(Journal du 24.III.2024) J’ai donc déjeuné tout à l’heure en famille. Onoscélise et mon père étaient venus de Baïes. Comme toujours et dès l’entrée, Hipponaüs nous a fait son grand numéro de séduction. Je ne sais s’il m’a semblé qu’il mettait plus de cœur à l’ouvrage parce qu’il s’attendait à trouver un Antire peu propice à sa personne ou si c’est parce que, m’attendant à ce qu’il s’y attendît, j’étais plus attentif à son jeu et, m’y étant préparé, mieux prévenu de ses virtuosités, qui me paraissent absolument dévastatrices, même (ou peut-être surtout ?) devant les places les plus solidement fortifiées, alors que cette maestria n’est probablement que l’ordinaire de ses façons. Ou bien, peut-être, il est vrai, ce numéro de prodige était-il plutôt destiné à mon père, qu’Hipponaüs a toujours cherché à séduire plus qu’un autre, sans doute parce qu’il a reconnu dans celui-ci le même roué que lui, qui connaît et reconnaît les ruses et les expédients dont il usa lui-même du temps de sa splendeur, par quoi ce madré d’Hipponaüs a bien compris que mon père était celui qui, parmi nous, était le moins facile à berner (et pourtant, Dieu sait que mon père a pu l’être sublimement en quelques occasions, comme lorsqu’il voulut acheter cette maison sur la Côte des Barbaresques, et qu’il la perdit littéralement lors d’un fameux printemps !) L’étrange est qu’Hipponaüs cherche encore à ce point à séduire mon père, maintenant que celui-ci est diminué par la maladie. J’en reviens donc à ma première hypothèse, selon laquelle Hipponaüs n’aurait qu’une contenance, toujours la même, qui serait d’être séducteur et faux en toute occasion, en terre hostile comme en pays conquis. Mais, c’était la bonne surprise de la journée (et sans doute Hipponaüs l’a-t-il remarqué immédiatement, avec son instinct de bête prédatrice), mon père, aujourd’hui, n’avait pas du tout l’air aussi diminué qu’on s’y attendait. Il était même très enjoué, presque vif d’esprit ; du moins participait-il à la conversation avec à propos, quoiqu’il rebondît sur celle-ci plutôt qu’il ne la lançait. Peut-être, après tout, cet Alzheimer que je lui prête, et dont le diagnostic n’est pas formellement posé, n’est-il qu’une élucubration de ma part, une manifestation dans un autre corps que le mien de mon angoisse de la mort, qui a pour forme habituelle la crainte de la maladie. Ma mère pense qu’une dépression nerveuse pourrait très bien avoir diminué mon père intellectuellement. Mon père dépressif ? Mais pourquoi ? À cause de l’âge ? À cause de la distance qui le sépare le plus souvent d’Onoscélise, qui vit à Athènes quand il demeure à Baïes ? Est-ce qu’il s’ennuie ? Il est vrai qu’il n’est plus aussi flamboyant que dans sa jeunesse pour pouvoir encore occuper son temps à tromper sa femme. Je me demande si, un jour, Hipponaüs connaîtra la même amertume. En attendant, je dois reconnaître à ce dernier un art consommé dans la modulation de la voix : il donne à ses intonations une chaleur qui viendrait à bout des froideurs les plus polaires. Et comme je fus vite réchauffé par les vins de Champagne et de Bourgogne, les remparts de glace que j’avais érigés contre lui ont fondu comme neige au soleil. Il m’était plus simple, et comme plus naturel, de me montrer aimable et cordial avec quelqu’un que, pourtant, je trouve profondément détestable et qui, foncièrement, me soulève le cœur. Nous ne sommes pas des hommes, mais des personnages, dont le caractère est dicté par le rôle qui leur est donné dans la pièce. Je reproche à Hipponaüs son hypocrisie, mais, moi aussi, je suis un imposteur. En famille comme à mon travail, au dicastère, je vis en clandestin : je garde jalousement le secret de mes véritables sentiments et suis en permanence dans la crainte d’être découvert. Mes vraies pensées ne sont flatteuses ni pour moi ni pour mon prochain.
24.III.2024
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