(Journal du 28.VI.2024) C’était aujourd’hui mon dernier jour de travail au dicastère, mon contrat arrivant à son terme à la fin du mois. Mais je sais déjà que j’en signerai un nouveau dès septembre, si bien que ce sont deux mois de vacances qui s’annoncent, comme du temps où j’étais professeur, mais sans les cours à préparer ni l’affreuse perspective d’avoir à retrouver à la rentrée l’ignoble populace scolaire que constituent ce qu’on appelle encore, paraît-il, des élèves. Comme mes amies juriste assistantes et assistantes de justice me raccompagnaient tout à l’heure vers la sortie, nous avons croisé dans la salle des pas perdus Nouménios, la toge sous le bras, les cheveux en bataille, et qui, apprenant mon départ pseudo-définitif, a tendu fiévreusement la main vers moi, pour me saluer, ai-je d’abord cru. Mais il a gardé ma main dans la sienne, qu’il avait toute moite, et s’est inquiété de savoir ce que j’allais devenir et si nous nous reverrions bientôt. Je lui ai dit que je reviendrais en septembre et que, de toute façon, j’étais invité la semaine prochaine aux ‘‘pots de départ’’ du catégore, à l’officiel et à ‘‘l’officieux’’, comme nous disons entre nous. Ce n’est qu’ainsi rassuré qu’il a fini par me rendre ma main. Vraiment, la scène était charmante. Je m’attendais presque à le voir me faire une déclaration longtemps attendue juste avant le générique de fin de la comédie romantique dont j’étais devenu le personnage ! J’aime beaucoup Nouménios. Il me laisse le dévorer des yeux sans en être incommodé et fait à peu près de même avec moi, mais de cette façon lunaire et qui n’est qu’à lui. Finalement, il me serait beaucoup mieux assorti qu’à sa compagne Arminie, même s’il est probable que je m’en sentirais vite encombré, comme de tout ce qui m’approche de trop près ou trop longtemps, exception faite de la chienne Psaltérion. Mais ne rêvons pas, car je crois vraiment que, malgré ses regards étrangement absorbés, Nouménios est de ceux qui aiment les Arminies plutôt que les Harmodios.
28.VI.2024
(Journal du 14.VI.2024) Je suis effrayé de voir à quel point, dans le rôle de Jacques de Bascher (Becoming Karl Lagerfeld), le beau Théodore Pellerin peut ressembler à l’Augustin de mes jeunes années. Sa nudité est de la même blancheur. Ses cheveux sont du même noir et semblent avoir la même texture. Même finesse de corps. Mêmes flancs creux. Même plat des fesses. Même pilosité des cuisses. Même légère toison, toute soyeuse, sur la poitrine. Je me demande si l’acteur peut avoir aussi la même b***. Pour une fois, si je devais dire la vérité, dans sa grossière crudité, j’écrirais tout simplement que celle d’Augustin est ce que j’ai le plus révéré dans ma vie. Peut-être même n’ai-je jamais rien aimé qu’elle de toute mon existence. Aucune lecture ne m’a laissé de souvenir plus ému qu’elle ne fit. Jamais un écrivain n’a pu m’inspirer la même dévotion. Jamais je n’ai pris la plume, même pour noter un vers venu soudain tout fait à mon esprit et menaçant de s’évaporer aussi vite, avec la même fièvre qui me venait au moment de prendre ce style battant d’un autre sang que le mien, tellement plus chaud, tellement plus vif, et qui m’attendait sur le ventre d’Augustin comme sur une page blanche. Celle d’aucun autre garçon, même très beau, n’a jamais soutenu la comparaison. Car, bien sûr, c’est parce qu’elle était au centre de ce corps admirable, aux longs bras, aux longs doigts, aux longs cils, et parce qu’elle semblait le commander entièrement, le faisant gémir ou soupirer, lui faisant tourner l’œil ou battre la paupière, selon la façon dont on la maniait ; c’est parce qu’elle avait été façonnée depuis l’enfance par les propres mains d’Augustin ; c’est parce qu’elle était devenue l’objet de tous les caprices de ce prince ithyphalle une fois rendu dans son bel âge, que la sienne était pour moi si obsédante, si faite, en son absence, pour donner à ma pensée le plus parfait sujet à méditer, et pour devenir, quand nous étions ensemble, le seul objet de mon étude. Il est probable que dans mes derniers instants, si j’ai encore un peu de conscience, je penserai à elle pour me soutenir dans mon ultime voyage. Son souvenir éclatant sera mon bâton de vieillesse. Il y aura dans cette pensée la même chaleur réconfortante que lorsque la main d’Augustin venait sur ma nuque, et qu’il me demandait, dans les rues d’Acaris, parce que j’avais laissé s’exprimer mon angoisse ou ma mauvaise humeur : « Qu’est-ce