Journal du 31.I.2024 : HORTVS ADONIDIS

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(Journal du 31.I.2024) Je suis allé voir aujourd’hui La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer. J’étais étonné que le film fût projeté ce soir uniquement. Je n’en ai compris la raison qu’en faisant la queue pour acheter mon billet, quand un monsieur s’est excusé de passer devant les gens parce qu’il était l’organisateur de la projection, et qu’il voulait voir comment se passait l’encaissement, disait-il : la séance avait été organisée à l’initiative d’une banque coopérative de fonctionnaires, dont beaucoup de membres sont des professeurs. J’en ai d’ailleurs reconnu plusieurs dans le public. Comment faire un film sur Auschwitz après le Shoah de Lanzmann ? Mais surtout, comment pourrait-on représenter Auschwitz et prétendre être fidèle à sa réalité indicible sans commettre un mensonge et tomber aussitôt dans l’indécence et l’obscénité ? Il est probablement impossible de représenter ce que fut Auschwitz ‘‘au présent’’, comme hors-champ absolu du monde ; comme espace, pour quelques-uns, pour quelques semaines, de la vie devenue autre chose que la vie ; comme lieu, pour tous, des derniers instants les pires qu’on puisse concevoir. Auschwitz est trop éloigné de nos réalités. On ne peut guère qu’en représenter ce qui l’a précédé, comme dans La Conférence (Die Wannseekonferenz, Matti Geschonneck, 2022), ou en faire parler les témoins, après coup, comme dans Shoah. Glazer choisit quant à lui de n’en faire voir que l’un des à-côtés, où les bruits d’Auschwitz ne parviennent aux oreilles des personnages, et donc à nous, le public, que de loin. Ce parti pris est fidèle à la réalité : il montre à quel point Auschwitz est éloigné de ce que pourraient soutenir nos regards et concevoir nos imaginations. Mais surtout, pour ne pas tomber dans l’indécence et l’obscénité de l’impossible réalisme d’un décor, d’une image qui prétendraient reconstituer Auschwitz, le réalisateur a décidé de filmer l’indécence et l’obscénité de la vie d’une famille (celle du commandant du camp, Rudolf Höss) installée aux portes d’Auschwitz comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait rien à voir, rien à entendre de ce qui se passe à côté, dans le camp. Aux portes de l’enfer, il y a le paradis : le véritable paradis, celui d’une nature exubérante, où le père se promène à cheval avec le fils aîné, où la famille peut trouver, pour ses baignades dominicales, un locus amœnus digne des Bucoliques ; mais aussi, le paradis en carton-pâte, reconstitué, faux, celui du jardin de Hedwig Höss, avec sa ridicule petite piscine, carrée, sans profondeur, sans mouvement, avec ses alignements de plantations, sans âme, et d’un goût absolument petit-bourgeois, c’est-à-dire absolument conforme au nôtre, je veux dire à celui de notre époque et qui a majoritairement cours sous nos latitudes : un jardin de banlieue pavillonnaire. Il m’a semblé que le film était le miroir de ce qui se passait dans la salle de cinéma. Pendant que, à l’écran, tout près d’hommes qui mouraient de faim, des gens simples et monstrueux mangeaient à leur faim, des spectateurs regardaient eux aussi ce spectacle en mangeant du pop-corn. Car, pendant une bonne partie de la séance, le fond sonore du film, d’une importance capitale, était doublé d’un autre bruit de fond, celui de quelque chose qui semblait croustiller : c’était la mastication des bouches professorales autour de moi. Mais je savais déjà qu’il se mastiquait du chewing-gum ou s’improvisaient des pique-niques à Auschwitz. Alors pourquoi pas du pop-corn devant Shoah ? J’étais dérangé par ma colère, et, à la fois, je la sentais aussi déplacée que ces profs à pop-corn ou que cette famille installée de l’autre côté du mur d’enceinte d’Auschwitz. Le film ne traitait pas seulement de l’Auschwitz d’alors, mais de celui d’aujourd’hui : on voyait parfois à l’écran le personnel polonais de la famille Höss s’affairer dans la maison ou le jardin, puis, à un autre moment, des Polonaises d’aujourd’hui nettoyer les larges baies vitrées d’Auschwitz transformé en parc d’attraction pour touristes mémoriels. Tous ces touristes (qu’on ne voit pas à l’écran, eux non plus ; trop obscènes), mais qui ne font que passer à Auschwitz, entre deux autres visites du voyage organisé, quand tellement de Juifs y firent quant à eux leur dernière étape, sont aussi déplacés que la vie de famille des Höss, ces pionniers allemands installés en Pologne pour agrandir le Lebensraum, sur les lieux mêmes de la dernière déportation de leurs victimes (dont ils pillent les effets personnels pour leur propre usage) ; ou que des professeurs d’aujourd’hui, allant assister à la projection de La Zone d’intérêt comme à un spectacle, et qui pillent la mémoire des massacrés d’Auschwitz pour leur divertissement d’un soir, assaisonné de friandises. Finalement, ce film est aussi le miroir du monde actuel. La différence est-elle si grande entre cette famille nazie et nous, les chanceux, qui vivons dans ce paradis de parc d’attraction entièrement raisonné selon des conceptions industrielles et concentrationnaires, comme si de rien n’était, comme s’il n’y avait pas des hommes qui se font égorger au coin de la rue, comme si des femmes enceintes juives n’étaient pas encore éventrées de l’autre côté du mur Méditerranée, des enfants juifs assassinés, des vieillards juifs assassinés, des femmes juives violées, des hommes juifs énucléés et, tous, assassinés ? Comme si toute la bande de Gaza n’était pas toujours, en ce moment, un camp pour les otages qui y sont détenus, où le malheureux qui réussit à échapper à ses ravisseurs leur est immédiatement remis par d’autres habitants de Gaza, des kapos qu’on appelle des civils, et qui donnent à lire à leurs enfants, dans les écoles, une littérature d’une teneur comparable à celle qu’on servait aux jeunesses hitlériennes ?

 

31.I.2024

31/01/2024, 23:52 | Lien permanent | Commentaires (0)

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