Journal du 07.I.2024 : HORTVS ADONIDIS

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(Journal du 07.I.2024) Par chance, cette semaine de reprise du travail au dicastère d’Argos n’avait que quatre jours, contrairement à la prochaine, qui en aura cinq, comme toutes les autres. Je ne suis plus maître de mon temps ni de mes mouvements. Je n’ai plus le choix de mes fréquentations, ni celui de n’en avoir aucune. La vie salariée tient beaucoup de la vie carcérale ; considération qui me fait ressouvenir de ces mots de Luc-Olivier d’Algange : « Tout écrivain qui ne se borne pas à des représentations abstraites ou à une mécanique du ‘‘travail du texte’’ sait que sa phrase prolonge le paysage qui assiste à son advenue. L’Astrée d’Honoré d’Urfée [sic] ressemble à sa rivière et aux constellations*. » Je crois avoir dit plusieurs fois, dans les Nuits Argiennes, que ma stance, le quatorzain, ou même que mon vers, qui est en ce moment presqu’exclusivement le décatétrasyllabe, étaient, par excellence, ‘‘mon lieu’’, « le seul endroit où le poète sache être pleinement, même si ce plein est un grand vide ». Or je m’avise, en me ressouvenant de ce qu’écrit d’Algange, que cette stance refermée sur elle-même (la disposition des rimes des sept premiers vers est d’ailleurs symétrique de celle des sept derniers, qui en sont comme le reflet dans un miroir) ; que cette stance, disais-je, n’est sans doute qu’un prolongement des espaces étroits dans lesquels je vis. Je m’aperçois, en relisant plusieurs des passages des Nuits Argiennes consacrés à la stance, que j’ai même parlé de cette dernière comme d’un enfermement, écrivant par exemple que l’espèce d’excès du langage poétique se trouvait « tout contenu dans mon livre, enfermé dans ma stance, […] reclus dans mon vers. » Et en effet, je vis enfermé, chez moi ou au dicastère, tournant très souvent le dos aux fenêtres. Mais ces fenêtres, sur quoi d’autre s’ouvrent-elles donc que des murs d’en face ou des morceaux de ciel déchirés par des toitures accablées de tristesse ? Je suis comme tous ces Modernes qui, « pour la plupart, vivent terrés chez eux, claquemurés dans des espaces étroits sous éclairage artificiel, mais avec salle d’eau et ascenseur** ». Je ne sais depuis quand je n’ai pas vu l’horizon ni la mer. Je ne sors jamais d’Argos, dont je n’emprunte que quelques rues, toujours les mêmes, que je pourrais compter sur les doigts de mes mains ! Où sont les grands espaces de mon enfance ? Qu’est devenue la maison de Céphalonie, qui trônait au milieu du grand airial percé dans les forêts autour d’Ægiale, où nous allions tous les étés, pour les vacances ? À quand remonte le dernier jour où j’ai foulé la plage d’Anthropacre ? J’aimerais retourner là-bas, mais là-bas n’existe plus. La maison de Céphalonie est vendue depuis longtemps. Le bois qui l’entourait n’est plus qu’un lotissement ! Comment retourner là-bas, quand là-bas, c’est jadis ? Je ne saurais remonter le temps, si ce n’est en me souvenant… Ce que j’aperçois dans le reflet de la stance, c’est parfois un beau souvenir remonté des profondeurs. Même enfermé, l’on peut tourner ses regards vers l’intérieur, ouvrir les fenêtres sur de grands paysages, dévastés, mais où s’élèvent encore de superbes ruines. Avec le travail salarié, l’emploi du temps m’est imposé. Toutes les semaines se ressemblent. Ma stance est aussi le prolongement de cet emploi du temps forcé : comme des jours, les sept premières rimes (baababb) aperçoivent dans le miroir de la stance le parfait reflet des sept rimes suivantes (ccdcddc), comme ferait une semaine annonçant la suivante, son double inévitable. Et si le quatorzain veut se donner l’air d’un sonnet (baab, abbc, cdcd, dc), le distique final se détache de l’ensemble, comme font le samedi et le dimanche de la semaine, jours de liberté. Cette forme qui me semblait heureuse, parce qu’elle est la mienne, celle que je me suis trouvée, et qui me convient, comme un intérieur qu’on s’est aménagé, est en réalité la forme de mon malheur, de ma vie étriquée, de mon temps confisqué !

 

* Luc-Olivier d’Algange, Propos réfractaires, L’Harmattan, coll. « Théôria », 2023, p. 144.

** Ib,, p. 145.

07.I.2024

07/01/2024, 15:37 | Lien permanent | Commentaires (0)

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