Journal du 20.III.2024 : HORTVS ADONIDIS

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

(Journal du 20.III.2024) Un jour, ma sœur m’a dit que durant sa vingtaine, elle n’envisageait pas la possibilité d’être encore en vie passé quarante ans. Parce que Hiéronymus, son premier amour, lui avait transmis le virus du sida, elle pensait que sa vie serait courte. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Junie a tellement plus de talent que moi pour vivre intensément (si c’est le mot) le temps qui nous est donné. Moi, c’est tout le contraire, j’ai toujours vécu comme si je devais mourir à l’âge canonique de cent cinquante ans. Je remets tout au lendemain, je traîne, je tourne en rond, je fais des détours, je rebrousse chemin, je me perds, je m’arrête en cours, je fais demi-tour et, surtout, je fais étape dès qu’il m’est permis, pour m’adonner à mon activité favorite, qui est de ne rien faire, de me figer dans le cours imperceptible du temps, dans le but, peut-être, de m’entraîner à la mort. Mais il me semble qu’il fallait que ma sœur eût déjà son sens particulier de la vie, pour s’y livrer si entièrement, je veux dire au point de se retrouver dans la situation d’être contaminée par Hiéronymus, qui était notoirement hémophile et manifestement séropositif pour qui savait voir les signes : sa mère, par exemple, avait fini par épouser le médecin de Hiéronymus, et c’était un infectiologue. D’ailleurs, sa cousine, la grande amie des jeunes années de Junie, sachant (ou soupçonnant seulement ? j’ai oublié) que Hiéronymus avait été contaminé lors d’une transfusion sanguine, mettait toute son énergie à détourner ma sœur de ce cousin trop aimé, sombre et dangereux, juvénile et souffreteux, mais qui, sans doute, était aux yeux de ma sœur divinement auréolé des disgrâces d’un destin si funeste. Junie était prévenue, et pourtant, je ne sais comment (est-ce par amour ; est-ce pour avoir été prise dans un courant de la vie trop fort ; ou emportée par une vague d’émotion plus violente ?), elle a succombé aux séductions du danger, elle a apprivoisé la menace et l’a accueillie dans son giron : elle l’a réalisée en s’inoculant le destin d’un autre pour mieux le partager avec lui. Ce n’est pas moi qui ferais un tel sacrifice sur l’autel de l’amour ! Je suis bien trop hypocondriaque pour cela. C’est du moins ce que prétend ma mère. Car j’ai beau vivre comme si j’avais encore cent années devant moi, l’idée de la mort m’occupe constamment la pensée, me venant le plus souvent à l’esprit sous la forme d’une maladie dont je crains d’être affecté. Ces derniers mois (depuis la phlébite de ma mère), mon angoisse s’est particulièrement portée sur mes jambes. Elles se sont mises à me faire souffrir, à peser plus qu’à leur habitude. Il me semblait avoir tous les symptômes de l’insuffisance veineuse. J’avais souvent des crampes à la plante des pieds. Je ressentais comme une pression dans les jambes que je soulageais par des jets d’eau glacée (en plein hiver, c’est un peu rude.) Mais surtout, je craignais la phlébite et l’embolie pulmonaire. Il me semblait parfois sentir physiquement le caillot de sang se déplacer de ma jambe vers les poumons, en passant par le bras (ce qui est pour le moins fantaisiste anatomiquement.) Je me réveillais en sursaut, la nuit, affolé par la sensation de m’étouffer ! À la fin, je me suis fait prescrire une écho-doppler veineux des membres inférieurs. Et depuis que le phlébologue (probablement le médecin le plus antipathique de toute l’Argolide) m’a dit que mes veines fonctionnaient très bien (« Dernière chance pour vous trouver une maladie », a-t-il murmuré vers la fin de l’examen), je suis à peu près guéri, de ce côté-là du moins. Je me demande si les corps sans vie photographiés sous toutes les coutures que je suis amené à voir, au dicastère, dans les procédures de suicides, de découvertes de cadavre et autres morts suspectes, ne finissent pas par me porter sur le système. Dès que je tombe sur une telle procédure, je me jette fiévreusement sur les photos des morts. Je ne crois pas que ce soit par voyeurisme, mais plutôt pour étudier les preuves d’une vérité qui m’échappe encore, où à laquelle je ne veux toujours pas croire, malgré l’évidence. Le passage de vie à trépas n’a vraiment pas l’air d’être une partie de plaisir… Les cous brisé des pendus, leurs langues ; les visages cubistes aux couleurs baconiennes des suicidés par arme à feu, ou les trous dans leurs poitrines ; les traînées d’excréments que laissent derrière eux certains malades que la mort surprend dans leur salle de bain mais à qui elle laisse le temps d’aller se réfugier sur un fauteuil ou sur un lit, quand leurs derniers pas ne les conduisent pas plutôt sur le trône ; les fluides qui s’écoulent par les orifices des cadavres de plusieurs jours ou semaines ; tout cela ne donne vraiment pas envie d’en passer par là. Mais le plus révoltant, le plus incompréhensible, c’est les yeux, les yeux qui restent encore ouverts, et qui ne voient plus rien, qui ne sont plus que des fenêtres donnant sur le néant. Devant ces regards qui n’en sont plus, on fait comme éprouver physiquement l’abyssale matérialité de la disparition. Et je n’y comprends rien. Comment puis-je me sentir si vivant, si engoncé dans ma présence angoissée face à ces photos désolantes, comme la forme que j’ai sous les yeux le fut sans doute parfois elle aussi dans les circonstances de sa vie, et être destiné, quoi que je fasse, à la même inexorable dissolution ? Comment pourrai-je un jour être cette forme sans vie, moi aussi, et ne plus même être là pour me désoler du spectacle de mon cadavre ? Pourtant, pour quelque temps du moins, il y aura encore des yeux dans mes orbites, mais je n’aurai déjà plus une seule larme à verser, plus même sur mon sort. Elles me couleront des oreilles plus tard, verdâtres et pestilentielles. Et parfois, quelqu’un vient prendre des photos. Car on meurt et le monde continue. Les choses demeurent et rien ne cesse de s’agiter autour de la forme qui s’est arrêtée, et que toute présence a désertée. Bientôt, l’absence que le cadavre a fait comme matérialiser pendant quelques jours, le trou que comblent nos chairs inertes n’est plus même un espace. On l’a fait disparaître. L’ordre des choses s’est engouffré dans le vide laissé par le mort. D’autre pieds viendront habiter sa maison et fouler l’endroit d’où son corps a été enlevé. Quelle est la vérité ? À quoi la mort ressemblera-t-elle le plus ? À toi, mon ombre ? à toi qui es sans humeurs, sans sanies, et que même la mer ne saurait emporter ? Où à tous ces cadavres jetés par terre comme des vêtements sales dans une chambre d’adolescent ?

 

20.III.2024

20/03/2024, 23:02 | Lien permanent | Commentaires (0)

Les commentaires sont fermés.