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30/09/2024
(Journal du 30.IX.2024) J’ai reçu tout à l’heure le jugement du tribunal administratif, qui annule mon licenciement. Je ne crie pas encore victoire, car le rectorat peut faire appel de cette décision dans les deux mois. Et ma victoire est toute relative, car le tribunal ne remet pas en question le fait que le texte que j’avais posté sur Facebook en octobre 2021 « constitue un manquement aux obligations et à la déontologie d’un enseignant » ni qu’il justifie une sanction disciplinaire. C’est la disproportion de la sanction qui est censurée. Le tribunal explique sa décision ainsi : « Toutefois, il résulte de ce qui précède que les propos écrits par M. Antire, pour inappropriés, irrespectueux et déplorables qu’ils soient, ont été publiés à destination d’un cercle restreint de contacts. Si l’administration conteste, en défense, le caractère restreint de la publication, elle n’établit pas, par la production de copies d’écran postérieures à la décision en litige et qui concernent des publications différentes, que le texte publié le 5 octobre 2021 était librement accessible à des utilisateurs étrangers à la liste de contact de l’intéressé. De plus, le travestissement des prénoms, comme la teneur ouvertement littéraire du texte, en forme de pamphlet imitant des textes de la littérature classique, témoignent des intentions artistiques de l’auteur, cherchant à briller par la formule davantage qu’à moquer ses élèves ou à dénigrer l’institution. Dans ces conditions, la sanction dont il a fait l’objet, qui est la plus sévère, apparaît disproportionnée à la gravité des fautes retenues à son encontre. » La plupart des arguments que j’ai avancés (souvent, il est vrai, en tirant fort sur les cheveux) n’ont été d’aucune portée, sauf ceux qui visaient à établir la teneur littéraire du texte. J’ai pour ma part constamment cherché à démontrer qu’il n’y avait pas lieu de me sanctionner, ce qui était sans doute un peu ‘‘gonflé’’. La disproportion de la sanction n’a été l’affaire que de mon avocate. Heureusement qu’elle était là ! Mais quelque chose m’attriste dans ce jugement : c’est cette indéniable vérité qu’il dit sur moi, malgré mes efforts pour aller contre, savoir que je chercherais à briller par la formule… C’est malheureusement très juste. Il y a dans ma prose un désir de briller qui confine parfois à l’ὕϐρις. Il me semble être très différent dans mes vers, sauf, bien sûr, lorsque je me mets à discourir en vers, ce qui arrive hélas dans certaines pièces longues, mes élégies par exemple. Mais j’ai beau m’astreindre moralement à toute la modestie dont je suis capable, une force irrésistible émane de la prose, un sentiment de puissance, celle de la langue-même, qui peut tout dire, tout concevoir, tout imaginer, et qui me déborde et me transporte, jusqu’à me faire tenir des propos inévitablement blessants pour qui ne penserait pas comme moi. Et je m’avance beaucoup en disant « comme moi ». Il serait plus juste de dire comme ce possédé, dont la langue s’est emparée, et qui n’est pas tout à fait moi, ou qui n’est moi que dans une tout autre mesure, incommensurable à ces fractions d’hommes qui sont mes contemporains, et dont je suis moi-même, lorsque la langue me laisse tranquille. Car cette paix est possible et, par exemple, il arrive que je prononce devant Psaltérion une succession de syllabes qui n’ont aucun sens en français, ni d’ailleurs dans aucune autre langue, mais que la chienne comprend très bien. La prose est pour moi le lieu de tous les débordements. Le vers est celui des bornes. La prose est foncièrement terrienne : même si elle se permet de folles danses et des sauts dangereusement acrobatiques, c’est presque toujours pour plonger les mains plus profondément encore dans les passions humaines les plus fangeuses. Le vers, au contraire, lève les yeux vers le ciel, il regarde la lune, dont les cratères forment des runes à déchiffrer, la partition de la musique des sphères. Paradoxalement, le vers permet de trouver quelques beautés qui passent toutes les bornes, mais ces trouvailles, purement éthérées, sont sans rapport avec le cours des choses sur terre, elles n’ont aucune influence sur les affaires humaines. Peut-être était-ce le cas en d’autres temps, lorsqu’on assassinait encore les poètes, mais plus maintenant… D’ailleurs, le poète lui-même est conscient de ne plus courir aucun danger. Il ne craint pas pour sa vie. Il craint pour sa carrière. Orphée a la tête sur les épaules. Le sang du poète n’est plus d’encre. Mais le jugement du tribunal dit une autre vérité, bien décourageante, qui contredit en partie la distinction que je viens de faire entre prose et vers. Même la prose, pourtant si tournée vers les affaires humaines, est foncièrement impuissante à la fin, puisqu’on ne la prend pas au sérieux. La sanction est disproportionnée, explique-t-on, parce que ma prose n’avait pas tant pour véritable vocation de dire ce que je lui fais dire que de briller par la formule. Je n’ai pas moqué mes élèves, je n’ai pas dénigré l’institution : j’ai cherché à briller. J’ai voulu faire l’étoile ! Et c’est la vérité. Quoi que je fasse, tout me renvoie dans les nuages, dans les nuées, dans l’empyrée, dans le feu de mon nom ! Je ne suis vraiment pas de ce monde.
