HORTVS ADONIDIS

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(Journal du 17.IV.2024) Décidément, je ne comprends vraiment pas mes sœurs. Après les récentes révélations de Junie sur les dernières exactions d’un mari dont elle est éprise, à l’en croire, comme au premier jour (c’était il y a plus de dix ans, tout de même !), voici que Délie me fait au téléphone cette annonce fracassante : avec Ctésiclès, le jeune homme dont elle est éprise depuis environ six mois, elle ira s’installer à la fin de l’année dans la capitale d’un petit royaume de la péninsule arabique ! Ctésiclès se plaindrait en effet de payer trop d’impôts en Grèce, les trois quarts de ses revenus lui étant confisqués d’une manière ou d’une autre. Je ne sais ce qui me heurte le plus de la destination, espèce d’immense centre commercial et parc d’attractions à la fois, ou de la raison invoquée : payer trop d’impôts, ou, plutôt, ne faire aucun mystère de vouloir s’expatrier pour une telle raison, qui me paraît non seulement de mauvais goût, mais moralement douteuse. Délie m’assure pourtant que Ctésiclès est « de bonne famille », ce sont ses mots. Mais peut-on vraiment être ‘‘de bonne famille’’ et, à la fois, avoir des considérations aussi ouvertement crapuleuses ? Peut-être, après tout… La preuve ! Pourtant, Ctésiclès m’avait fait, je crois, une bonne impression, lorsque je le rencontrai pour la première fois, en novembre dernier, quand il avait rejoint Délie venue passer quelques jours chez notre père à Baïes. J’avais aimé sa voix, ou plutôt son élocution, qu’il avait un peu comme celle de Tristan. Mais Délie n’est pas tout à fait folle. Elle n’est certes éprise de Ctésiclès que depuis six mois, mais il y a près de dix ans qu’elle le connaît : depuis l’époque où, étant encore interne en médecine, celui-ci était tombé sous le charme de ma sœur, qui travaillait dans l’université dont il dépendait et qui avait dans ses attributions la gestion administrative des internes, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi. Pendant dix ans, Délie fut indifférente aux manœuvres amoureuses d’un garçon qui, régulièrement, revenait à la charge, et toujours sans succès, sauf après sa dernière tentative. Lors de l’inévitable récit qu’il nous fit de la première rencontre (celles des cœurs, donc, survenue dix ans après celle des masques), celui-ci nous confia avoir alors décidé que la chance qu’il avait voulu tenter encore, quelques semaines plus tôt, serait la toute dernière, et je veux bien croire, maintenant qu’il est parvenu à ses fins, que Ctésiclès croie sincèrement à l’irrévocabilité de la décision qu’il prit ce jour-là : ce fut la dernière, en effet, mais la bonne, puisqu’il y trouva finalement cet amour tant espéré qu’il avait passé des d’années à tenter de faire naître. Mais mes sœurs sont des amoureuses chroniques, et Délie, venant alors de quitter le précédent heureux élu, ne pouvait sans doute pas se concevoir célibataire encore bien longtemps… Ce n’est donc pas avec un parfait inconnu qu’elle s’expatriera bientôt dans le golfe Persique. Les arrières sont assurés. Elle conserve son appartement de Nauplie, déjà loué, je crois, depuis qu’elle vit avec Ctésiclès, qui conserve également le sien, ainsi que son cabinet médical de Mont-Charles, dont il confie la gestion à un collègue de confiance. Le nouveau couple s’est clipsé* il y a peu, afin que Délie puisse obtenir de son ministère une mise en disponibilité à renouvellement illimité (pour suivre son conjoint à l’étranger). Ctésiclès sait déjà dans quelle clinique il exercera ses talents de médecin esthétique et Délie se laisse environ un an pour trouver sur place un travail. De toute façon, si elle devait ne pas en trouver, Ctésiclès gagnera suffisamment d’argent pour subvenir à tous leurs besoins. En attendant leur départ, prévu pour l’automne, je crois, Délie prend des cours d’anglais. Le Clips de Ctésiclès et Délie n’a aucune valeur d’engagement sentimental, m’assure cette dernière, qui est pourtant plus heureuse dans cet amour que dans nulles autres auparavant ! Elle le considère seulement comme un moyen d’assurer la mise en disponibilité illimitée dont elle a besoin pour le cas où leur projet à la gomme arabique ne se passerait pas aussi bien qu’ils l’espèrent et qu’ils auraient à se rapatrier en Grèce. Il me semble que toute la vérité de l’époque tient dans cette parade, aux deux sens du terme, soit l’étalage obscène du cynisme individuel pour se garder à la fois d’une décence commune désormais révolue. Non seulement les couples refusent de se marier, mais encore s’abaissent-ils à contracter, dans le but de faciliter des démarches personnelles purement égoïstes, ce faux mariage qu’est le Clips (initialement conçu pour pallier un peu la précarité sociale des couples homosexuels, qui n’en ont plus que faire, maintenant qu’ils ont obtenu le ‘‘droit au mariage’’ eux aussi, c’est-à-dire son abolition par leur inclusion en son sein déchiré, l’institution abolie les excluant par nature du temps où elle perdurait.) Même moi, le dernier des poètes (je veux dire le plus mauvais d’entre eux), je crois pouvoir justifier mon existence improductive, ma paresse, ma lenteur, mon inadaptation sociale, même, et ma haine du prochain, ou disons du contemporain, par une espèce de fonction sociale, certes quasi révolue elle aussi, presque purement théorique, mais toujours efficiente, même si ce n’est sans doute plus qu’exceptionnellement, qui consiste à écrire parfois quelques vers, non pas seulement pour mon plaisir, ni par désœuvrement, mais pour l’utilité, je ne dis pas de tous, évidemment, mais de quelques-uns, sans doute deux ou trois seulement, qui trouveront parfois, une seule fois peut-être, deux mots dans un hémistiche, dont l’alliance inattendue, éclairante ou simplement heureuse, les transportera, même si ce n’est que le temps de les lire, je ne sais pas où moi-même exactement ; mais ce transport, j’en suis certain, est plus dépaysant, plus enrichissant que tous les voyages touristiques ou que tous les échanges commerciaux de la mondialisation déshumanisante, parce que ce lieu auquel il donne accès est foncièrement un autre monde, soit qu’il soit un monde qui n’est plus, ou qui aurait pu être, ou qui l’aurait dû, ou qui pourrait advenir encore, soit qu’il soit un monde dont le fondement est d’être radicalement autre (ne serait-ce que par la langue), au point de ne pas tenir debout dans la réalité immédiate (intenable dans la langue courante), et se dressant pourtant souverainement dans l’oreille et dans l’esprit grâce au lest des rimes, grâce à l’armature du vers s’ajustant étroitement sur le squelette d’une syntaxe, pourrait-on dire, faite autre dans la langue, mais dans un sens un peu différent de celui de Renaud Camus, autre en tant que seconde, comme on parle de langue seconde, foncièrement différente de celle qui a cours désormais, mais qui fut la première, abolie, oubliée depuis longtemps, pourrait-on croire, tant la nouvelle lui est étrangère, et pourtant retrouvée à travers ses propres détours, ressuscitée per se, c’est-à-dire rendue à sa souveraineté primitive. Et surtout ce transport est infiniment plus vital que la triviale visite d’un site touristique ou que le transit des marchandises d’un continent à l’autre, car il permet la visitation et la transsubstantiation nécessaires à l’être pour être véritablement humain. L’homme n’est pas qu’une masse de muscles et de peau. Il est une chair infusée de verbe et que les mots font palpiter autant que le muscle cardiaque. Pour être plus vaste qu’une bête, l’homme a besoin, lorsqu’il rencontre par exemple une tortue, d’être visité par la lyre qu’elle promet d’être ou qu’elle ne sera jamais. L’homme a besoin, pour ne pas dépérir, de savoir que cette tortue, par la force du verbe, peut se transformer en athlète, même si c’est en athlète de lenteur. Il n’y a que l’homme qui puisse se perdre dans les méandres d’une phrase et retrouver son chemin au rencontre d’un mot bien placé. Mais il en est désormais réduit à se perdre même dans sa nouvelle langue, pourtant toute faite de voies à sens unique. Cette langue est devenue si impuissante que plus personne ne croit sérieusement qu’aucune parole puisse être donnée ni tenue. Comment s’engager, dans ces conditions ? Pourquoi se marier, quand on sait que ce sera pour divorcer dans quelques années ? Les femmes, de nos jours, n’aspirent plus au mariage que pour porter la robe, et les hommes pour s’enivrer pendant le banquet. Supprimez la robe et le banquet : plus de mariage ! Celui-ci permettait pourtant à chacun, même aux gens les plus simples, de participer à la fondation de la société, génération après génération : en fondant une famille. Fonder une famille, c’était modestement renouveler les fondements du monde où l’on avait sa place et dans lequel on préparait celle de ses enfants. Je ne dis pas que les couples ne se forment plus, ni qu’ils ne se reproduisent pas. Mais ils le font sans du tout s’estimer engagés pour la vie. Se marier, désormais, c’est tenter une nouvelle expérience, une parmi d’autres, qu’une existence bien menée se doit de démultiplier. Le trentenaire s’essaie à l’aventure conjugale comme l’étudiant à celle de la colocation : aucun d’entre eux ne peut croire sérieusement que l’aventure se poursuivra jusque dans ses vieux jours. Ils se marient toujours, oui, et deviennent encore des pères ou des mères, mais ils le font au mépris de la sécurité affective la plus élémentaire des enfants, qui risquent à tout moment de voir leur famille anéantie par un caprice des parents. Comment la société pourrait-elle avoir encore quelque stabilité, quand le mariage n’en a plus aucune ? Et surtout, comment pourrait-il y avoir encore quelque respect de l’autorité (grand sujet des chroniqueurs), quand le premier à devoir l’exercer au sein de la cellule sociale primaire, le père de famille, peut se dédire ou être renié à tout moment ? La corruption de la première institution humaine, celle de la langue, fondée dans l’esprit même des hommes et principe de toute forme, et donc de toute autre institution, empêchant que la parole donnée soit tenue, ou même seulement crue, entraîne nécessairement l’effondrement du mariage, fondation de la famille, et donc de la société. Vous ne voulez pas que vos enfants s’entrégorgent ? Vous voulez qu’ils respectent la vie, les adultes, leurs maîtres, les filles, l’autorité, leur propre corps ? Commencez par respecter vos engagements. Tenez votre parole.