qui ne va pas, mon Antire ? » Et j’allais mieux. Beaucoup de choses ne sont pas allées, depuis lors… Nous nous sommes perdus de vue, pour commencer, Augustin et moi. Il a même fait jusqu’à perdre son véritable nom dans ce journal où tous les noms sont faux, et ce m’est un crève-cœur que de ne pouvoir rendre à ce souvenir incomparable son simple prénom, qui était tout ce qu’il y avait de commun, mais qui me semblait surnaturel et dont les trois syllabes, aussitôt dites, me transportaient dans le ravissement le plus stupide. J’étais jaloux que d’autres que moi pussent les prononcer ; et j’étais indigné qu’ils le fissent avec si peu de révérence. Je sais, grâce aux photos sur Internet, que ce prince de ma jeunesse s’est mis à ressembler au roi d’Espagne. Il est toujours beau, bien sûr, mais ce n’est plus la même chose, même si je suis sûr que, sous ses vêtements, sa b*** est restée la même, à moins d’un accident (pensée affreuse !), comme il a dû arriver, par exemple, à l’une de mes idulles, dont la b*** était devenue absolument difforme la dernière fois que le porteur de cette tare inattendue est venu chez moi. Cela ne devait pas trop affecter nos rapports, en principe, puisque mon hôte trouvait son plaisir à faire entrer les gens par la porte de service, et, par courtoisie, je lui ai rendu le service qu’il était venu chercher ; mais, en réalité, pendant tout le temps que je tâchais à le besogner, j’étais intérieurement horrifié par la pensée de la difformité qu’il m’avait été donné de voir, et je trouvais mon besogné vraiment aussi gonflé que son membre bubonique de m’avoir imposé pareille vision d’horreur. Toute sa personne m’en semblait devenue monstrueuse. J’étais impatient d’en finir, pour pouvoir refermer définitivement la porte sur lui. Je l’ai rayé de mes listes. Il m’est une nouvelle persona non grata. Si quelqu’un devait me dire un jour que la même sorte d’accident était arrivée à Augustin, je crois qu’il m’annoncerait le plus grand malheur qui, à mes yeux, pourrait survenir dans le monde. Un monde sans ce charme caché, sans cette baguette magique, sans cette pure fascination, serait un monde entièrement désenchanté, affreusement défiguré. C’est le même Théodore Pellerin qui joue le rôle de Guillaume dans Genèse, ce film dont il est tant, dont il est trop question dans Le Testament d’Attis. Plus le temps passe, et plus ce livre me semble mal fichu, à cause de la trop grande place donnée au film de Philippe Lesage, par exemple, et qui probablement, n’en aurait pas pris autant si, je m’en avise, Théodore Pellerin n’avait pas eu cette ressemblance avec Augustin. Je commence tout juste à travailler à la mise en page du Testament pour sa publication et m’aperçois que je ne pourrai probablement pas me contenter de Word, comme j’avais fait avec Sonnets de guerre et quatorzains de paix, pour mener à bien cette tâche, notamment à cause des notes de bas de pages versifiées, que je voudrais pouvoir présenter sur deux colonnes, comme dans le tapuscrit. C’est possible avec Word, mais il ne me semble pas que je puisse choisir la taille des colonnes (je veux dire dans les bas de page), ce qui est parfois un problème, à cause de la longueur de tel ou tel vers, qui ne tient pas sur une seule ligne de la colonne. Sur une page de format A4, on s’en tire aisément, par de petits artifices, en jouant sur la taille des marges de la page. Mais sur une page de livre, tout devient plus étroit, et donc plus difficile à résoudre. Je serais très fâché d’avoir à rejeter les notes à la fin de l’ouvrage… C’est pourquoi je fonde de grands espoirs sur le logiciel InDesign. Seulement, il y a si longtemps que je ne l’ai pas pratiqué, et même, je m’y sentais si peu à l’aise, à l’époque où j’avais à m’en servir (d’ailleurs bien rarement), que je ne suis probablement pas sorti de l’auberge. Et d’ailleurs, je me demande vraiment à quoi bon me donner tant de peine pour un livre qui n’est pas sans me faire un peu honte, désormais, et qui a toutes les chances d’avoir le même succès que Sonnets de guerre et quatorzains de paix, c’est-à-dire aucun. Tout devient tellement compliqué quand on se donne des projets qui, nécessairement, impliquent de viser un certain succès (concours, livres) et donc de risquer l’échec. Alors qu’on pourrait ne rien faire, tout simplement…
Illustration : Léger aperçu de la nudité de Théodore Pellerin interprétant le rôle de Jacques de Bascher dans Becoming Karl Lagerfeld.