30.IX.2024
22/09/2024
(Journal du 22.IX.2024) Souvent je finis par oublier dans quel monde je vis, je veux dire oublier cette réalité corruptrice du monde tel qu’il va, tel du moins qu’on veut le faire aller, et qui s’est insinuée profondément dans l’homme, non pas l’homme comme principe, comme idée, non pas cet homme que Joseph de Maistre déclarait n’avoir jamais rencontré de sa vie, mais celui que je risque, moi, Antire, de rencontrer tous les jours, parce qu’il est mon contemporain, celui que je croise dans la rue, au travail ou sur les réseaux sociaux. J’oublie que cet homme me déteste. Je ne crois pas que mon oubli puisse s’expliquer par un excès d’optimisme. Et d’ailleurs, la détestation qu’on porte aux créatures semblables à l’auteur de ces lignes se rappelle assez régulièrement à moi pour que je n’oublie pas définitivement ce que je pense de mes contemporains, ni surtout ce qu’ils pensent de moi. Mon licenciement, par exemple, fut l’un de ces rappels, et des plus violents. Mais enfin, l’on ne peut pas vivre constamment dans l’adversité, la vie ne peut pas être en permanence une tempête qu’on traverse. On doit, pour son repos, pour son salut, croire en la possibilité d’une accalmie. Cette accalmie, c’est moi, démiurge à mon échelle, qui la rends possible par mes efforts, en composant un personnage, en portant un masque. Avec le temps, cet effort m’est devenu si naturel que je finis par l’oublier, lui aussi, ce qui m’amène à croire quelquefois à cette dangereuse illusion qu’on m’aime pour ce que je suis, alors que c’est mon masque qui sait plaire. L’illusion peut fonctionner si bien que je fais moi-même comme oublier qui je suis, je veux dire oublier à quel point le véritable Antire peut être détestable aux yeux de ses contemporains. À tel point que, si de nouveau quelqu’un vient me dire ce qu’il pense de moi, qui me suis démasqué, j’en suis le premier étonné ! Je ne m’y attendais plus. (À moi aussi, il peut arriver d’aimer un film, et même tel personnage du film, alors que j’en déteste l’acteur. Mais justement, une telle aptitude constitue peut-être déjà l’une de ces différences par lesquelles je me rends odieux au reste d’un monde dans lequel, au contraire, si l’acteur est détestable, ni son jeu d’acteur ni, par contamination, le film dans lequel il joue, ne sauraient être appréciés à leur juste valeur, puisqu’on ne doit pas séparer l’homme de l’artiste : si l’homme est mauvais, c’est nécessairement que l’artiste et son œuvre le sont également. Le contraire se produit aussi parfois : il arrive qu’un personnage ait si mauvais fond que son interprète en devient suspect. De même il se peut qu’untel ait une telle réputation de méchant homme que le mépris qu’il inspire à tous rejaillit sur ceux qui sont encore, même de loin, ses amis.) Et c’est ce qu’il m’est arrivé tout à l’heure. Quelqu’un est venu me parler sur une application de rencontre où je ne vais plus que par habitude (car je suis un homme d’habitudes), mais qui ne me sert guère à rencontrer personne qu’exceptionnellement. Celui-ci m’a dit : « Mettre en avant un livre de Céline sur ton profil, c’est sulfureux. » Je sentais bien qu’on commençait sur de mauvaises bases. Il faisait référence à une photographie sur laquelle mon visage est caché par un livre que je suis en train de lire. L’intérêt de la photographie tient plutôt dans le fait que la chienne Psaltérion, au second plan, semble lire le même livre par-dessus mon épaule. N’importe quel livre aurait fait l’affaire. Seulement il se trouve que Guerre était celui que je lisais à l’époque où la photographie fut prise. Il me semblait que cette photographie illustrait plaisamment ce message ‘‘d’accueil’’ de mon profil : « J’aime les chiens, la lecture et, dans une moindre mesure, les garçons. » Je suis assez satisfait de ce message qui, je crois, me protège de la plupart des importuns, à moins que ce ne soient mes autres photos, sur lesquelles il est vrai qu’on voit mon visage entièrement, qui n’est plus celui de mes vingt ans ! Je ne savais pas trop ce que j’allais répondre à cet importun-là, d’autant que je n’étais pas tout à fait sûr qu’il fût le pire d’entre eux, même si je trouvais le choix de l’adjectif « sulfureux » assez peu engageant. Mais c’était peut-être du second degré, ou bien l’expression d’un reproche qui restait ouvert au débat, ou même qui l’appelait de ses vœux, qui sait ! Après tout, la personne avait entendu parler d’un auteur comme Céline, ce qui, dans certaines régions webmatiques, semble relever du miracle. Céline, c’est d’abord une chanteuse populaire. Mais j’oubliais que l’application de rencontre où me parvint ce message est bien plus consacrée aux ébats qu’aux débats. Quant au second degré… Je me demande si ce n’est pas précisément par un manque cruel de second degré que l’homosexuel est porté sur le même. Il me semble que le second degré est plutôt caractéristique de l’hétérosexuel, car je ne vois vraiment pas comment un homme peut aller dire au premier degré qu’il aime une femme ! J’allais répondre quelque chose, je ne savais trop quoi, et je ne le saurai jamais, car j’ai été tout à coup ‘‘bloqué’’ par la personne à qui je n’avais rien demandé, qui n’avait, elle non plus, rien à me dire, mais qui voulait tout de même me le faire savoir ! En d’autres termes : j’étais tombé sur quelqu’un qui avait décidé de me tomber dessus pour me dire sa détestation avant de disparaître. J’avais oublié que cela peut arriver à tout moment, puisque je suis d’une nature détestable aux yeux du monde tel qu’il va. L’espèce de contrariété que j’en conçus est d’autant plus absurde qu’il est presque certain qu’il n’aurait rien pu se passer entre nous, à cause de mes propres critères, car, même s’il n’y avait pas de photo sur son profil, il ne fait presque aucun doute que je n’aurais pas trouvé la personne à mon goût, pour la raison qu’avec le temps je me suis mis à trouver que tout le monde était laid, moi le premier. Et j’estime que des gens que je trouve bêtes ou méchants, et qui se permettent de m’aborder pour me proposer d’aller perdre mon temps à les foutre, pourraient au moins se donner la peine d’être beaux.
22.IX.2024
19/09/2024
(Journal du 19.IX.2024) J’ai dîné hier avec mes amies juristes du dicastère, qui savaient avant moi que je dois revenir parmi elles en octobre, car elles ont reçu avant-hier un courriel de Basilée leur annonçant un retour auquel pourtant je m’attendais moi-même assez, car cette dernière m’avait demandé il y a peu si je serais disponible pour une reprise le mois prochain. Ce matin, j’ai reçu un courriel de mon avocate m’annonçant que mon affaire avait bien été retenue à l’audience d’hier, que le rapporteur public avait de nouveau préconisé l’annulation de mon licenciement et qu’une décision devrait être rendue le 2 octobre. Je dois dîner aujourd’hui avec ma sœur Junie et, la connaissant, le repas a toutes les chances d’être très arrosé, ce qui promet pour demain un Antire plus mort que vif. Dans l’attente de l’ISBN pour le Testament d’Attis, je ne cessais de remettre à plus tard la dernière relecture de ma copie. Mais le numéro m’étant parvenu avant-hier, il me faudrait me consacrer à fond à cette tâche, à laquelle je me suis mis hier. Mais c’est ma lecture des diverses relations de la mort de Henriette d’Angleterre publiées à la suite du livre de Madame de La Fayette sur cette dernière que je suspends un instant, plutôt que mon travail de relecture, pour écrire ces quelques mots dans mon journal. Il ne me reste qu’une dizaine de jours de liberté, et déjà ces jours ne m’appartiennent plus. Mais je dois reconnaître avoir beaucoup ri hier soir, entouré de mes amies du dicastère. Sans doute Henriette d’Angleterre, qui fut l’un des astres de la cour du roi Soleil, a-t-elle beaucoup ri elle aussi dans sa courte vie. Son mot sur le nez d’Olympe Mancini nous laisse aisément deviner comme son humeur devait être bonne et plaisante. Mais même la plus grande et la plus adorée et la plus entourée des princesses se retrouve entièrement seule dans la mort. Elle était pleine de vie ; ressentant soudain une très vive douleur à l’estomac, neuf heures après, elle était morte. Sa mort n’est pas seulement exemplaire par l’incroyable résolution dont la princesse fit preuve au terme de la vie. Elle fait voir l’extrême solitude de l’agonisante, qui est la seule à comprendre qu’elle sera morte le lendemain. Personne ne veut la croire. Aucune de ses femmes n’a l’idée des douleurs extrêmes qu’elle éprouve. Elle se pense empoisonnée : nul ne la croit encore. Elle demande de l’antipoison : ses médecins pensent qu’il faut attendre ; elle ira bientôt mieux. Et quand on comprend qu’il faudrait en effet tenter de la sauver, elle n’en est déjà plus là : elle demande à se confesser, reçoit le viatique, sans autre trouble que celui de la douleur qu’elle ressent et dont elle sera bientôt délivrée. Tout l’autre aspect de la vie est dans cette mort exemplaire : quand on ne cherche plus à dissimuler, on n’est pas cru !
