(Journal du 21.I.2024) Mon père et sa femme, venus déjeuner chez ma mère dimanche dernier, nous avaient proposé de venir à Baïes le dimanche suivant. C’était donc aujourd’hui. Nous avons déjeuné dans un restaurant dont le serveur, après s’être fait attendre un peu, nous a accueilli en expliquant que la vieille cliente qui se trouvait quelques tables plus loin avait la maladie d’Alzheimer, raison pour laquelle passer commande lui prenait tant de temps. Mon père n’a pas semblé se formaliser de la succulente gaffe qu’on lui servait dès l’entrée. Mais peut-être ne se souvenait-il plus qu’il avait lui aussi, selon toute vraisemblance, la maladie d’Alzheimer. Je dis selon toute vraisemblance, car aucun diagnostic n’a encore été rendu, mon père ne se rendant pas de bonne grâce à ses différents rendez-vous médicaux et refusant de subir la ponction lombaire qui serait nécessaire, je crois, pour s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une autre maladie. Mais ma sœur et moi reconnaissons bien l’Alzheimer, que notre grand-mère avait elle aussi. Comme elle en son temps, notre père a déjà beaucoup changé, même s’il a l’air d’une personne normale tant qu’il reste assis derrière une table à l’heure du déjeuner ; d’une personne normale, mais qui n’est pas du tout celle que nous avons connue, de notre enfance jusque naguère encore. Toute la passion qui caractérisait mon père semble évaporée. Par exemple, il ne reste plus rien de sa passion politique, et c’est tant mieux, car mon père était un authentique communiste, absolument au premier degré. J’ai conservé dans ma bibliothèque de vieilles éditions scolaires de Corneille et Racine que, déjà, il avait toutes barbouillées du nom de Mao. La passion amoureuse semble également avoir déserté cet homme qui, dans mon enfance, pouvait avoir à la fois trois ou quatre femmes sur le feu, ce qui nous demandait, à Junie et moi, de grands efforts pour ne pas le trahir, sans le vouloir, devant l’une ou l’autre de ses conquêtes, qui étaient de toutes les sortes : il en avait de belles, de laides ; des grosses, des minces ; des petites et des grandes ; des distinguées et des populeuses ; et deux ou trois folles furieuses, mais qui toutes sentaient bon. Toute violence semble également l’avoir quitté, et l’on peine à croire que c’est le même homme qui a pu concevoir, il y a trente-cinq ans, de poignarder sa deuxième femme, la mère de ma sœur Délie. Il ne lui reste apparemment qu’une grande bonne humeur et, par moments, une douceur un peu grave, et presque inquiète, qui ne lui ressemble pas du tout. J’aurais aimé avoir un père tel que lui ! Pourtant, tous ces changements ne sont pas ce qui m’affecte le plus en ce moment. Ces temps-ci, je suis beaucoup plus inquiet de ceux qui s’annoncent au dicastère pour bientôt. La petite bande dont je suis risque en effet de changer un peu de physionomie, et cette perspective me chagrine : Clétère doit quitter le Dicastère à la fin du mois pour une autre administration. Leucothée, dont je partage le bureau avec Chrémyle, risque bientôt de changer de service, même si elle devrait rester à l’étage du Catégore. Et, surtout, Cléonice, ma préférée, cherche, elle aussi, à se faire recruter ailleurs, pour un meilleur salaire. Je n’ai jamais eu d’aussi bonne entente avec un groupe de personnes qu’au dicastère d’Argos. Il n’y a qu’en Allemagne, lorsque j’étais adolescent, que j’ai pu connaître, mais deux semaines par ans seulement, quelque chose comme cela, avec les autres lycéens germanistes qui étaient envoyés avec moi outre-Rhin, comme disent les Français. J’ai l’impression de connaître aujourd’hui, et tous les jours de chaque semaine, les joies futiles, les conversations riantes, les commérages complices, propres à cette vie lycéenne pour laquelle j’étais si peu fait lorsque j’en avais l’âge. Et puis j’aime ces jeunes femmes bien habillées, bien coiffées, bien maquillées, qui papillonnent gaiement de bureaux en bureaux. Parmi elles, je me donne l’illusion d’être une fleur qui n’a pas encore fané.
21.I.2024
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