensemble depuis des années. Souvent, dans nos lettres, je l’appelais Philerme, et lui m’appelait Antire, en référence à la Saulsaye de Maurice Scève, qu’il avait éditée. C’est de là que m’est venue l’habitude de me désigner sous le nom d’Antire dans les pages de ce journal. J’étais sans nouvelles de Philerme depuis le 2 octobre, mais il n’était pas rare que plusieurs mois séparent nos lettres. En revanche, j’étais plus surpris du silence de son blogue, dont le dernier envoi était daté du 10 novembre. C’est pourquoi j’ai fait hier une recherche en ligne, comme il m’arrivait parfois, pour voir si Philerme n’avait pas publié quelque chose ailleurs ou s’il était question de lui ou de l’un de ses livres quelque part dans l’immensité webmatique. Mais je suis tombé sur ce titre du site ActuaLitté : « Le poète Frédéric Tison est mort à l’âge de 51 ans ». Moi qui ai souvent dit que je n’en avais pas, je m’aperçois que je perds l’un de mes meilleurs amis. Il était le dernier des épistoliers qui ont beaucoup compté dans ma vie. Anja Lutter fut la première. Je ne l’ai rencontrée qu’une fois, en Allemagne, lorsque j’étais encore adolescent, peu après la chute du mur de Berlin. Elle venait de Rostock, mais c’est à Hambourg que nous nous connûmes, dans la famille où je me rendais tous les ans, dont elle était une amie. Dès mon retour à Argos, nous correspondîmes, en allemand, jusqu’à sa mort épouvantable, quelques mois après notre rencontre. Cette mort aussi, je ne l’appris que plus tard, l’année suivante, à mon retour en Allemagne. Comme avec Philerme, du silence avait précédé l’horrible nouvelle. Ce silence m’avait troublé, mais pas un instant je n’avais imaginé qu’il pouvait avoir la mort pour cause, alors même que la mort, dès cette époque, était la grande occupation de mes pensées. Mais sans doute est-ce parce qu’Anja était pour moi l’image même de la vie. Elle avait de nombreux projets de voyages, elle qui découvrait deux fois la liberté, affranchie qu’elle était enfin de la minorité de ses premières années et de la sévérité de la dictature communiste. Certaines de ses lettres avaient été postées d’Angleterre et d’Egypte. Même si je le savais parfois traversé d’ombre, Philerme était pour moi, lui aussi, une image de la vie, parce que sa vie me semblait plus riche que la mienne : riche de succès littéraire, d’amours, de lectures, et sans doute même de blessures. Et comme Anja, je l’associais aux voyages, sachant qu’il aimait consacrer ses vacances à visiter des villes, des châteaux, des parcs, des musées. Il me semble qu’on est plus en vie pendant les voyages qu’on fait. Philerme était la dernière personne à qui j’aurais cru que la mort songerait, ce qui, bien sûr, est une pensée d’une frivolité dangereuse. Dominique Autié fut le second de mes épistoliers les plus chers. Lui aussi, je ne l’ai rencontré qu’une fois, mais ce fut bien après que nous eûmes commencé notre correspondance. Nous nous sommes connus en lisant nos blogues. Comme Philerme, Dominique Autié aimait ce journal, dans lequel il me disait reconnaître la plume d’un écrivain. Philerme, lui aussi, m’assurait parfois qu’il aurait aimé voir publié mon « beau journal », comme il disait : « votre beau journal ». J’ai toujours un peu douté si j’étais un vrai poète, un véritable écrivain ; du moins fus-je véritablement homme de lettres : mais si je le fus, c’est de ces lettres que nous échangions, eux et moi. Il m’a toujours semblé que la grande bienveillance que Dominique Autié me montrait pouvait s’expliquer par mon seul prénom, mon vrai prénom, Olivier, qui était celui de son frère également, dont il a raconté la mort tragique dans L’Heure d’hiver. Bien sûr, Dominique Autié ne me l’a jamais dit, et je ne le lui ai jamais demandé, mais c’est quelque chose que je ressentais, qu’il me semblait ressentir, du moins. Qu’en sais-je, au fond ? Peut-être n’ai-je fait que l’imaginer. Sa mort mit fin à notre correspondance. Un cancer l’emporta en quelques semaines. Il y eut aussi don Esteban, bien sûr, mais lui, je l’ai fréquenté davantage. Nous avons fait quelques voyages ensemble. C’est avec lui, notamment, que je suis parti à la recherche de la tombe d’Anja, sans succès, d’ailleurs, et du fait de mon imprévoyance. Lui aussi, il m’avait connu en lisant mon blogue. Cette lecture avait éveillé en lui le désir de me connaître et il était venu du bout du monde pour me rencontrer. Ce blogue aura finalement été non seulement une bouteille jetée à la mer, mais une bouteille parvenue entre les mains de quelqu’un, qui vint ensuite jusqu’en Argolide, pour me la rendre en quelque sorte. Nous avions projeté, à une époque, de nous installer ensemble, don Esteban et moi, sur une île espagnole. Mais il avait ses