19.IX.2024
12/09/2024
(Journal du 12.IX.2024) L’écrivain que je m’efforce d’être ne cautionne pas complètement l’argumentation que je développe pour la défense de mes intérêts dans l’affaire qui m’oppose au rectorat d’Acaris. Cette argumentation montre un Antire bien tiède en comparaison de l’auteur du petit texte posté sur Facebook en octobre 2021 et qui avait fini par entraîner mon licenciement. Oui, certes, mon texte avait été mal lu, mal compris. Mais surtout, non ! Les enfants ne sont pas moins des veaux que leurs parents ! Ils sont même devenus le veau d’or. Il faut abattre cette idole obscène, qui est une insulte à l’humanité, dont le culte ne s’aurait être un hommage à la puérilité. « Peut-on séparer l’homme de l’artiste ? » La question revient régulièrement dans les débats qu’on sert à tous ces gens qui veulent des réponses ; qui croient que c’est de réponses que manque l’homme… Mon premier mouvement est souvent de me dire que, pour ma part, j’arrive très bien à séparer l’homme de mon coiffeur, du moment que la coupe de cheveux me paraît bien réalisée. Et pourtant, il n’est pas rare que sa conversation me dérange : elle m’empêche, le plus souvent, de m’indigner autant que je voudrais devant l’épouvantable spectacle que me renvoie le miroir. Mais il est vrai qu’il peut y avoir cette différence, entre l’homme et l’écrivain, que le premier n’a pas toujours le courage dont le second lui demande de faire preuve… La page est le lieu d’une liberté trop odieuse au commun des mortels pour que celui-ci ne veuille pas la mettre au feu, et son auteur avec. Mais tout le monde n’a pas la fermeté d’un Giordano Bruno devant le crépitement du bûcher, même si celui-ci n’a pas de flammes réelles ; et, d’ailleurs, pour combien de temps encore ? La page n’est pas de ce monde, du moins n’est-elle pas du monde tel qu’on croit qu’il est ou qu’il va. Ce qui s’y écrit fait parfois trop voir que le monde tourne autrement, et menace donc dangereusement cet autre géocentrisme tout paradoxal : celui des égos, de l’opinion dominante, du ‘‘narratif’’, comme ils disent. Mais justement, il s’est tant écrit de ces pages ou, du moins, certaines de ces pages sont d’une si grande portée, qu’on pourrait en recouvrir entièrement le ciel : c’est qu’il arrive au monde de changer sous l’influence d’une telle page, comme les destins sous celle des astres. Mais alors… quand les choses tournent mal, que le monde regimbe à la lecture d’une telle page et sent que mille autres vont être tournées d’un coup, ou même seulement qu’un simple retour à la ligne s’annonce, ou qu’une seule phrase lui a déplu, l’auteur peut-il sérieusement se défendre en répondant : « Ça n’est pas moi ! C’est l’autre ! Ce mauvais génie qui me force à écrire ! » ? On sait que des mots peuvent tuer, souffler le gaz dans les poumons, ficher des balles dans les chairs, comme le style d’Adrien, dans un mouvement d’humeur, peut s’enfoncer dans l’œil d’un esclave. Il peut y avoir chez l’écrivain cette lâcheté des grands dignitaires que l’emballement de régimes devenus fous finit par transformer en criminels de masse. Que l’écrivain soit un lâche, c’est humain. Mais à quoi servirait-il qu’il écrive, s’il ne trempait pas sa plume dans les chairs du monde, s’il ne faisait pas un peu gicler tout cela ? Avant d’en être une pour l’auteur, le travail de la littérature n’est-il pas censé être la torture des lecteurs ? Comme le client, le lecteur est roi, c’est entendu. Mais l’écrivain est un fou. C’est le fou du roi. Dans un monde idéal, le statut de ce nain au verbe haut devrait le protéger par principe, quelle que soit la teneur de ses saillies. Mais même un fou a des mains pour tuer… Il n’y a pas de réponse à la question. En donner une ne ferait qu’ajouter au tragique. À tout le moins aux mensonges qu’on se fait.
12.IX.2024
11/09/2024
(Journal du 11.IX.2024) Je voudrais écrire un petit ensemble de quatre ou cinq quatorzains, pour en faire ensuite l’envoi à quelque revue. L’idée serait qu’ils soient tous inspirés d’un ou de plusieurs tableaux ou photographies d’artistes que j’aime. Ou plutôt qu’inspirés par eux (car je ne voudrais pas trop en gâter le goût en mettant mes vers dans ces beaux fruits), je dirais écrits devant eux, en les regardant. J’ai déjà terminé une première pièce, il y a quelques jours, à la fois consacrée à l’Amour victorieux du Caravage et dérivée d’un sonnet de La Boétie, lui-même ‘‘arrangé’’ par Jean-Antoine de Baïf. Je viens d’en écrire une seconde devant l’une des Psychotic Faces de Flavien Mouzon. Et je voudrais en écrire une autre à partir d’une aquarelle de Nicolas Tolmachev, une quatrième de la peinture de Mathieu Vignier et peut-être une cinquième des minuscules peintes de Frédéric Tison (mon ami Philerme), qui n’était pas que poète. Mais pour ce dernier, je ne suis pas sûr. Quelque chose me retient. Je crois que c’est l’idée de sa mort récente. Je dis récente, mais il y aura déjà bientôt un an…
11.IX.2024
10/09/2024
(Journal du 10.IX.2024) Je viens de réaliser que l’essentiel de ma courte carrière dans l’enseignement a coïncidé avec l’heureux temps du coronavirus. Si bien que, sauf les premiers mois, j’ai toujours exercé mes fonctions de professeur caché derrière un masque, je ne veux pas dire le masque de mon personnage social, mais celui que j’avais à porter réellement pour prévenir la contagion et qui me cachait la moitié du visage à longueur de journée. À présent, je me demande si j’aurais vraiment pu tenir aussi longtemps, c’est-à-dire jusqu’à mon licenciement, sans le soutien de ce masque ! Ah que cette jolie pièce de papier bleu peut me manquer, parfois ! Elle était l’excuse parfaite pour ne pas reconnaître les gens dans la rue.
10.IX.2024
09/09/2024
(Journal du 09.IX.2024) Je me suis amusé à donner un tour lubrique à « Je pense à toi, Myrtho, divine enchanteresse… » et, comme je tâchais à rester, du moins par endroits, dans une certaine ressemblance sonore avec l’original, l’idée m’est venue tout à coup qu’un autre type d’églogue pourrait consister dans la reproduction, cette fois systématique, de l’harmonie du poème d’origine. Il faudrait que j’essaie, par exemple, avec El Desdichado. « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé… » pourrait donner ainsi « Jeux suivent les lépreux, le neuf, mains dont s’orner… » Sans doute pourrait-on faire la même chose avec les consonnes. Mais peut-être serait-ce tout de même un peu plus difficile. Il est d’ailleurs probable que tout cela ait déjà été tenté mille fois. Simplement, je suis trop ignorant pour le savoir. Continuant mon essai sur El Desdichado, j’obtiens un second quatrain assez intéressant, qui me demandera d’ailleurs probablement de refaire le premier, qui n’est plus à la hauteur de celui-ci :
Quand la pluie eut son eau, toi, dis, qu’a donc osé,
Dans l’aveu, ô Philippe, et par esprit d’argile,
Ameublir exprès l’ange, à mon heure étonnée,
Et la terre où le sang voit ma pauvre sanie ?