14.VI.2024
(Journal du 13.VI.2024) J’ai dîné en ville avec Cléonice, pour lui tenir compagnie en l’absence de Gongyla, retenue au dicastère jusque tard dans la soirée, en raison du défilé de malfaiteurs qui venaient de tomber au terme d’une longue enquête de police. Cléonice ne quittant Acaris pour Argos que deux jours par semaine se loge habituellement chez Gongyla, et celle-ci m’avait donc donné pour mission ‘‘d’occuper’’ son hôtesse en son absence, ce que faisant, je rendais la pareille à cette dernière, puisqu’elle en avait fait autant pour moi, lors de ma venue à Acaris, la semaine dernière, pour l’oral de mon concours. Nous avions également dîné ensemble. Après le repas, nous sommes rentrés à pied jusque chez moi, d’où je l’ai reconduite ensuite en voiture chez Gongyla. Je dois dire je ne m’étais pas aperçu jusqu’aujourd’hui que ce que Simos appelle la Grande Antallage, ou la Mégalantallage, expression reprise par la terre entière, était si avancé même à Argos. Bien sûr, je savais qu’Argos en son centre n’était plus la ville de mon enfance. Mais ce n’est plus même l’Argos d’il y a douze ans, lorsque mes vies sociale et nocturne étaient plus intenses qu’aujourd’hui, et que je sortais donc davantage. Il n’y avait partout qu’Abyssins et Sabéens, dont une bonne part portait des aubes ou des robes de leurs pays. Sauf les hommes en robe, peut-être, tous avaient plus ou moins l’air de dealers ou de sicaires. Il n’y avait pas de femmes. Sans doute étaient-elles confinées au foyer. Leurs femmes ne sortent apparemment qu’aux heures ouvrables. Toute la rue en avait quelque chose d’interlope et de négligé. Ils étaient apparemment venus se nourrir aux gargotes tenues par leurs semblables. Ou ils étaient venus tenir la rue, du moins entre la place du démarchéion et celle du théâtre : cette rue était comme une plage en hiver, où les matières plastiques rejetées par la mer semblent attendre que le sable ait entièrement disparu sous elles. L’air était merveilleusement doux, mais ce spectacle désolant n’était pas sans faire un grand froid dans le dos. Pourquoi donc sont-ils là, et de quel droit ? Que nous veulent-ils ? Que se passerait-il si cette pléthore d’autres sangs, d’humeurs et de mœurs absolument contraires aux nôtres, décidait de se soulever ? J’espère ne plus être là pour le voir, lorsque l’heure viendra. Mais je suis tout de même encore là pour voir l’état de la plage. Et d’ailleurs, la menace n’est pas le soulèvement. C’est plutôt l’effondrement, l’étouffement sous le poids de tout ce que la mer rejette sur nous, le sable. L’étouffement ? Mais on étouffe déjà ! Il y a dans l’air, et depuis tellement longtemps déjà, quelque chose d’absolument irrespirable.