 

* Le Clips, Contrat liant des partenaires sexuels, est l’équivalant hellénique du Pacs français.

17.IV.2024

17/04/2024, 23:17 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 08.IV.2024) J’ai découvert par hasard aujourd’hui que la mère d’élève qui avait cru reconnaître son fils dans l’horrible petit personnage obèse que j’avais décrit dans un texte posté sur Facebook en octobre 2021, dont la divulgation en dehors de la sphère de mes ‘‘amis’’ sur le réseau social avait fini par causer mon licenciement, il y a un peu plus de deux ans déjà, vivait en concubinage avec un peintre : non pas un peintre en bâtiment, mais un artiste, du genre de ceux qui réalisent dans les écoles des fresques ‘‘pour le vivre ensemble’’, ai-je appris dans une vidéo en ligne à lui consacrée. Bien que son nom ne me dise rien, je me demande si l’artiste en question n’aurait pas quelque lien webmatique avec la Galerie Fabienne et s’il ne serait donc pas, par ce biais, le chaînon manquant, je veux dire la personne que je n’ai jamais réussi à identifier et qui aurait fait lire le texte fatal, auquel seuls mes ‘‘amis Facebook’’ devaient avoir accès, à une mère pour qui la question du poids était apparemment un sujet très sensible, car je dois dire qu’il m’avait complètement échappé, à l’époque, que son fils pût passer pour gros. Peut-être était-il vaguement enrobé, mais pas assez pour que je m’en fisse la remarque. Ce n’est qu’ensuite (parce que la mère avait cru reconnaître son fils dans le petit personnage obèse) que je m’étais dit, que, peut-être, en effet… En revanche, ce que j’avais bien remarqué, lors d’un rendez-vous au sujet de ce fils particulièrement agité, c’est que la mère avait tout l’air d’une anorexique surmenée, ce qui aurait dû m’alerter, mais comme elle était professeur des écoles, je m’étais dit qu’il n’y avait là rien que de très banal, en tout cas rien d’inquiétant pour moi… Le père n’était pas mal non plus, dans son genre ! C’était un élagueur à dreadlocks, joli garçon d’ailleurs, et qui, un soir, pensant se rendre à un rendez-vous avec le professeur principal de son fils, mais arrivé en retard d’une bonne heure, avait débarqué en plein milieu d’une réunion des ‘‘équipes enseignantes’’, en allant les pieds nus, comme une espèce de hippie, ou comme un sauvage tombé de son arbre ! Pour en revenir à la génitrice, je me rappelle que, lors de notre rencontre pour parler du comportement de son fils, en présence de ce dernier, celle-ci avait fini par s’adresser à lui en mère inquiète, qui ne le comprenait plus, qui ne le reconnaissait pas : il devait se ressaisir, faire des efforts, c’était comme pour ses problèmes de poids, avait-elle dit, il fallait qu’il arrête de manger autant ! Cette histoire de poids m’avait certes étonné, mais la pauvre femme avait l’air tellement femme, elle me semblait si surmenée, il émanait de tout son corps une si grande vibration de tourmente hystérique, comme on ne dit plus guère, que j’avais pris cette remarque pour une manifestation parmi cent autres de la classique névrose des maîtresses d’école et de maison complètement débordées. En réalité, je l’ai compris par la suite, celle-ci ne craignait pas seulement que son fils prît du poids : mais, souffrant en quelque sorte de dysmorphophobie par procuration, comme d’autres font le syndrome de Münchhausen, elle le trouvait réellement trop gros, à tel point que, dans son esprit malade, le personnage grotesque que j’avais imaginé dans mon petit texte lui semblait un portrait fidèle du fruit sainement charnu de ses entrailles de maigre fiévreuse obsessionnelle. Sans doute, avec de tels parents, mon agité d’élève était-il plus à plaindre qu’à blâmer… D’ailleurs, je le trouvais très vif d’esprit, très intelligent, du genre qui s’ennuie pendant les cours parce qu’il comprend et travaille vite, et qui, pour s’occuper, s’amuse à tourmenter ses camarades. Quand j’interrogeais la classe, il voulait répondre à toutes les questions et se moquait volontiers des réponses moins brillantes des autres élèves. Je tentais de lui apprendre à céder la parole ou à garder le silence quand je ne la lui donnais pas, ce dont il concevait une frustration qui confinait à la rage. Tout cela nous mena, lui et moi, dans une espèce de conflit dont je ne savais trop comment me sortir et qui, sans doute, joua son rôle dans la drôle d’interprétation que firent ses parents d’un texte dans lequel il n’était pas du tout question de lui. Mais je crois que je ne lui en veux pas. Après tout, ce n’était qu’un garçon de douze ans. Et puis il avait la passion des chiens, c’est donc qu’il n’était pas mauvais bougre. Je me demande parfois s’il a conscience d’avoir pu être la cause, bien involontaire, de ma mise à mort professionnelle. Probablement non, et c’est tant mieux ! Mais qu’a-t-on pu leur dire, à tous ces enfants, pour expliquer ma disparition soudaine, comme si j’étais vraiment mort brutalement ? Il devait bien y en avoir, dans le lot, qui m’aimaient, et qui ont dû se demander ce qu’il m’était arrivé.

 