Mais tous ces travaux églogaux me paraissent un peu vains. Initialement, mon idée était d’augmenter ma productivité dans une veine qui soit un peu plus dans l’esprit de tout le fatras poétique contemporain et d’accroître mes chances d’être admis dans quelque revue. Mais le gain de temps est infime. Les églogues tirées du traducteur automatique de Google, en particulier, me demandent un travail préparatoire assez chronophage et toutes sortes de manipulations qui deviennent vite lassantes. Je ne sais pas si je continuerai encore longtemps dans cette voie. Et pourtant, elle permet parfois des trouvailles qui ne me viendraient jamais sous la plume autrement.
09.IX.2024
08/09/2024
(Journal du 08.IX.2024) À moins que mon impression ne soit qu’une conséquence passagère de la mauvaise humeur où je suis depuis quelques jours, ou même de cette grande faculté que je crois avoir de suivre de mauvaises pistes et de me perdre dans des idées absurdes, grotesques ou illusoires, il me semble franchir en ce moment une nouvelle étape dans l’étrange cheminement qui m’éloigne peu à peu de ma famille. Je me demande si ce fait ne coïncide pas avec la décision que je pris il y a quelques mois de me donner un nom de plume dont personne, parmi les miens, n’a connaissance. Je me sens de moins en moins cet ‘‘Olivier Antire’’ que j’étais depuis la naissance, me considérant désormais de plus en plus comme un Olivier Causte qui, pourtant, n’existe guère en dehors de Facebook, d’un blogue obscur ou de la couverture d’une plaquette qui n’a pas trouvé dix lecteurs. (Mais voilà : cet Olivier Causte hantait depuis longtemps déjà mes brumes intérieures, et son visage recouvre en quelque sorte presque entièrement mes propres traits, mais sur l’autre face, celle qui se trouve sous la peau.) C’est un nom qui ne renvoie presque à aucune réalité du monde. D’ailleurs, si l’on tape la requête « Olivier Causte » dans Google, on ne trouve que des Olivier Coste ! Mais depuis que je me suis donné ce nom plus court d’une syllabe, je me sens paradoxalement beaucoup plus à l’étroit parmi les miens. Ou plutôt non ! Je m’y suis toujours senti très à l’étroit, mais désormais, tenir le rôle qui m’a été assigné dans cette mauvaise comédie familiale a de moins en moins de sens pour moi. Puisque j’ai décidé d’être Olivier Causte, pourquoi devrais-je continuer à me faire passer pour ce personnage d’Olivier Antire aux yeux d’une parentèle qui s’est toujours montrée si mauvais public ? À quoi bon m’épuiser encore sur le théâtre avec des partenaires de jeux qui, probablement, sont unanimes à me trouver mauvais acteur, trop irrégulier, presque toujours faux, comme absent, et ne croyant pas à son personnage, et tout à coup trop habité par lui, et lui donnant trop d’ampleur, une intensité presque effrayante, qui prend toute la place, et qui vole la vedette ? Mais je m’aperçois que la métaphore est mal choisie, puisque ce qui ne va pas, au fond, depuis toujours, c’est que je me laisse déborder par une vérité (la mienne, car je ne vois pas comment la définir autrement…) qui heurte, qui choque mes proches, parce qu’elle me pousse, malgré moi, à dissiper l’illusion comique (sur la scène familiale uniquement, car à l’extérieur, mon masque, plus ajusté, tient mieux). Après des périodes d’accalmie, parfois longues, je recommence toujours à me rendre, du moins dans ma famille (je le répète), incompréhensible aux uns, insupportable aux autres, sans d’ailleurs pouvoir dire si ce sont les rôles qu’ils tiennent qui peinent à me subir ou m’ignorer, ou bien les comédiens de chair qu’il y a sous leurs masques. Pour ce qui est des autres, j’ai renoncé à m’en faire comprendre depuis longtemps, d’où, peut-être, que mon masque tienne mieux devant eux (connaissances, amis, amants, etc.), ce qu’écrivant, je suis le premier surpris de devoir conclure que j’espérerais donc encore me faire comprendre des miens, ce qui me paraît foncièrement irréaliste. Et pourtant, je l’ai dit, c’est à peine si j’ai l’usage de ce nom, qui n’a de réalité que virtuelle ou littéraire. Mais c’est comme si, en me le donnant, j’étais déjà devenu tout à fait quelqu’un d’autre. Quelqu’un de plus libre ; en tout cas de beaucoup plus fait pour être libre. Ce qui est certain, c’est que je me sens bien moins appartenir à ma famille. À ma mère surtout, qui a toujours porté pour nom d’usage celui de mon père, même après leur divorce, et je me demande bien pourquoi, puisqu’elle a gardé de son mariage une détestation viscérale des hommes, ce qui, d’ailleurs, ne l’a pas empêchée de rester en bons termes avec mon père, cette bonne entente étant à leurs yeux, ou pour la galerie, un signe d’intelligence et de modernité. Mais je me sens aussi de plus en plus étranger à mes sœurs, dont les prétendant ou mari m’ont déjà beaucoup éloigné. Mais découvrir le bras droit de Junie tout à coup entièrement recouvert de tatouages ou apprendre le projet d’installation de Délie dans le Golfe Persique m’a fait réaliser à quel point nous n’étions pas de la même planète, elles et moi. (Car il me faut être honnête : je me plains d’être incompris, mais enfin, moi non plus, je ne les comprends pas !) Quant à mon père, qui ne fut que très peu mon père à l’âge où en avoir un eût peut-être été de quelque utilité, il est en train de perdre la mémoire, et c’est très bien ainsi. Ça m’évitera d’avoir à le renier quand je serai devenu entièrement cet Olivier Causte qui m’a déjà tellement changé. Ni lui ni moi ne nous rappellerons qui j’étais ! Il y a dans tout cela quelque chose d’effrayant, car je m’aperçois que ce qui m’arrive, finalement, c’est que je commence à me préparer à la vie d’après, je veux dire : après la mort de mes parents.