secrets, une femme, notamment, qui l’attendait dans le dernier port où l’avaient conduit les navigations de sa jeunesse, aux antipodes. Je n’appris son existence que lorsqu’elle mourut. Cette femme m’a fait douter de la sincérité de notre projet avorté d’installation commune. Mais je n’en ai pas voulu à don Esteban, parce que je ne suis pas certain d’avoir été complètement sincère, moi non plus. Avec lui aussi, le silence a fini par venir. Sa dernière lettre est datée du 21 janvier 2021. Sans doute est-il mort. Il m’avait prévenu que la nouvelle de son trépas aurait peu de chances d’arriver jusqu’à moi. Et enfin, il y eut Philerme. J’étais apparemment plus doué pour les relations épistolaires que pour les relations de vive voix. Nous avions néanmoins parlé de nous rencontrer nous aussi, Philerme et moi, comme j’avais fini par rencontrer don Esteban et Dominique Autié. Nous nous étions même donné la fin de l’année pour délai. Mais, en octobre, celui-ci m’avait annoncé devoir reporter cette rencontre. J’ai appris hier, en écrivant à l’une de ses amies, que Philerme lui avait parlé de ce projet de rencontre, mais qu’il avait hésité, sans doute à cause de son état de santé, qui était mauvais. Philerme était malade, ce que j’ignorais, car je me suis toujours plus confié à lui qu’il ne le faisait à moi. Et, sur les photos en ligne que je pouvais voir de lui, il était toujours aussi beau. Il me semblait même parfois l’être davantage. C’est sa maladie qui l’a emporté, chez lui, soudainement. Je dis souvent que je suis né sous le signe de la mort, un 2 novembre. Mais, moi, je ne meurs pas : je mène plutôt la vie d’une ombre, comme ces formes qui peuplent les enfers, et qui sont de peu de consistance. Ce sont les autres qui meurent. Et qui ont vécu. J’ai beau n’avoir jamais rencontré Philerme, ne m’être jamais trouvé en sa présence, il m’était toujours présent à l’esprit, surtout lorsque j’écrivais : mes vers, si différents des siens, mais qu’il trouvait de quelque intérêt, malgré leur anachronisme formel, et surtout ce journal, dont je le savais un lecteur amical. Philerme avait pour moi plus de consistance que la plupart des êtres que j’ai à fréquenter ici, à Argos. Ce qu’il écrivait, les photographies qu’il prenait, ce qu’il peignait, les lettres qu’il m’envoyait, tout cela lui donnait une épaisseur, une profondeur, une ‘‘réalité’’, je ne trouve pas le mot (une humanité ?), qui manquent à la plupart des autres fantômes que je croise. Et pourtant, maintenant que Philerme est mort, la forme qu’il avait prise dans mes pensées, et qui est tout le corps que je lui connaissais, ne peut se décomposer, si bien que je n’arrive pas à me représenter nettement qu’il est mort. Philerme mort n’a pas moins de consistance pour moi que de son vivant. Est-ce à dire que celui que je prenais pour une ardente et lumineuse incarnation de la vie, comme Anja, n’était finalement que de l’ombre ? Il y a là une contradiction qui me pèse et me forme comme un nœud dans le ventre. Je ne discerne pas clairement si ce qui m’accable est la mort de Philerme ou cette contradiction nouvelle. Ma lenteur, mon impuissance, m’ont largement fait passer à côté de la vie. Mais je m’avise que ce sont peut-être aussi d’autres êtres qui, par ma faute, peuvent être passés à côté d’une ou deux belles heures de leurs vies. Philerme m’avait assuré que je pourrais le compter parmi les tout premiers lecteurs du Testament d’Attis. Il m’a dit plusieurs fois l’impatience qu’il avait de lire ce livre. Si j’avais moins perdu mon temps à rechercher des éditeurs dont je savais qu’ils n’auraient que faire, dans leurs maisons, de mes vers d’un autre temps (dans la dernière réponse que j’ai reçue, la semaine dernière, un éditeur m’écrit, d’ailleurs assez plaisamment : « La forme que vous nous proposez est si surprenante qu’elle porte en elle-même le germe du refus » !) ; si je m’étais donné la peine d’autoéditer ce livre, Philerme aurait pu le lire. Je ne dis pas qu’il est passé à côté d’un chef-d’œuvre, évidemment, mais d’une heure de lecture qui l’aurait ému, j’en suis sûr, tant il est vrai que les livres qui nous touchent le plus peuvent être des œuvres mineures. Les Feux de Saint-Elme, l’émouvant récit de Daniel Cordier, est l’un des livres qui m’ont le plus marqué ces dernières années. Traditionnellement, le solstice d’hiver est pour moi, je ne dis pas un jour de fête, mais un jour où mes forces me donnent l’illusion de pouvoir se reconstituer enfin, en même temps que les jours, qui, eux aussi, semblent se reconstituer en s’allongeant de nouveau. Mais cette année, il n’en est rien.

22.XII.2023

22/12/2023, 18:24 | Lien permanent | Commentaires (0)

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