08.IV.2024

08/04/2024, 23:37 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 24.III.2024) J’ai donc déjeuné tout à l’heure en famille. Onoscélise et mon père étaient venus de Baïes. Comme toujours et dès l’entrée, Hipponaüs nous a fait son grand numéro de séduction. Je ne sais s’il m’a semblé qu’il mettait plus de cœur à l’ouvrage parce qu’il s’attendait à trouver un Antire peu propice à sa personne ou si c’est parce que, m’attendant à ce qu’il s’y attendît, j’étais plus attentif à son jeu et, m’y étant préparé, mieux prévenu de ses virtuosités, qui me paraissent absolument dévastatrices, même (ou peut-être surtout ?) devant les places les plus solidement fortifiées, alors que cette maestria n’est probablement que l’ordinaire de ses façons. Ou bien, peut-être, il est vrai, ce numéro de prodige était-il plutôt destiné à mon père, qu’Hipponaüs a toujours cherché à séduire plus qu’un autre, sans doute parce qu’il a reconnu dans celui-ci le même roué que lui, qui connaît et reconnaît les ruses et les expédients dont il usa lui-même du temps de sa splendeur, par quoi ce madré d’Hipponaüs a bien compris que mon père était celui qui, parmi nous, était le moins facile à berner (et pourtant, Dieu sait que mon père a pu l’être sublimement en quelques occasions, comme lorsqu’il voulut acheter cette maison sur la Côte des Barbaresques, et qu’il la perdit littéralement lors d’un fameux printemps !) L’étrange est qu’Hipponaüs cherche encore à ce point à séduire mon père, maintenant que celui-ci est diminué par la maladie. J’en reviens donc à ma première hypothèse, selon laquelle Hipponaüs n’aurait qu’une contenance, toujours la même, qui serait d’être séducteur et faux en toute occasion, en terre hostile comme en pays conquis. Mais, c’était la bonne surprise de la journée (et sans doute Hipponaüs l’a-t-il remarqué immédiatement, avec son instinct de bête prédatrice), mon père, aujourd’hui, n’avait pas du tout l’air aussi diminué qu’on s’y attendait. Il était même très enjoué, presque vif d’esprit ; du moins participait-il à la conversation avec à propos, quoiqu’il rebondît sur celle-ci plutôt qu’il ne la lançait. Peut-être, après tout, cet Alzheimer que je lui prête, et dont le diagnostic n’est pas formellement posé, n’est-il qu’une élucubration de ma part, une manifestation dans un autre corps que le mien de mon angoisse de la mort, qui a pour forme habituelle la crainte de la maladie. Ma mère pense qu’une dépression nerveuse pourrait très bien avoir diminué mon père intellectuellement. Mon père dépressif ? Mais pourquoi ? À cause de l’âge ? À cause de la distance qui le sépare le plus souvent d’Onoscélise, qui vit à Athènes quand il demeure à Baïes ? Est-ce qu’il s’ennuie ? Il est vrai qu’il n’est plus aussi flamboyant que dans sa jeunesse pour pouvoir encore occuper son temps à tromper sa femme. Je me demande si, un jour, Hipponaüs connaîtra la même amertume. En attendant, je dois reconnaître à ce dernier un art consommé dans la modulation de la voix : il donne à ses intonations une chaleur qui viendrait à bout des froideurs les plus polaires. Et comme je fus vite réchauffé par les vins de Champagne et de Bourgogne, les remparts de glace que j’avais érigés contre lui ont fondu comme neige au soleil. Il m’était plus simple, et comme plus naturel, de me montrer aimable et cordial avec quelqu’un que, pourtant, je trouve profondément détestable et qui, foncièrement, me soulève le cœur. Nous ne sommes pas des hommes, mais des personnages, dont le caractère est dicté par le rôle qui leur est donné dans la pièce. Je reproche à Hipponaüs son hypocrisie, mais, moi aussi, je suis un imposteur. En famille comme à mon travail, au dicastère, je vis en clandestin : je garde jalousement le secret de mes véritables sentiments et suis en permanence dans la crainte d’être découvert. Mes vraies pensées ne sont flatteuses ni pour moi ni pour mon prochain.

 

24.III.2024

24/03/2024, 23:56 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 20.III.2024) Un jour, ma sœur m’a dit que durant sa vingtaine, elle n’envisageait pas la possibilité d’être encore en vie passé quarante ans. Parce que Hiéronymus, son premier amour, lui avait transmis le virus du sida, elle pensait que sa vie serait courte. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Junie a tellement plus de talent que moi pour vivre intensément (si c’est le mot) le temps qui nous est donné. Moi, c’est tout le contraire, j’ai toujours vécu comme si je devais mourir à l’âge canonique de cent cinquante ans. Je remets tout au lendemain, je traîne, je tourne en rond, je fais des détours, je rebrousse chemin, je me perds, je m’arrête en cours, je fais demi-tour et, surtout, je fais étape dès qu’il m’est permis, pour m’adonner à mon activité favorite, qui est de ne rien faire, de me figer dans le cours imperceptible du temps, dans le but, peut-être, de m’entraîner à la mort. Mais il me semble qu’il fallait que ma sœur eût déjà son sens particulier de la vie, pour s’y livrer si entièrement, je veux dire au point de se retrouver dans la situation d’être contaminée par Hiéronymus, qui était notoirement hémophile et manifestement séropositif pour qui savait voir les signes : sa mère, par exemple, avait fini par épouser le médecin de Hiéronymus, et