08.IX.2024
07/09/2024
(Journal du 07.IX.2024) Ce qui me perturbe tellement depuis que j’ai lu le mémoire en défense du rectorat, ce n’est pas tant le remuement d’événements pénibles mais révolus qu’un fait, ou du moins une hypothèse (la mienne) que me paraît impliquer mon licenciement, même si ce fait ne concerne aucunement le tribunal administratif. Cette hypothèse, c’est celle de ma bizarrerie, et le fait qu’on puisse me la reprocher. Il y a dans la lettre de dénonciation du parent d’élève mécontent un passage que je n’avais plus à l’esprit depuis longtemps (probablement par refoulement) mais que j’ai relu hier, pour développer mon argumentation contre le mémoire de la rectrice. Ce passage me semble avoir une tout autre portée à la lumière des questions que je me pose depuis quelque temps sur ma propre nature, que j’aimerais pouvoir mieux définir et qui me semble relever, à tout le moins, de l’une des formes de ce que je crois savoir qu’on appelle désormais la neuro-atypie. Le père d’élève écrit en effet dans sa lettre que son fils se plaignait depuis le début de l’année du « comportement étrange » de son professeur, c’est-à-dire de moi. Par chance, la lettre est ainsi tournée que je puis me défendre en donnant raison au père et en confirmant qu’il ne s’agit en effet que d’une impression, que du ressenti de l’élève, comme l’auteur de la lettre l’écrit lui-même, et non de la réalité. Mais ne se pourrait-il pas que cet élève, qui était d’un esprit très vif (et relevait peut-être d’ailleurs lui-même, pourquoi pas, d’une forme de neuro-atypie non diagnostiquée à l’époque ; mais je ne suis pas objectif, car c’est ma nouvelle marotte : je vois des neuro-atypiques partout !), ne se pourrait-il pas, donc, que celui-ci m’ait instantanément cerné, qu’il ait très vite compris à quelle sorte de bestiole il avait affaire, et qu’il en ait conçu un grand malaise, qui n’aurait pas aidé à apaiser nos relations ? Et même sans faire d’hypothèse à ce point tirée par les cheveux sur la propre psyché de mon élève, ne serait-il pas possible que, trop absorbé par mes explications scolaires et par la gestion de la classe à la fois, je me sois retrouvé dans l’impossibilité de porter correctement le masque servant à dissimuler habituellement ma véritable nature, c’est-à-dire cette bizarrerie qui est la mienne, et que je nomme ainsi, pour l’instant, faute d’un autre mot, c’est-à-dire faute surtout d’en savoir plus sur moi-même ? Ce n’est d’ailleurs pas tout à fait par hasard que je choisis ce mot de bizarrerie. C’est parce que la remarque du parent d’élève évoquant mon prétendu (mais très possible, après tout !) comportement étrange me renvoie cruellement à la parole de cette Ponérie, grande amie de Mélite et Lisimène, qui m’avait dit un jour, pendant mes études, qu’elle me trouvait bizarre, mot qui m’avait profondément blessé, à l’époque, mais sans que je susse alors pourquoi ce vocable, je veux dire celui-là en particulier, était pour moi d’une lame si tranchante et tellement de nature à m’entrer profondément dans le cœur. J’avais cru être blessé par la malveillance de Ponérie, par le fait qu’elle se permît de me faire une remarque si déplacée. En réalité, j’avais été terrassé par la vérité qu’elle m’avait dite tout simplement. Le sentiment de ma bizarrerie, ou de mon étrangeté, ne me quitte jamais, sauf quand je suis seul, bien sûr, ou dans la compagnie des chiens. (L’élève dont les parents m’ont perdu était lui aussi un grand ami des chiens. Ses camarades s’étaient moqués, à une époque, de cette passion, et celui-ci en avait beaucoup souffert.) Quand j’y repense, par exemple, (mais je le ressentais déjà sur le moment et ne pouvais pourtant pas m’empêcher de continuer dans cette voie), je me dis que ma défense, j’entends celle que j’ai assurée seul pendant presque toute la procédure disciplinaire engagée contre moi, a dû paraître complètement loufoque aux fonctionnaires à qui j’avais affaire, et surtout à des fonctionnaires de l’Éducation Hellénique, ministère dont la fonction même est de propager le conformisme et de garder aux esprits l’étroitesse indispensable au bon fonctionnement de la société. Comme le parent délateur n’était tout de même pas Démosthène, sa lettre était rédigée de telle façon qu’on ne pouvait dire qu’il me reprochait formellement d’avoir visé son fils en particulier dans le texte litigieux (ce que je ne faisais pas, bien sûr, puisque le petit personnage obèse, et de corps et de bêtise, était une pure invention, à laquelle le fils du délateur ne ressemblait d’ailleurs nullement ; et c’est un comble que ses parents et ma hiérarchie ait cru pouvoir l’y reconnaître, ou aient affecté de vouloir le croire, du moins). D’un côté, le père parlait des griefs que son fils avait contre moi (savoir le mépris dont le garçon se sentait victime, l’impatience qu’il croyait m’inspirer, la dureté dont il estimait que je faisais preuve à son égard ou la discrimination qu’il prétendait subir, au prétexte que je ne lui donnais pas assez la parole quand il levait le doigt, etc. (c’est moi qui traduis le père)) ; de l’autre, il se plaignait du fait qu’un texte scandaleux avait été mis en ligne dans lequel je me permettais, prétendait-il, d’humilier mes élèves. Par chance (c’est du moins ce qu’il me paraissait pour ma défense), le rectorat, n’avait pas été plus précis que le père : j’avais tenu des propos inadmissibles et dégradants pour l’un de mes élèves. Ah oui ? Mais quel élève ? avais-je demandé. Personne n’a jamais été capable de me répondre. Aucun élève, prétendument visé par mon texte, n’a jamais été nommé par mes persécuteurs, même encore aujourd’hui, dans le mémoire en défense du rectorat. Je m’étais rué dans cette brèche : évidemment qu’on ne pouvait pas me désigner un élève en particulier, puisque tout ce petit texte posté sur Facebook n’était qu’une construction purement littéraire. Non, il ne s’agissait pas d’une publication en ligne, puisque le texte n’avait aucun caractère public et n’était accessible qu’à mes ‘‘amis’’ sur le réseau social. J’estimais au contraire que quelqu’un parmi ces amis s’était permis de divulguer ce qui, de mon point de vue, était de la même nature qu’une correspondance privée. J’avais fait toutes sortes d’autres objections du même genre. Mais on sent bien que, du point de vue du rectorat, je passais complètement à côté du véritable enjeu. Le problème n’était pas quel élève était visé, mais le fait qu’un élève fût visé, peu importait lequel. Et même, ce pouvait très bien être un élève archétypal, le principe du mauvais élève ou de l’élève perturbateur représenté à travers un personnage de fiction : en un sens, pour le rectorat, c’était encore pire. Mais justement, ce n’est jamais en ces termes que ma prétendue faute m’a été reprochée au cours de la procédure disciplinaire. Pire, les termes ont changé en cours de procédure, à