13.VI.2024
(Journal du 10.VI.2024) Je me suis senti épuisé toute la fin de semaine. Encore aujourd’hui, j’étais accablé de fatigue. J’ai passé la journée entière dans le même état qui suit immédiatement le réveil, quand on est encore engourdi de sommeil et qu’on a le vertige. Les yeux me brûlaient et je peinais à les garder ouverts. Je crois que je somatise mon échec au concours. J’ai eu le plus grand mal à trouver le sommeil, hier soir, ce qui ne me ressemble pas du tout. La pensée de l’échec me tourmentait et, surtout, le sentiment d’avoir été victime d’une injustice, de la même injustice que lors de mon licenciement, et dont je soupçonne ma déconvenue de la semaine dernière d’être une réplique, comme il y en a toujours après les séismes. J’ai découvert mes notes vendredi. Mon huit à l’oral me semble très inférieur à la valeur réelle de ma prestation, si bien que, même s’il est présomptueux de le penser, je me trouve conforté dans cette idée légèrement paranoïaque que le jury m’a délibérément sous-évalué, pour que me soit ôtée toute chance d’être admis. Mais pourquoi me réserver un tel traitement, si ce n’est en représailles à ma requête au dicastère administratif ? Les pensées dont je suis encore tourmenté au moment même où j’écris ces lignes m’oppressent tellement que je n’arrive pas à les mettre en ordre pour les consigner dans ce journal. Et peut-être cela vaut-il mieux, car elles paraîtraient probablement tout droit sorties des théories du complot les plus crasses. Pour mon bon équilibre mental, il faudrait que je me convainque d’avoir été tout simplement mauvais. Je trouve préférable de mériter cette note infamante que de l’avoir reçue par malveillance.
10.VI.2024
Je publie aux éditions Tibia Clarisona (1), dans la collection Canicula (2), Sonnets de guerre et quatorzains de paix, qu’on ne peut se procurer que sur Amazon, car l’auteur de cette plaquette ne s’étant pas donné la peine de lui chercher un éditeur, qu’il n’aurait probablement pas trouvé, n’a eu d’autre choix que celui de l’autoédition. (Lien vers la page où commander le livre.)
(1) Maison de fantaisie, d’après le véritable nom, néolatinisé, de ma chienne Psaltérion.
(2) « Petite chienne » ou bien canis minor, c’est-à-dire Sirius, le chien d’Orion et l’étoile la plus brillante (σείριος, en grec, « ardent ») de la constellation du Grand Chien.
(Journal du 06.VI.2024) Les résultats du concours auquel je me suis présenté sont tombés aujourd’hui. À la surprise de tous (et presque jusqu’à la mienne !), je ne suis pas admis (ni sur liste principale, ni sur liste complémentaire.) J’avais pourtant dit à tout le monde au dicastère que mon oral me semblait s’être bien passé. Je pensais même avoir fait bonne impression à deux des trois jurés, le troisième, qui était de l’Éducation Hellénique, et qui se trouvait être le président du jury, viens-je de vérifier dans l’arrêté de composition d’icelui, m’ayant paru quant à lui tout à fait glacial. Simplement, j’avais mis sa froideur sur le compte des hautes fonctions qu’il occupait dans l’administration de l’Éducation Hellénique, qu’il m’avait dites au début de l’oral et que j’avais oubliées aussitôt, mais dont le costume et la morgue y attachées me rappelaient constamment qu’il n’était pas tout à fait n’importe qui dans la hiérarchie et, surtout, qu’il était manifestement très imbu de sa hauteur académique. Mais je croyais tout de même avoir favorablement impressionné les deux autres jurés. Et surtout, je ne pensais pas avoir démérité dans les différents exercices ni trop mal répondu aux questions qui m’avaient été posées. Mes amies du dicastère me disent que si mon nom ne figure pas du tout dans le classement des reçus, c’est qu’on a dû me mettre une note délibérément éliminatoire. Peut-être ont-elles raison. Je me demande s’il n’y a pas quelque rapport entre mon élimination et le différend qui m’oppose au rectorat de l’académie d’Acaris, que j’ai porté devant le dicastère administratif et qui n’est toujours pas résolu ; d’autant que c’est le rectorat qui organisait ce concours interministériel déconcentré. C’est pourquoi j’ai voulu retrouver à l’instant dans l’arrêté de composition du jury quelle était la fonction du serpent dont j’avais bien senti le venin me glacer un peu le sang : pour trouver un lien éventuel entre cette fonction et mon élimination. Or ce reptile n’est autre que le secrétaire général de la Direction des services nomarchiques de l’Éducation Hellénique d’Argolide. Se pourrait-il qu’il ait su qui j’étais et fait en sorte de se débarrasser de ma misérable personne ? Ce qu’il y a d’honnête et de raisonnable en moi me dit que non, que la chose est impossible, qu’on ne peut douter ainsi de la probité d’un jury de fonctionnaires, que c’est aussi vulgaire que d’être complotiste. Mais le paranoïaque qui dort en moi d’un sommeil trop léger me crie que si, bien sûr ! Et comme un malheur n’arrive jamais seul, ayant inexplicablement baissé la garde, tout à l’heure, je me suis laissé aller à confier aux amies du dicastère qu’il y avait un différend entre le rectorat et moi (sans en dire davantage) qui pourrait peut-être expliquer, en effet, une note délibérément éliminatoire… Elles vont se poser mille questions, maintenant ! C’est donc peut-être aussi le début de ma fin dans ces parages dicastiques… Et tout cela pour un concours dont je n’avais que faire, et dans lequel je ne me suis engagé que pour me sortir d’une conversation qui n’en finissait pas avec des collègues de travail trop insistantes ! Pour en revenir à mon élimination, l’explication est peut-être toute simple : j’ai pu être mauvais, après tout ! Mais je serais trop présomptueux pour l’admettre… Il est vrai que voir passer devant moi, à un concours de niveau bac moins trois, une soixantaine de greluches est un peu rude pour mon égo. Moi qui pensais n’en avoir aucun !