c’était un infectiologue. D’ailleurs, sa cousine, la grande amie des jeunes années de Junie, sachant (ou soupçonnant seulement ? j’ai oublié) que Hiéronymus avait été contaminé lors d’une transfusion sanguine, mettait toute son énergie à détourner ma sœur de ce cousin trop aimé, sombre et dangereux, juvénile et souffreteux, mais qui, sans doute, était aux yeux de ma sœur divinement auréolé des disgrâces d’un destin si funeste. Junie était prévenue, et pourtant, je ne sais comment (est-ce par amour ; est-ce pour avoir été prise dans un courant de la vie trop fort ; ou emportée par une vague d’émotion plus violente ?), elle a succombé aux séductions du danger, elle a apprivoisé la menace et l’a accueillie dans son giron : elle l’a réalisée en s’inoculant le destin d’un autre pour mieux le partager avec lui. Ce n’est pas moi qui ferais un tel sacrifice sur l’autel de l’amour ! Je suis bien trop hypocondriaque pour cela. C’est du moins ce que prétend ma mère. Car j’ai beau vivre comme si j’avais encore cent années devant moi, l’idée de la mort m’occupe constamment la pensée, me venant le plus souvent à l’esprit sous la forme d’une maladie dont je crains d’être affecté. Ces derniers mois (depuis la phlébite de ma mère), mon angoisse s’est particulièrement portée sur mes jambes. Elles se sont mises à me faire souffrir, à peser plus qu’à leur habitude. Il me semblait avoir tous les symptômes de l’insuffisance veineuse. J’avais souvent des crampes à la plante des pieds. Je ressentais comme une pression dans les jambes que je soulageais par des jets d’eau glacée (en plein hiver, c’est un peu rude.) Mais surtout, je craignais la phlébite et l’embolie pulmonaire. Il me semblait parfois sentir physiquement le caillot de sang se déplacer de ma jambe vers les poumons, en passant par le bras (ce qui est pour le moins fantaisiste anatomiquement.) Je me réveillais en sursaut, la nuit, affolé par la sensation de m’étouffer ! À la fin, je me suis fait prescrire une écho-doppler veineux des membres inférieurs. Et depuis que le phlébologue (probablement le médecin le plus antipathique de toute l’Argolide) m’a dit que mes veines fonctionnaient très bien (« Dernière chance pour vous trouver une maladie », a-t-il murmuré vers la fin de l’examen), je suis à peu près guéri, de ce côté-là du moins. Je me demande si les corps sans vie photographiés sous toutes les coutures que je suis amené à voir, au dicastère, dans les procédures de suicides, de découvertes de cadavre et autres morts suspectes, ne finissent pas par me porter sur le système. Dès que je tombe sur une telle procédure, je me jette fiévreusement sur les photos des morts. Je ne crois pas que ce soit par voyeurisme, mais plutôt pour étudier les preuves d’une vérité qui m’échappe encore, où à laquelle je ne veux toujours pas croire, malgré l’évidence. Le passage de vie à trépas n’a vraiment pas l’air d’être une partie de plaisir… Les cous brisé des pendus, leurs langues ; les visages cubistes aux couleurs baconiennes des suicidés par arme à feu, ou les trous dans leurs poitrines ; les traînées d’excréments que laissent derrière eux certains malades que la mort surprend dans leur salle de bain mais à qui elle laisse le temps d’aller se réfugier sur un fauteuil ou sur un lit, quand leurs derniers pas ne les conduisent pas plutôt sur le trône ; les fluides qui s’écoulent par les orifices des cadavres de plusieurs jours ou semaines ; tout cela ne donne vraiment pas envie d’en passer par là. Mais le plus révoltant, le plus incompréhensible, c’est les yeux, les yeux qui restent encore ouverts, et qui ne voient plus rien, qui ne sont plus que des fenêtres donnant sur le néant. Devant ces regards qui n’en sont plus, on fait comme éprouver physiquement l’abyssale matérialité de la disparition. Et je n’y comprends rien. Comment puis-je me sentir si vivant, si engoncé dans ma présence angoissée face à ces photos désolantes, comme la forme que j’ai sous les yeux le fut sans doute parfois elle aussi dans les circonstances de sa vie, et être destiné, quoi que je fasse, à la même inexorable dissolution ? Comment pourrai-je un jour être cette forme sans vie, moi aussi, et ne plus même être là pour me désoler du spectacle de mon cadavre ? Pourtant, pour quelque temps du moins, il y aura encore des yeux dans mes orbites, mais je n’aurai déjà plus une seule larme à verser, plus même sur mon sort. Elles me couleront des oreilles plus tard, verdâtres et pestilentielles. Et parfois, quelqu’un vient prendre des photos. Car on meurt et le monde continue. Les choses demeurent et rien ne cesse de s’agiter autour de la forme qui s’est arrêtée, et que toute présence a désertée. Bientôt, l’absence que le cadavre a fait comme matérialiser pendant quelques jours, le trou que comblent nos chairs inertes n’est plus même un espace. On l’a fait disparaître. L’ordre des choses s’est engouffré dans le vide laissé par le mort. D’autre pieds viendront habiter sa maison et fouler l’endroit d’où son corps a été enlevé. Quelle est la vérité ? À quoi la mort ressemblera-t-elle le plus ? À toi, mon ombre ? à toi qui es sans humeurs, sans sanies, et que même la mer ne saurait emporter ? Où à tous ces cadavres jetés par terre comme des vêtements sales dans une chambre d’adolescent ?