mesure que je développais ma défense. C’est d’ailleurs l’une des brèches dans lesquelles s’est engouffrée à son tour mon avocate dans la partie de notre requête au tribunal administratif consacrée à la discussion sur l’illégalité externe de mon licenciement : « la décision contestée est illégale, écrit-elle, en ce que la procédure est irrégulière compte tenu du fait que les griefs opposés à M. Antire ont évolué en cours de procédure et in fine dans la décision contestée. » Mais pour en revenir à ma défense, je veux dire à ma défense personnelle (car mon avocate est probablement plus avisée que moi), celle que j’ai soutenue seul pendant la procédure disciplinaire, il me semble que ce qui doit ressortir surtout, du moins aux yeux du commun des mortels, c’est que je joue sur les mots. (On pourrait d’ailleurs considérer que mon ‘‘jeu sur les mots’’ est l’une des manifestations de ce que j’ai désigné l’autre jour, dans ce journal, comme le possible intérêt restreint que constituerait pour moi la langue française (ou les mots), dont procède d’ailleurs probablement ma vocation poétique. Cet intérêt restreint serait l’un des indices de la neuro-atypie que je cherche à définir et qui relèverait peut-être, dans ce cas, de l’autisme. Tout cela me paraît tout de même un peu tiré par les cheveux.) Mais ce à quoi je veux en venir, c’est que pour moi, cette apparence de jeu sur les mots n’est pas un jeu du tout, et, bien sûr, je tiens mes arguments très au premier degré. Mais justement, il me semble que ce premier degré constitue, lui aussi, l’un des éléments qui peuvent aller dans le sens de mon hypothétique neuro-atypie. J’ai prétendu en effet que le parent d’élève ne m’accusait pas de manière explicite dans sa lettre d’avoir spécifiquement visé son fils dans le texte litigieux. Mais est-ce que n’importe quelle personne normalement constituée ne considèrerait pas que cette accusation est, si j’ose le dire en ces termes, manifestement implicite ? Si le père ne pensait pas que son fils était personnellement visé, se serait-il donné la peine d’écrire une lettre à la principale du collège ? Cette ignorance de l’implicite me semble être un autre indice d’une possible neuro-atypie. Il est notoire qu’une grande part d’implicite échappe aux autistes. Et pourtant, beaucoup de faits dans mon existence, dont j’essaie de retracer l’histoire, ne me paraissent pas permettre de confirmer la piste de l’autisme. Et d’ailleurs, en l’occurrence, ce n’est pas que j’ignore l’implicite, que j’y sois inaccessible, mais plutôt que j’y suis indifférent, que je le méprise. Ici, pour moi, et très impérieusement, c’est l’explicite qui doit primer. Mais bien sûr, il n’en va pas toujours ainsi. Quelle littérature, quelle poésie pourrait-il donc y avoir sans implicite ? Si je le méprise ici, c’est parce que j’ai à me défendre, et que je crois pouvoir ne le faire qu’en m’appuyant sur l’explicite. Cette attitude, j’en suis conscient, pourrait passer pour de la mauvaise foi. Mais justement, et je touche là à quelque chose d’inexplicable, même à moi-même, en moi-même (sans le recourir aux mots) : ce n’est pas par mauvaise foi que le mépris de l’implicite s’impose à moi dans ce cas. Au contraire, cette indifférence me vient de manière irrésistible : je n’arrive pas à m’empêcher de ne pas m’engouffrer dans la brèche de l’implicite considéré comme un oubli, une défaillance, un défaut, une faiblesse de raisonnement de ceux qui m’accusent. Je ne peux pas m’empêcher de donner à l’explicite des proportions et une portée qu’il n’a pas dans la réalité, en tout cas pas dans le mode d’expression du commun des mortels. Le comble est que, pour ma défense, j’ai dû mettre en avant toute la part d’implicite que contenait mon propre texte, celui du petit personnage monstrueux qu’on a cru pouvoir prendre pour l’un de mes élèves. C’est l’objet du commentaire dont je parlais tout à l’heure et que je produis pour la première fois à l’attention de mon avocate, pour qu’elle puisse étayer ses remarques sur le mémoire en défense du rectorat. (Peut-on rien concevoir de pire, pour un écrivain, que d’avoir à commenter, à expliquer son propre texte ? Je consens tout de même à tomber bien bas pour la défense de mes intérêts…) Je suis donc amené à expliquer que la raison pour laquelle un personnage monstrueux est rendu nécessaire dans un texte qui, sans cela, ne présenterait aucun intérêt, c’est le retournement complet que sa monstruosité prépare et qui consiste à prendre la défense de celui-ci, qui n’est pas moins homme, ni moins enfant, du fait de sa monstruosité. Évidemment, ce retournement ne saute aux yeux de personne. On m’accuse d’avoir humilié un personnage (car il ne s’agit après tout que d’un personnage de fiction) dont je prends en réalité la défense ! Mais tout le monde se fiche de cela. Et ce n’est pas étonnant. Car du point de vue des gens du rectorat, le problème n’est pas là. Le véritable problème est ma bizarrerie, mon étrangeté (ma propre monstruosité, serais-je tenté de dire), et surtout le fait que celle-ci ait pu fuiter et venir aux oreilles de parents d’élèves. Au rectorat, je crois qu’ils préfèreraient encore avoir des violeurs dans les rangs des professeurs ; des harceleurs dans leurs classes ; des agressions sexuelles dans les toilettes des élèves ; des suicides dans les foyers d’iceux ; tout, n’importe quoi, et du pire ! plutôt que cette étrangeté, cette bizarrerie exposée aux yeux de tous, c’est-à-dire aux regards des usagers du service public ! Et c’est donc là que j’en suis aujourd’hui, un peu perplexe devant cette créature aux contours difficiles à entrevoir nettement et qui n’est autre que moi. Si ces contours sont si difficiles à apercevoir, s’il est si dur de distinguer le masque du véritable visage, c’est parce que je me suis extrêmement adapté, au fil des années, à cet environnement qui, toujours, m’a été très hostile. Un grand nombre de ces adaptations me sont devenues inconscientes, presque spontanées et naturelles. Et pourtant, leur nécessité est constante et me demande un effort soutenu en permanence. Je crois que c’est par cet effort sans fin que peuvent s’expliquer ma fatigue générale et incessante depuis la fin de l’adolescence et ce qui est devenu désormais mon caractère : cette paresse (qui n’est que de l’épuisement), cette procrastination, ce grand sentiment d’impuissance (sauf peut-être parfois au sein des mots), ce révoltant manque d’ambition et jusqu’à ce besoin de périodes de chômage pour reconstituer mes forces après les avoir épuisées dans les périodes de travail et de vie sociale intense qu’elles impliquent. L’étrange est que ce soit aujourd’hui que je m’en avise, c’est-à-dire une fois parvenu à cette sorte d’équilibre grâce à quoi je ne souffre presque plus de tous ces maux qui m’ont rendu la vie si difficile, la fatigue exceptée, et le sentiment d’impuissance.