06.VI.2024
(Journal du 27.V.2024) Calliste et ses deux stagiaires m’ont fait passer tout à l’heure un oral blanc, pour me préparer à mon stupide concours. J’ai compris que j’étais dans de mauvais draps plus encore que je ne l’avais cru quand ils ont commencé à me dire que, d’après eux, j’étais prêt. De quoi aurai-je l’air, en cas d’échec ? Et pire, si je réussis, mais que je renonce au bénéfice du concours, à cause d’une affectation qui ne me conviendrait pas géographiquement, ce qui a toutes les chances d’être le cas, que vont-ils penser de moi ? Ils m’auront consacré du temps pour constater à la fin que je le leur aurai fait perdre pour rien ! Que suis-je donc allé faire dans cette galère ? C’est le printemps, je pourrais laisser la douceur de l’air m’envelopper ou me faire tomber des vers dans la tête, mais non, il faut que je fasse des fiches et que je mémorise des acronymes et des organigrammes. C’est un cauchemar ! Et tout cela parce que le seul moyen que j’ai trouvé pour me sortir de la conversation de trois pécores importunes, qui s’étaient mis dans la tête qu’il serait bon pour moi de m’inscrire à un concours dont elles estimaient que j’avais largement le niveau, ce fut de le faire… Faute de volonté, d’aplomb ou peut-être seulement d’un peu d’intérêt pour mes propres affaires, qu’en sais-je, j’ai laissé tout un environnement professionnel faire de moi son jouet : on a décidé à ma place de mon inscription à ce concours ; on a proclamé contre mon gré mon admissibilité, au point que tout le monde a fini par faire comme se passionner pour la suite ; ma hiérarchie a organisé sans mon consentement l’entraînement d’aujourd’hui : tout cela a quelque chose de proprement kafkaïen. Mais c’est contre moi que je suis le plus fâché. Je m’en veux de m’être laissé détourner aussi facilement du cours de ma vie, qui ne m’appartient littéralement plus, depuis quelques semaines. Et je ne comprends pas comment j’ai pu jusqu’à ce point n’opposer aucune résistance. Je pensais avoir changé, être moins la girouette de tous les vents. Mais non. Je tiens trop du roseau. Certes je ne romps pas, mais je me plie à tout.