 

20.III.2024

20/03/2024, 23:02 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 19.III.2024) Ma mère a téléphoné tout à l’heure pour me prévenir qu’Onoscélise lui avait proposé de venir à Argos avec mon père, dimanche prochain, pour déjeuner ensemble ; nouvelle dont je conçois une tristesse où je suis encore, ce soir, en écrivant ces lignes. Ce n’est pas la perspective de voir les progrès de la ruine de mon père qui m’attriste, mais la pensée qu’Hipponaüs a toutes les chances d’être là, lui aussi. Je vais devoir faire le funambule, garder l’équilibre entre la froideur des sentiments que m’inspire le mari de ma sœur et le minimum de chaleur qu’il me faudra bien montrer pour ne pas gâcher la réunion familiale. Mais ma tristesse est plus profonde. Elle n’a pas seulement pour cause la perspective de devoir être faux, ni même le danger que court ma sœur avec Hipponaüs. Si Junie est en danger, c’est parce qu’elle ose, c’est parce qu’elle prend des risques, parce qu’elle est beaucoup plus engagée dans la vie que je ne saurais l’être. Ce qui m’attriste, c’est la comparaison de nos deux vies, qui s’impose plus vivement à mon esprit ces temps-ci, à cause des dernières exactions d’Hipponaüs. Dans les repas de famille, Junie a toujours été celle qui est accompagnée ; moi, je suis toujours seul. Elle sait éprouver de grandes joies et de grandes peines. Elle peut se faire incroyablement malmener dans l’espoir de réconciliations aussi euphoriques qu’éphémères. Elle se laisse abuser pour connaître l’énorme soulagement d’être détrompée. Elle se laisse entamer par les duretés du monde, qui sont bien souvent des hommes, pour éprouver la tendreté de son cœur, pour en prévenir l’induration, pour ne pas l’avoir de pierre, comme est le mien. Elle est capable d’aimer un Hipponaüs malgré sa grossièreté, malgré sa vulgarité, malgré sa ridicule ambition de grand complexé, malgré son souci démesuré du regard des autres, comme si son regard à elle pouvait voir au-delà de ce qu’il y a vraiment à voir et trouver autre chose qu’Hipponaüs. Moi, je ne sais à peu près rien faire de tout cela. Pire ! Je me demande si je n’ai pas été le tout premier de ces hommes en qui Junie a su trouver plus qu’il n’y avait vraiment, moi qui l’ai tant malmenée durant mes jeux d’enfant, moi qu’elle idolâtre encore…

 