07.IX.2024
06/09/2024
(Journal du 06.IX.2024) La journée fut mauvaise. Elle avait pourtant bien commencé. Depuis quelques jours, j’étais en effet tourmenté par l’indécision, à la suite de l’entretien de recrutement que j’ai passé mardi 3 dans un centre de formation. Cet entretien s’étant bien déroulé, il me semblait avoir quelque chance de recevoir une réponse positive. Seulement, la perspective d’un contrat à durée indéterminée au terme de la première année me déplaisait un peu. Les horaires de travail ne me convenaient guère non plus. Ceux du dicastère sont bien préférables. J’étais donc très tenté, dans le cas de ce succès, de refuser le poste, mais il m’aurait fallu mentir, dire que j’avais trouvé mieux ailleurs, procédé que je trouvais détestable. Et, ce matin, coup de théâtre, d’ailleurs assez prévisible, le poste avait été donné à quelqu’un qui avait déjà fait exactement le même travail. Quel soulagement ! Y repensant, je me dis que mon soulagement était trop grand pour que la cause ne fût liée qu’à l’amplitude horaire de la journée ou la durée indéterminée d’un éventuel futur contrat. En réalité, une sorte de malaise m’avait gagné dès mon arrivée sur les lieux du rendez-vous. Je crois que cette gêne venait du fait qu’il s’agissait d’un établissement d’enseignement. Même si je postulais un emploi purement administratif, j’ai trop malaimé l’enseignement quand j’étais professeur, j’ai trop été maltraité quand j’étais moi-même un élève, pour pouvoir m’épanouir dans la proximité de salles de cours. Je ne m’explique d’ailleurs toujours pas comment j’ai pu, il y a quelques années, me tourner vers une carrière dans l’enseignement qui ne pouvait que mal se terminer et qui, d’ailleurs, a bien mal tourné en effet. Et justement, j’ai reçu en début d’après midi un courriel de mon avocate me transmettant le mémoire en défense du rectorat, dans mon affaire de licenciement. Patatras ! Ma bonne humeur s’était effondrée. Je comprends, en le lisant, que ce mémoire, que le rectorat ne s’était pas donné la peine de rédiger pour sa défense au cours de l’instruction, a été finalement envoyé à la demande du tribunal, ce qui ne me semble rien augurer de bon. N’est-ce pas à dire en effet que les juges ne sont pas très disposés à aller dans le sens des conclusions du rapporteur public, qui m’étaient favorables ? J’ai littéralement passé tout le reste de la journée à rédiger mes remarques pour que l’avocate les transmette. Je n’ai d’ailleurs pas terminé. Il me faudra continuer demain. La lecture du mémoire en défense fut un supplice, avec force accélérations du rythme cardiaque et sensations de coups de poing dans le ventre. Mais, paradoxalement, l’argumentation de nouvelles objections et un commentaire, que je donne pour la première fois du sens du texte posté sur Facebook et qui me perdit, m’aident à me calmer. Mais je plains ma pauvre avocate, qui devra faire le tri dans tout cela. Et surtout, j’enrage de m’être fait voler une journée entière, et par ma faute, finalement, car à quoi bon tout ce remuement d’une vie révolue, maintenant que mon existence a tellement changé et que, surtout, je suis si heureux de ne plus avoir à enseigner ? Si je perds, ou si la rectrice fait appel, je me demande si je ne renoncerai pas. Et pourtant, je me connais, la tentation de poursuivre sera grande, et même très forte… C’est d’ailleurs quelque chose que je ne m’explique pas. Moi qui suis si velléitaire, si procrastinateur, si soucieux d’affecter le détachement, si avare de mon temps (pour pouvoir le dilapider en siestes et en rêveries), je suis pourtant capable de me lancer dans cette interminable procédure : beaucoup moins par souci de justice (et d’ailleurs, relire le texte litigieux (à la lumière, il est vrai, des accusations qu’il m’a values) n’a pas été sans me faire suspecter à mes propres yeux !), ou même par appât du gain (je veux dire dans le but de toucher l’argent de mes salaires non versés), que dans l’espoir, tellement vain, mais qui me tient tant à cœur, d’avoir le dernier mot.
06.IX.2024
03/09/2024
(Journal du 03.IX.2024) Le hasard a voulu qu’il soit question de moi pour la première fois dans une revue littéraire (grâce à la recension par Pascal Adam de Sonnets de guerre et Quatorzains de paix) dans un numéro de la revue Possibles où sont également publiés quelques extraits des carnets de Frédéric Tison, le poète, c’est-à-dire mon ami Philerme, qui est mort en novembre 2023. Nous ne nous étions jamais rencontrés réellement, lui et moi, et notre relation, depuis environ quinze ans, était purement épistolaire. Nous commencions à parler de faire enfin réellement connaissance (mais connaît-on vraiment les gens dont on a vu l’enveloppe physique ?), quand il est mort. Mon grand regret est d’avoir tellement tardé à publier Le Testament d’Attis (encore retardé par l’achat que j’ai préféré faire à l’AFNIL de l’ISBN plutôt que d’en obtenir un d’Amazon), que Philerme, qui était peut-être la seule personne à en attendre la parution, ne l’aura finalement jamais lu. Mais qui sait si Philerme ne s’est pas glissé dans quelque autre enveloppe, là-bas, très loin, c’est-à-dire dans très longtemps, sur l’une des planètes d’Andromède, où le livre est déjà dans toutes les bonnes librairies, car ma gloire y est ou sera nécessairement mieux assurée, puisque tout ne peut être que meilleur dans la galaxie d’Andromède. Qui pourrait me soutenir le contraire ? Personne n’y est allé voir ! Je me demande parfois s’il n’existerait pas des cycles d’une telle ampleur (pour lesquels, par exemple, le temps qu’il faut pour aller de la terre à la galaxie d’Andromède serait l’équivalent d’une milliseconde) que certaines des lois physiques qu’ils impliquent nous échapperaient entièrement. Ou bien une meilleure connaissance de ces cycles nous apprendrait qu’il n’y a pas que des lois de la physique dans l’univers. Qui peut me dire si l’une de ces lois n’est pas que nous nous retrouverons tous un jour dans la galaxie d’Andromède ? C’est peut-être cela, la vie après la mort : un stade de la nature encore jamais atteint, et dont on n’a pas l’idée. Il me semble que Philerme, qui était poète, en avait quelque idée. Il m’avait dit, dans ses confidences, que la solution à certain problème se trouvait peut-être là-bas, sur Andromède. Qui sait si Dieu n’est pas une question de patience, plutôt que de foi ? En attendant de nous retrouver là-bas, Philerme et moi, nous voyons nos deux noms se rencontrer ici, dans la même revue : « Publier un livre, écrit Philerme, publier quelque écrit dans une revue, c’est donner rendez-vous dans le monde à un ami que l’on ne connaît pas toujours, à une heure inconnue. »
Liens : vers la revue Possibles ; vers le site où l’on peut se procurer Sonnets de guerre et Quatorzains de paix.