27.V.2024
(Journal du 24.V.2024) Une fois par mois, l’association de l’Argos judiciaire fait venir au dicastère un foodtruck, comme on dit, pour le repas de midi. Ce mois-ci, le conseil d’administration de l’association ayant été récemment renouvelé a voulu en faire venir un nouveau, plus exotique, qui proposait des plats de la lointaine île de Ménouthias. Le camion était attendu pour dix heures et demie ; il est arrivé à midi moins cinq. Ce n’était pas ce qu’on appelle ordinairement un foodtruck, mais une simple camionnette, contenant les éléments nécessaires au montage d’un étal. La femme de Ménouthias, déjà très en retard, était venue seule, et deux personnes de l’association ont dû l’aider à monter l’étal. Pour une raison qui m’échappe, il n’avait pas été possible de passer commande par téléphone la veille ou dans la matinée, comme avec l’ancien foodtruck, pour éviter l’attente. Les gens du dicastère devaient commander leurs plats au fur et à mesure qu’ils arrivaient devant l’étal. La femme n’avait fait aucune ‘‘mise en place’’, comme je crois qu’on dit dans les métiers de bouche, car elle enfourchait la viande sur les brochettes à mesure qu’on les lui commandait. Aux dires de la plupart, le temps moyen d’attente était d’une bonne cinquantaine de minutes. Pour des gens qui s’accordent en général une heure de pause méridienne, c’était un peu long… Pour ajouter à mon malheur, Cynire était la seule de notre bande, aujourd’hui, à rester déjeuner au dicastère. Nous avons décidé, elle et moi, d’aller prendre un sandwich à la boulangerie qui vient d’être rachetée par des Sabéens. Chemin faisant, j’ai lancé l’idée, pour nous consoler de notre déception, de prendre plutôt un sandwich ottoman dans la gargote qui se trouve juste en face du dicastère : c’était d’un autre exotisme, mais c’était exotique tout de même. Nous entrons dans la gargote : aucun fumet ; rien sur la broche ! Une espèce de type qui était assis sur la terrasse avec de ses pareils vient à notre rencontre. Cynire lui demande, contre toute évidence, s’il ne serait pas possible de nous préparer deux sandwiches ottomans ! Le type nous répond avec son accent à couper au couteau qu’il ne sait pas, qu’il faut qu’il les appelle… Qu’il appelle qui ? Mystère. Je lui ai dit de ne pas se donner cette peine, nous n’avions pas le temps d’attendre. Nous nous sommes donc finalement rabattus sur la boulangerie des Sabéens, où j’ai pris un sandwich au poulet dont je fus très satisfait et qui m’a rappelé mes années d’étudiant. Sur le chemin du retour au dicastère, Cynire m’a confié qu’elle trouvait les boulangers sabéens beaucoup plus aimables que ceux d’avants, les autochtones, qu’elle soupçonnait d’être racistes. Je me suis gardé de lui dire qu’on pouvait les comprendre, compte tenu de leur clientèle bigarrée, venue presque toute du quartier aux abords duquel le nouveau dicastère a été construit : pour que ‘‘nos clients’’ puissent venir à pied jusqu’à nous ; c’est du moins ce que dit une plaisanterie devenue proverbiale entre nous. Ayant rapporté notre déroute ottomane, nous avons surpris nos auditeurs par notre naïveté, ou par notre ignorance, car tout le monde semblait savoir que la gargote en face du dicastère n’était probablement qu’une façade pour le blanchiment de l’argent de quelque trafic de drogue. Quant au désastre de Ménouthias, une magistrate originaire de cette île nous a dit qu’il n’y avait là rien de surprenant : à l’en croire, l’inorganisation était le propre de la culture de cette île. Moralité : le vivre-ensemble, ce n’est pas que des ‘‘attaques au couteau’’ (comprendre : des têtes coupées ou des gorges tranchées), ni seulement des vols, des viols ou des refus d’obtempérer. C’est d’abord toute une désorganisation de la vie quotidienne qui finit par vous rendre complètement fou. C’est d’ailleurs d’excellente stratégie : il faut démoraliser l’ennemi pour en venir plus facilement à bout.
24.V.2024
(Journal du 22.V.2024) Tristan, juriste de son état, et mon ancien mignon, a posté tout à l’heure sur son compte Instagram une story, comme il dit certainement, constituée d’une photographie de l’immeuble de la cour pénale internationale, avec une légende écrite en anglais (car il s’adresse au monde entier), légende purement informative, indiquant que le procureur de la CPI avait demandé que soient délivrés des mandats d’arrêt à l’encontre du Premier ministre israélien et des dirigeants du Hamas. Mais le tout était couronné de petites mains animées qui faisaient le geste d’applaudir. Il fallait comprendre qu’on applaudissait le fait que le Premier ministre fût traité comme la dernière de ces canailles palestiniennes. Pendant toute notre relation amoureuse, Tristan me maudissait intérieurement de l’avoir fait s’éprendre de quelqu’un, c’est-à-dire moi, qu’il tenait pour un ignoble raciste et de la pire extrême droite. J’avais littéralement le sentiment de passer mes journées à subir les sermons d’un petit commissaire politique et mes nuits en compagnie d’un joli garde rouge, qui, par chance, se laissait un peu rosir sous le bleu de mes yeux et les caresses de mes mains et de ma voix. Mais j’avais encore l’espoir, maintenant que je ne l’aime plus, que Tristan ne se fût pas complètement vautré dans le brun de cette merde dont semblent truffées toutes les têtes de trente ans. Je ne sais ce qui m’attriste le plus de sa déchéance ou de la mienne, car, s’il avait encore le goût de partager ma couche, je crois bien que je jouerais à mon tour avec lui le commissaire politique, et que je devrais me faire violence pour ne pas le rééduquer à grands coups de trique dont, d’ailleurs, il ne serait sans doute pas mécontent. Quelle époque affreuse !
