(Journal du 13.I.2024) Que dire de la semaine qui vient de s’écouler ? Que m’en reste-t-il ? L’hiver, le froid sont épuisants. Je déteste me réveiller quand il fait encore nuit. Pourtant, je me lève à sept heures et demie tous les matins, du lundi au vendredi, parce qu’il me faut une bonne heure en tout pour me donner une apparence humaine, à quoi s’ajoute le temps pour me nourrir. Je ne suis pourtant qu’à cinq minutes à pied du dicastère, où je commence mon travail à neuf heures. Sans doute la vie me serait-elle plus légère si je laissais mes chairs graviter librement à ce cadavre dans lequel je ne les vois guère se donner la peine de dissimuler un peu l’impatience qu’elles ont de se dissoudre. Mais je ne sais pourquoi je ne me résous pas encore à montrer à des gens dont, le plus souvent, le jugement m’indiffère la tête d’un déterré. Une conversation m’a particulièrement accablé, pendant l’une des pauses méridiennes, quand ça s’est mis à parler de lecture. Apparemment, les gens ont si peu d’imagination qu’ils tombent tous d’accord pour dire qu’il faut avoir l’esprit particulièrement tordu pour inventer l’intrigue d’un roman policier ou d’un thriller. Quelqu’un était tout fier de n’aller jamais voir l’adaptation d’un livre au cinéma, parce qu’il préférait se faire ses propres images. Beaucoup pourraient dire, comme Montesquieu, qu’ils n’ont jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé, car ils lisent des romans feel-good lorsqu’ils n’ont pas le moral. Mais moi aussi, quand j’ai le moral au plus bas, je vais me réfugier dans le visionnage de films pour adolescents. Je suis tout à fait capable de me passionner pour des séries comme Young Royals, Heart Stopper et même Agenda (au diable ma dignité !), ou, dans un genre moins feel-good, Skin et Euphoria. Je crois même pouvoir dire que c’est grâce à la version norvégienne de Skam (la version originale, la meilleure) que j’ai pu surmonter l’épreuve de mon licenciement. Si j’en avais eu les moyens, je serais parti en voyage, pour me laver par le dépaysement de l’injure qui m’était faite. Mais certains jours, c’est à peine si j’arrivais à sortir de mon lit. Pourtant, en regardant Skam depuis ce lit, l’ordinateur sur les genoux, comme le personnage d’Isak regardant Romeo + Juliet, je me retrouvais en Norvège, et parfaitement dépaysé par des mœurs qui me semblaient incroyablement différentes des nôtres. Et la blancheur des peaux, des lumières, des décors et des regards, propre aux pays nordiques et à la jeunesse, était comme une éclaircie, qui me ramenait à la vie. Les saisons 2 et 3 sont de petits chefs-d’œuvre dans leur genre, même si tout cela est idéologiquement d’une parfaite orthodoxie. Mais l’art officiel peut très bien produire des chefs-d’œuvre. L’Énéide est un fameux exemple. J’aime par-dessus tout dans Skam la place qui est faite aux regards et aux silences. Les personnages, seuls, dans leurs chambres, lisant en silence les messages qui leurs sont envoyés, y répondant avec mille hésitations, vivent à leur petite échelle de véritables tragédies : tragédies sans prononcer un mot, sans monologues, sans didascalies, tragédies pures, pourrait-on dire. Mais tragédies par sms, dont le texte défile à l’écran. Cet instrument de malheur qu’est le téléphone portable devient l’occasion de beaux plans, tout palpitants de silence, de regards penchés et de lumière bleue. Les amours de William et Noora, d’Isak et Even me paraissent aussi inoubliables que celles de Roméo et Juliette ou d’Alban de Bricoule et Serge Souplier. La jeune fille idéaliste au regard incroyablement pur est comme un verre en cristal tintant fragilement contre le cœur de pierre (du moins en apparence) de l’implacable jeune homme. Quant à Isak, si quintessentiellement garçon avec ses casquettes et ses capuches, mais versant une larme ou perdu dans ses pensées après le visionnage de Romeo + Juliet, qu’il a regardé parce qu’Even, dont il est épris, aime le cinéma de Baz Luhrmann, il me paraît être une incarnation de ce qu’il peut y avoir d’heureux, malgré tout, dans la modernité, lorsqu’il découvre et accepte qu’il y a de la fragilité, des larmes, de la tendresse au cœur même de la virilité : celles du cœur, précisément, et tout particulièrement du cœur qui s’éprend, c’est-à-dire qui est pris, qui est proie plutôt que prédateur. Et non seulement au cœur de la virilité, mais au cœur des choses : Sunt lacrimae rerum. Il y a dans ces larmes, quand on sait les verser, quelque chose de salutaire et de lustral. Mais aussi, quelque chose de profondément humain : Isak, en découvrant ces larmes, devient un homme, vir et homo. (Et il est plaisant que ce soit en se découvrant ‘‘homo’’.)
13.I.2024
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