19.III.2024

19/03/2024, 23:00 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 16.III.2024) Aujourd’hui, la chienne Psaltérion et moi, nous sommes allés à la mer. La journée aurait pu être parfaite, car, avant de partir, j’ai réussi à faire s’afficher un compte rond sur l’écran de la pompe à essence (vingt drachmes exactement), ce qui m’a comblé d’aise, pour ne pas dire de bonheur (qui se loge finalement dans de bien petites choses.) Mais j’ai eu le plus grand mal à trouver un sandwich. L’étal de la boulangerie qui se trouve à côté du dicastère était à peu près vide. Est-ce parce que celle-ci vient d’être rachetée par des sectateurs de Mahom, et que nous sommes en plein milieu de ce mois de ripailles nocturnes qui, on l’oublie trop souvent, sont précédées et suivies d’une stricte diète diurne, probablement pour prévenir l’indigestion ? Quant à la boulangerie qui se trouve non loin de la station d’essence, où l’on trouve habituellement une profusion de sandwiches, elle n’en avait pas un seul non plus : sans doute est-ce parce que le samedi n’est pas un jour travaillé et que cette sorte de repas n’est vendue en ces lieux qu’aux gens des bureaux situés alentour, je ne sais. J’ai dû me contenter d’une espèce de mixture (j’exagère à peine) fourrée dans un pain brioché trouvé dans le premier supermarché venu, car je ne pouvais tout de même pas faire le tour de toutes les boulangeries d’Argos ! Ce fut la seule ombre de cette journée, si je ne compte pas la mienne, bien sûr, projetée sur le sable et dont une eau jalouse tentait de s’emparer pour l’emporter avec elle dans les profondeurs glacées. Je me suis aperçu, en la photographiant, que mon ombre avait l’air plus jeune que je ne suis vraiment. Mais elle coïncide assez avec mon âge de toujours. Il y avait d’ailleurs assez de vent pour soulever mes cheveux et leur donner cet air de désordre que j’associe à la jeunesse, ou à la liberté, qui est, je crois, l’état naturel, ou du moins l’aspiration principale, de cet âge de toujours et que, probablement, je n’ai jamais eu. En sera-t-il de même dans le royaume des ombres ? Est-ce que mourir, ce sera retourner à mon âge véritable ? Autant dire au néant, puisque cet âge, je ne l’ai jamais eu. En attendant, de mon vivant, c’est sans doute pour cela que j’aime tellement aller à la mer : pour le vent et pour cette ombre, qui est mon véritable reflet. « La mer est ton miroir », dit le poète. Dans ce sens, depuis le bord, et en baissant les yeux, comme on ferait les bras, elle est bien mon miroir. J’ai toujours été beaucoup plus un homme des bords et des rives que des plongeons et des grands bains. Je ne sais qu’être sur le point d’être ou de faire quelque chose. Même quand je nage (ce que je n’ai pas fait aujourd’hui, car l’eau était vraiment trop froide), je suis plutôt sur le point de mourir que pleinement occupé à vivre : seulement, il se trouve que le malaise ni la crampe ne surviennent, qui causeraient ma noyade. Mais finalement, je m’en avise, être au bord, ce n’est pas si mal, car la plupart des hommes savent être ou faire pleinement, oui, mais c’est toujours la même chose, et je doute que la déception les effleure souvent. Je suis beaucoup plus frustré que déçu. Mais soyons honnête, c’est bien souvent pour avoir pressenti l’inévitable déception que je ne me donne pas la peine de réaliser la moindre de mes ambitions. Ma frustration n’est qu’une déception anticipée. La chose rêvée me paraît tellement plus vaste que la chose réalisée. Et pourtant cette vastitude n’est sans doute qu’une illusion de vastitude, car c’est par habitude que je l’envisage, et toutes les habitudes ont quelque chose d’étriqué.

 

16.III.2024

16/03/2024, 23:52 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 11.III.2024) Hier soir, au moment de poster sur Facebook l’entrée de mon journal du jour, est apparu ce message : « Votre publication est en cours de traitement. Nous vous informerons quand elle sera prête à être examinée. » L’espace destiné au statut Facebook apparaissait sur mon mur (visible de moi seul), mais sans aucun texte. Je l’ai supprimé. Nouvelle tentative aujourd’hui, pour le même résultat. Mais cette fois, je laisse cette ‘‘page vierge’’ en ligne et attends de voir quand ou si le texte finira par être visible*. Je ne sais s’il s’agit là de représailles de la part de Facebook pour quelque chose que j’aurais écrit de condamnable en ces parages. Si tel est le cas, le texte litigieux ne peut être que le précédent, celui sur l’ajout d’un nouvel article à la constitution française, puisqu’au moment de le poster en ligne, je n’étais pas encore visé par ces représailles. Mais alors, n’est-il pas étrange que ce texte soit toujours lisible, même par les autres internautes, comme j’ai pu le vérifier à partir du compte Facebook que je tiens sous mon véritable nom ? Ou bien peut-être un lecteur malveillant a-t-il dénoncé un autre texte, ou l’esprit général de mon journal, à moins que le problème ne vienne de quelque commentaire laissé ailleurs (mais ils sont si rares…) Dans tous les cas, n’est-il pas étrange que Facebook ne m’ait pas envoyé de message pour me signifier la peine qui m’était infligée et m’expliquer les raisons qui me l’ont value ? Ou s’il s’agit plutôt d’un piratage ? Quelle importance, au fond ? Je me prends à rêver d’une nouvelle vie sans Facebook, où je ne manquerais pas à grand monde, de toutes façons, surtout depuis la mort de Philerme. J’aime y lire quelques auteurs choisis, mais le mode de lecture inhérent à Facebook, très fragmentaire, très éclaté, a pour moi quelque chose de plus en plus angoissant. Même en lisant ces belles plumes, j’ai le sentiment de me disperser. Mais, quand même, ma disgrâce sur Facebook tombe vraiment mal. Je comptais y faire un peu la publicité de Sonnets de guerre et quatorzains de paix, qui est bientôt terminé (j’ai fini la transposition en vers français des cinq sonnets de Rupert Brooke et il me reste encore trois quatorzains à écrire.) Sans doute était-il dit que je serais un poète absolument confidentiel. Ce n’est pas que j’espérais pour cet opuscule plus de cinq ou dix lecteurs. Mais peut-être doit-il finalement n’en avoir pas un seul !