22.V.2024
(11.V.2024) En proposant Sonnets de guerre et quatorzains de paix à si bas prix, je ne m’étais pas avisé (mais je suis en train de lire La Destruction des Européens d’Europe, où Renaud Camus aborde de telles questions) que mes considérations pour me justifier de ce prix étaient très de l’époque, très d’un petit-bourgeois du XXIe siècle. Imaginer la collection Canicula pour accueillir de tout petits textes, admettons, mais à de tout petits prix, pourquoi donc ? Qu’est-ce qui me fait croire qu’un éventuel lecteur, dont la conjecture hautement fantaisiste suppose à ce dernier une tournure d’esprit pour le moins anachronique, appartiendrait nécessairement à ce type humain « très singulièrement comptable », caractéristique de notre temps, et dont « on dirait toujours qu’il a tout calculé, au centime près* » ? Sans doute ai-je pensé à un lecteur qui me ressemblerait, c’est-à-dire qui serait pauvre comme moi. Ce n’est pas que je regarde à la dépense, au contraire, mais arrive toujours ce moment dans le mois où, pour continuer à me nourrir, je dois suspendre tous ces achats superflus mais qui me paraissent essentiels pour que la vie me soit de quelque agrément : livres, vêtements, chemises surtout (comme par hasard, mais ce n’en est pas un !), que j’amasse à ne plus savoir où les ranger, pulls marins, chaussures, qui sont plutôt, avec le retour des beaux jours, horresco referens, des baskets, et produits cosmétiques en tout genre. (Tout cela est très futile, mais je me donne pour excuse d’avoir été élevé par des femmes uniquement, dont j’ai gardé quelques séquelles : elles ont fait de moi un homme absolument de son temps, c’est-à-dire du leur, malgré que j’en aie, dévoré de désir (à petites bouchées intermittentes, un peu comme quelqu’un qui grignote entre les repas (autre grand mal du siècle)) pour toutes ces choses qui s’offrent à ma consommation.) Georges de La Fuly m’a fait remarquer l’autre jour qu’avec un prix si bas, les frais de port (3 ₯) imposés aux plateformes de vente comme Amazon pour tout achat de livres neufs d’une valeur inférieure à 35 ₯ reviendraient pour le lecteur à près du tiers du coût total de l’opuscule, ce qui, en effet, peut être un peu rebutant pour certains. On a beaucoup présenté ces 3 ₯ comme une mesure en faveur des libraires. J’y vois surtout une mesure absolument défavorable aux écrivains sans éditeurs. On pourrait m’objecter qu’un écrivassier ne devient véritablement écrivain qu’après avoir été distingué par un éditeur. Sans doute cela fut-il vrai, mais en des temps, désormais révolus, où le complexe éditorial n’était pas encore cet ennemi déclaré des livres, de leurs auteurs et des lecteurs qu’il me paraît être devenu. (Je ne parle pas de mon cas, bien sûr, et je ne voudrais pas qu’on croie que je me prends pour l’un de ces auteurs incompris, injustement laissés dans l’ombre par un siècle obscur : je tiens plutôt de l’écrivain médiocre et qui s’entête.) De toute façon, s’il est un objet dont le prix, nécessairement arbitraire, ne correspond à aucune réalité objective et n’est la traduction numéraire d’aucune valeur exactement déterminable, c’est bien le livre ! Après tout, les œuvres complètes du dieu des mahométans, dont le premier copiste ne savait ni lire ni écrire, peuvent s’acquérir pour le même prix qu’un livre de recettes sur les mille et une façons d’accommoder le porc.
* Renaud Camus, La Destruction des Européens d’Europe, Éditions du Château, 2024, p. 155.
11.V.2024