03.IX.2024
02/09/2024
(Journal du 02.IX.2024) Après trois éprouvantes journées d’intenses relations familiales, j’ai trouvé ce matin dans ma boîte aux lettres électronique une assez bonne nouvelle, et qui, j’espère, ne sera pas que l’annonciatrice d’une plus grande déception : mon avocate m’apprend que les conclusions du rapporteur public vont dans le sens de l’annulation de l’arrêté du 15 mars 2022 de la rectrice de l’académie d’Acaris et de la décision implicite par laquelle mon recours gracieux a été rejeté pour disproportion de la sanction (savoir : mon licenciement.) La décision devrait être rendue courant septembre. Mais je suis trop accablé par les trois jours qui viennent de m’être infligés pour pouvoir être tout à la joie d’une petite victoire qui, d’ailleurs, n’est peut-être que temporaire. Car ce n’est pas un, mais deux beaux-frères qu’il m’a fallu subir pendant trois jours, même si le second n’est pas encore officiellement marié à Délie. Mais le diamant de la bague de fiançailles est assez gros, comme celui qui l’a fait tailler n’a pas manqué de nous le faire remarquer, pour qu’on ne doute pas que le mariage soit en bonne voie. J’ai très vite flairé l’entourloupe quand il a été question, il y a quelques mois, de l’installation de Délie et de ce Ctésiclès dans l’espèce d’énorme ville franche d’un petit royaume de la péninsule arabique. Et je pense avoir eu confirmation que j’avais devant moi un très beau spécimen de parfait salaud après une remarque que j’ai faite par simple plaisanterie, d’ailleurs amenée par celui-ci, sur le fait qu’il ne devait guère fréquenter les librairies pour trouver d’une grande originalité celle où nous nous trouvions en train de prendre l’apéritif. Car il me faut préciser qu’Hipponaüs, l’autre mari, celui de ma sœur Junie, avait insisté pour que nous vinssions là (c’est-à-dire dans la librairie de son grand ami Philoclès, qui me sort littéralement par les yeux) plutôt qu’au Cosmos où nous voulions d’abord aller, Junie et moi, mais dont le patron est tout particulièrement détesté d’Hipponaüs, au prétexte qu’il serait un dealer (raison qui me paraît un peu cocasse venant d’un homme dont le métier consiste à fournir en alcool la plupart des établissements d’Argolide), mais sans doute plutôt, en réalité (du moins d’après moi), parce que ce prétendu dealer fut l’un des grands témoins de la vie de ma sœur avant son mariage avec Hipponaüs, qui est comme tous ces hommes dont la seule consistance réside dans la qualité de la carrosserie de leur voiture ou de la personne qu’ils y assoient à leur côté : ils ne supportent pas l’idée que leurs femme puissent avoir un passé : ils voudraient pouvoir ne conduire que des véhicules de première main. Pour en revenir à Ctésiclès, il trouvait extraordinaire le fait qu’on pût boire de l’alcool dans une librairie (Philoclès a même acquis depuis peu une licence 4, grâce à quoi j’ai pu boire de la mauvaise vodka plutôt que de la mauvaise bière) ou que les différentes sections de livres fussent séparées par des travaux de menuiserie réalisés avec un art délibérément douteux par le libraire lui-même : il y voyait une espèce de concept, très nouveau, et très propre à attirer des foules de lecteurs. D’où ma remarque. Mais que n’avais-je pas dit ! Ctésiclès, à l’en croire, avait probablement lu pendant ses études de médecine plus de livres que nous tous réunis ! C’est dire l’ampleur du malentendu ! Il semblait croire sans rire que ses manuels de médecine et ses articles scientifiques entraient dans la catégorie aux contours un peu flous, il est vrai, que j’appelle livre. Mais j’ai compris à la peine qu’il avait à dissimuler sa rage que l’homme était entièrement faux, qu’il cherchait à séduire et tromper tout son monde probablement comme il faisait sa femme ; bref, qu’il était exactement de la trempe d’Hipponaüs. D’ailleurs, pendant ces trois jours, ce fut un véritable concours de b***. C’était à qui offrirait le meilleur champagne, à qui paierait la plus grosse addition, à qui avait fumé les meilleurs cigares, à qui avait la plus grande détestation du système d’imposition hellénique, des limitations de vitesse, etc., etc. Mon seul plaisir fut de voir systématiquement Hipponaüs en avoir une plus petite. Il est vrai qu’il pouvait difficilement rivaliser avec la clinique esthétique de Mont-Charles ou l’installation dans le golfe persique… Mais tout de même, je m’inquiète un peu pour ma sœur, je veux dire cette fois Délie. Cette expatriation me paraît fort suspecte et nous aurions affaire à l’un de ces pervers narcissiques dont c’est la mode, depuis la libération de la parole des femmes, que je ne serais pas surpris ! Il paraît que le souci d’isoler socialement sa femme est typique de cette pathologie. Je me suis fait une théorie sur les relations amoureuses de mes sœurs : celles-ci ne seraient attirées que par des salauds (et il n’y a là rien de très original), parce que notre père en était lui-même un sacrément. Cela me fait penser que je n’ai pas eu à subir que le concours de b*** de mes deux beaux-frères pendant trois jours. Il y a aussi qu’Hipponaüs a profité de l’occasion pour continuer avec moi son ignoble jeu de séduction, ayant compris, depuis les derniers espoirs de divorce de ma sœur, tout le bien que je pensais de lui. Le pire a été vendredi soir, quand il m’a infligé, les larmes aux yeux, la conversation entre hommes, sur le sujet de nos pères, justement, deux beaux salauds devant l’éternel. Mais la question n’était pas lequel de nous deux avait la plus grosse (je veux dire la plus grosse ordure pour géniteur), mais si nous aurions de la peine quand ceux-ci finiraient par mourir. Hipponaüs voulait me persuader que, le moment venu, je ne serais pas moins humain que lui, et que j’en pleurerais probablement, comme l’enfant qu’il n’a sans doute jamais cessé d’être quant à lui. Ce n’est pas que je m’estime moins immature qu’Hipponaüs, bien sûr, mais je me crois sincèrement d’une autre complexion, et je dis cela sans vouloir me vanter du tout : j’en suis d’ailleurs même à me demander si j’aime vraiment ma mère ; et si ce n’est pas à l’habitude que j’ai de sa présence dans ma vie, et au subtil équilibre, au mécanisme de ce train-train dont elle est un rouage, que je suis plutôt attaché, comme on préfère une marque de café, ou un serveur dans le restaurant où l’on a ses habitudes. Alors que je suis déjà très habitué à l’absence de mon père. Je ne dis pas que je ne serai pas ébranlé par une sorte d’émotion dérangeante, et même pénible et douloureuse, à la mort de mon père, mais ce sera plutôt par humanité devant le spectacle de la mort, et par égoïsme, parce que la pensée me déplaira de devoir être alors le prochain sur la liste ; mais certainement pas par piété filiale. Mon père a toujours été beaucoup plus le père de mes sœurs que de moi. Et surtout, il m’a toujours beaucoup moins considéré comme un fils que le premier garçon qui lui passait sous le nez et qui savait jouer au tennis. Ce qu’Hipponaüs a du mal à comprendre, c’est qu’avec le temps, j’en veux de moins en moins à mon père. Mais ce n’est pas grâce à l’effet réparateur du temps. C’est plutôt parce que je comprends de mieux en mieux l’homme, ayant fini par lui ressembler. Moi non plus, je ne m’encombrerais jamais d’une femme que je ne désire plus (à moins de préférer mon habitude de la personne à la personne elle-même), et je serais bien incapable ne m’imposer des enfants dont la tournure m’aurait déçu. Seulement, j’ai été plus prudent. Je n’ai pas fait d’enfant, tout bonnement. Et d’ailleurs, je ne peux même pas mettre cette heureuse précaution sur le compte de ma sagesse. C’est simplement que mon orientation m’a mieux préservé de ces sortes de désagréments. Ou bien c’est que, dès le départ, il y avait en moi une sorte de sagesse infuse, qui m’a orienté sexuellement.
02.IX.2024