 

11.III.2024

11/03/2024, 23:42 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 10.III.2024) Vendredi, c’était la journée de la femme. Mais ce n’était vraiment pas le jour de ma sœur. Celui d’une occasion manquée, plutôt. Nous nous étions donné rendez-vous au Chêne Vert, mardi 5. Quand je suis arrivé, j’ai trouvé une Junie inhabituellement sans couleur, jusqu’au sens propre : ses vêtements étaient d’un gris complètement sinistre, et aussi larges que ceux d’une adolescente enrobée ou trop belle qui voudrait cacher ses charmes ou ses laideurs ; mais, surtout, elle ne s’était pas maquillée, ce qui est absolument contraire à son usage. Ce n’était pas la Junie que je connais, d’habitude si superlativement femme, qui se trouvait devant moi, mais une ombre de femme, une femme qu’on avait réussi à voiler sans même la couvrir d’un voile. Elle avait beaucoup à me dire, c’est-à-dire à se plaindre, comme toujours, d’Hipponaüs, son mari. Ce n’était pas par choix qu’elle était accoutrée comme je la voyais, mais pour plaire à ce dernier, pour éviter d’éveiller encore un peu plus sa jalousie congénitale. Elle envisageait de profiter du fait qu’Hipponaüs devait aller à l’étranger à la fin de la semaine (vendredi, donc) pour le quitter. Elle voulait rassembler ses affaires, les entreposer chez notre mère, et aller s’installer chez une amie en attendant de pouvoir réinvestir son appartement, qu’elle a mis en location. S’installer chez notre mère lui semblait en effet trop risqué, car lorsqu’Hipponaüs, après une crise de jalousie, avait mis ma sœur à la porte de chez eux, il y a quelques mois, jetant tous ses vêtements dans la rue, sous des trombes d’eau, c’est chez celle-ci que Junie avait trouvé refuge, résignée, puis résolue au divorce, quoique toujours amoureuse. Mais quelques jours plus tard, Hipponaüs avait débarqué chez notre mère et ramené sa femme chez lui. Junie craignait donc que celui-ci, la retrouvant trop facilement, ne réussît à la détourner de nouveau de sa résolution. Autant dire qu’elle voulait se cacher. Depuis plus de dix ans qu’ils sont ensemble, Junie m’a toujours raconté les scènes et les accès de jalousie d’Hipponaüs. Mais ce qu’elle m’a rapporté mardi m’a mis dans une colère noire, et qui me fait encore sentir une boule au ventre au moment où j’écris ces lignes. Non seulement Junie ne peut plus s’habiller comme elle l’entend, mais encore Hipponaüs lui impose-t-il des heures de sortie, au-delà desquelles ma sœur doit être impérativement rentrée chez eux. Il lui interdit de voir certaines amies, qu’il estime avoir mauvaise influence sur elle. Il connaît les mots de passe de ses téléphone et ordinateur, qu’elle n’ose pas changer, de peur qu’il s’en aperçoive et ne lui fasse une nouvelle scène. (Les scènes dont je parle sont de véritables séances de lavage de cerveau, qui peuvent durer des nuits entières : c’est de la pure torture psychologique.) Les jours où Junie ne travaille pas, Hipponaüs rentre déjeuner chez eux, mais c’est pour s’assurer qu’elle est bien à la maison plutôt que pour jouir vraiment de sa compagnie. Pendant les scènes qu’il lui fait, il la traite invariablement de p***, n’ayant jamais accepté que ma sœur ait un passé : à l’en croire, si elle a pu connaître d’autres hommes avant lui, c’est parce qu’elle n’est qu’une p***… À cause d’une affaire dont je ne puis rien dire, Hipponaüs est allé casser la figure à un ami de Junie. Et pire, il a menacé de le faire tuer, ainsi qu’une autre amie, qui était présente au côté de ma sœur au moment de cette affaire. Comme à chaque fois, je réponds à Junie en tâchant de nommer la réalité de ce qu’elle vit, pour lui ouvrir les yeux ; pour lui donner, à tout le moins, quelques armes pour se défendre lors des scènes de jalousie et des séances de lavage de cerveau. Je lui dis qu’elle est sous influence, qu’elle a raison de vouloir quitter Hipponaüs, qu’il est le type même du manipulateur, du harceleur, qu’il s’est déjà rendu coupable d’un nombre effrayant d’infractions, qu’il est plus dangereux qu’elle ne croit et que tout cela pourrait très mal finir. Parfois, je me laisse emporter un peu, mais je le fais alors contre ma sœur, qui me paraît si velléitaire, si bêtement amoureuse. J’arrive à me ressaisir, gagné par la honte de n’être finalement pas si différent d’Hipponaüs lorsque je tente d’imposer mes choix à Junie. Il ne manquerait plus qu’elle quitte un mari abusif sous l’influence d’un frère autoritaire (et lui-même suspect de jalousie, car, même avant le mari, j’ai toujours méprisé les amants de ma sœur.) Mardi soir, néanmoins, le divorce me semblait en bonne voie. Mais le lendemain, j’ai reçu un message de ma sœur dans lequel celle-ci m’annonçait qu’elle avait eu une bonne discussion avec Hipponaüs et qu’il l’avait écoutée. C’était bien la première fois, disait-elle. Il semblait comprendre enfin qui elle était. Elle en avait profité pour lui dire qu’elle irait le dénoncer à la police s’il lui reparlait de ‘‘contrat’’ sur la tête de qui que ce soit. Elle ne pouvait pas le quitter. Elle l’aimait. Elle voulait leur laisser une chance encore. Je ne peux pas dire que je fus étonné par ce message, puisque c’est toujours comme cela que se terminent les bonnes résolutions amoureuses de ma sœur. Mais il m’a tout de même semblé être plus en colère que d’habitude. J’avais cru ma sœur si près du but… Elle m’a téléphoné hier, samedi, pour me dire qu’Hipponaüs était bien allé passer la fin de semaine à l’étranger avec des amis. Elle en avait profité pour aller dîner en ville, vendredi, avec des amies à elle. Elle m’a assuré que c’était grâce à moi, et aux armes que je lui avais données lors de notre conversation, qu’elle avait pu tenir tête à Hipponaüs, et lui dire à quelles conditions elle consentait à rester encore avec lui ! J’étais consterné. Je n’avais pas aidé ma sœur : j’avais été l’un des ressorts du piège d’Hipponaüs, qui fait feu de tout bois, et qui a déjà battu en retraite, évidemment, pour mieux lancer ensuite ses assauts dévastateurs dans la vie de ma sœur. Bien sûr, Junie m’a fait promettre de ne rien dire de tout cela à personne. Je l’ai donc trahie deux fois : non seulement en écrivant ces lignes aujourd’hui, mais en confiant mon inquiétude à mes amies juristes du dicastère, desquelles je voulais savoir si j’avais raison de reconnaître dans les exactions d’Hipponaüs tous les signes d’un mari abusif ou si, au contraire, je me faisais des idées (mu simplement par ma jalousie de frère.) Mes amies m’ont assuré que la violence sur conjoint était parfaitement caractérisée, celle-ci n’étant pas nécessairement physique, mais pouvant être également psychologique ou économique. Cependant, c’était à ma sœur de décider du cours de sa vie. Tout ce que je pouvais faire, c’était l’écouter, la conseiller, l’orienter vers des associations de femmes ou de victimes, si besoin. Dans tous les cas, je ne devais surtout pas la brusquer, ce que je ne fais pas qu’à grand peine. En attendant, je vais devoir continuer à subir Hipponaüs, sans grands efforts d’ailleurs, car c’est un séducteur né. Il est fréquent que je passe avec lui de bons moments, même s’ils sont scandés d’une infinité de détails pénibles qui me rappellent à quel point je le trouve méprisable pour ce qu’il est, et détestable pour ce qu’il fait à ma sœur. Et à ma mère et moi. Car il nous trompe et nous détourne de nos devoirs envers Junie. Il nous rend complices de ses mauvais plans. Il nous plie à ses sales volontés, faisant de nous des hypocrites ou des aveugles, qui tournent le dos quand ils devraient faire face pour mieux voir. À cause de lui, je me trouve aussi contourné que le tronc tors d’un olivier. À la fin je ne sais plus si je le déteste d’être entré dans la vie de Junie ou dans la mienne. Quelque chose en moi me répond que sa vie ou la mienne, c’est tout un ! Mais c’est de nouveau le frère possessif qui parle ici, le frère de la même trempe qu’Hipponaüs, quoique d’une meilleure patine…

 

10.III.2024

10/03/2024, 19:25 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 04.III.2024) Impayables Français. On apprend qu’ils ont inscrit aujourd’hui dans leur constitution le droit à l’interruption volontaire de grossesse. Comme il s’agit de la constitution du peuple français, et non seulement de ses femmes, je me demande si ce droit concerne également les hommes. Un homme aurait-il le droit de faire avorter une grossesse dont il serait la cause, mais dont les termes lui répugneraient ? Probablement pas, car si la femme était d’un autre avis, l’interruption ne serait plus volontaire… Je lis en ligne ceci, que la liberté est garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ; et non pas à l’homme, donc. On ne pourrait pas écrire ‘‘dans l’autre sens’’ l’article 3 du préambule : « La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droit égaux à ceux de l’homme. » Ou bien il faudrait écrire : « La loi garantit à l’homme, dans presque tous les domaines, des droits égaux à ceux de la femme. » Avec la multiplication des genres, on verra peut-être un jour la constitution s’intéresser au sort des femmes à barbe. J’en plaisante, mais je tiens à préciser que je ne sais trop que penser de l’avortement. Je ne crois pas être contre, quoique sans grande conviction, mais plutôt par habitude, par imprégnation du mauvais air du temps, dont je suis fort, quoi que j’en dise, et malgré mes déplorations continuelles. Pour tout dire, je ne me sens pas très concerné par le sujet. L’avortement me semble appartenir exclusivement au domaine particulièrement moite, voire un peu dégoûtant, des femmes, comme les menstrues, les langes, et même le linge en général, bien que les conditions de la vie moderne et la pauvreté de mon état me contraignent à mettre les mains à ce dernier, ma pauvre mère ayant hélas fini par se trouver des convictions féministes pour ne plus avoir à me servir de lingère. Mais surtout, je me trouve bien chanceux d’être un homme, pour ne pas avoir à m’intéresser trop personnellement ni très concrètement à la question. Et je m’estime plus heureux encore de ne pas avoir assez le goût des femmes pour risquer d’en engrosser une.

 

04.III.2024

04/03/2024, 23:20 | Lien permanent | Commentaires (0)

(Journal du 01.III.2024) Le petit serveur du restaurant dans lequel j’ai déjeuné tout à l’heure avec une grande partie du personnel du catégore était extrêmement charmant. Il ressemblait un peu au personnage de John, interprété par Dermot Mulroney, dans Longtime Companion : même coupe de cheveux et même grâce un peu follette. Il avait l’air de danser entre les tables, tenant entre ses mains nos assiettes en guise de tambourins. Depuis toujours, les serveurs et garçons de café me causent presque autant d’émotions, et même parfois plus, que les skateurs et les garçons décoiffés ou qui ont des épis dans les cheveux. Un garçon de café qui se rendrait en skate à son travail par grand vent serait à mes yeux d’une séduction inégalable. (Mais j’aime aussi beaucoup les garçons coiffeurs, bien soignés, tout proprets, les mains plongées dans mes cheveux, et leurs regards concentrés sur ma tête devenue comme sans visage sous leurs yeux.)

 

01.III.2024

01/03/2024, 23:16 | Lien permanent | Commentaires (0)